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Under the northern skies
Le Labrador, c’est strictement trichromique : blanc, bleu, vert. Les reliefs montagneux sont couverts d’épinettes d’un bout à l’autre du pays, et de neige pendant une bonne moitié de l’année. Le ciel semble s’être rabattu sur ce morceau de planète, côte océanique, estuaires, lacs, rivières à la fois amples et rapides sont des fragments du firmament tombés sur la Terre. La rocaille apparente peut être soit d’un beige pâle ou d’un gel nacre presque blanc, soit d’un gris-bleu schisteux ou d’un jaune ocre un peu verdâtre selon les positions du soleil. Blanc, bleu, vert. C’est comme un emblème, un étendard. Ce sont évidemment les couleurs du drapeau du Labrador.
Ici, cartes et territoires coïncident d’une façon éminemment naturelle, elles sont des émanations l’une de l’autre, tout comme je suis l’extension du Vaisseau-Mère, et qu’il est ma prothèse.
Le Dodge Caravan n’est pas un véhicule tout-terrain, et il est lourdement chargé, ma manœuvrabilité est réduite dans ce paysage de plus en plus rude. Je parviens à suivre quelques pistes, des rows, des sentiers tout juste praticables, parfois encore recouverts d’une épaisse couche de givre, je suis souvent forcé de faire demi-tour dans des conditions limites.
Nous campons au bord des rivières, sur des cols de montagnes, au milieu des forêts, en fait je me contente de tracer quelques cercles plus ou moins concentriques autour de la ville de Natashquan, je pousse parfois en direction de Kagaska, ou de La Romaine, même sur le littoral je ne peux guère aller plus loin.
J’évite les rares terrains de camping déjà ouverts, nous sommes dans la morte-saison, et je sais que le douanier américain a noté la présence de la tente, de l’abri démontable, des divers ustensiles et outils nécessaires à la vie sauvage. Et si le douanier américain les a vus, les hommes en costume sombre l’ont appris de sa bouche.
J’évite par conséquent les sites notés dans le guide touristique de la Province, et tous les points les plus faciles d’accès, à de rares exceptions près.
Je veux qu’ils me pistent.
Pas qu’ils me trouvent.
Pas encore.
Ça y est, nous sommes désormais sous le ciel du Nord, près du point de rendez-vous, nous sommes au nord du ciel, là où nous allons quitter notre enveloppe terrestre.
Un jour, peut-être, quelqu’un contera cette histoire de deux anges, l’un tombé d’un vaisseau spatial, l’autre d’une tour implosive.
Un jour, peut-être, on saura dire ce qui s’est vraiment passé entre cet homme qui n’était pas un homme et cette petite fille qui n’était plus une petite fille.
Un jour, peut-être nous pardonnera-t-on.
Un jour, peut-être parviendra-t-on même à nous oublier ?
Peut-être parviendrons-nous à partir sans que personne apprenne quoi que ce soit, pas même ces hommes qui nous pourchassent. Peut-être finirons-nous par ne plus avoir existé ici-bas ?
Alors les journées d’avril passent, lentement, à la frontière des deux provinces, chaque jour ou presque je monte et démonte la tente, déplace le véhicule de trente ou quarante kilomètres et recommence. Nous vivons au fil du temps, au sens météorologique. Nous vivons en suivant de tous nos corps le réchauffement insensible qui, chaque jour, fait grimper la température d’une fraction de degré Celsius. Nous vivons avec le printemps natif comme compagnon, comme gardien, comme éclaireur.
Lorsque le mois tire à sa fin, ma décision est fermement assurée.
Je me doute qu’en à peu près quatre semaines, les hommes du gouvernement américain sont très probablement parvenus à détecter mon retrait de carte de crédit à Tadoussac. Ils doivent déjà être sur place. Ils doivent patrouiller dans la région. Ils ne tarderont pas à parvenir jusqu’à Natashquan.
Ils ne tarderont pas à pousser jusqu’à Fermont.
Ils ne tarderont pas à se rapprocher dangereusement de moi.
Dangereusement, pour eux.


J’ai pris la 389 à Baie-Comeau, comme prévu. Je regardais un peu fébrilement à droite et à gauche, dans le rétroviseur, partout, à la recherche de leur présence sur la route, dans un parking, au bord d’un trottoir, sur un sentier forestier.
Ils n’étaient nulle part, ou alors ils se cachaient rudement bien, aussi bien que nous, aussi bien que des aiguilles dans un tas d’aiguilles.
Je ne devais pas perdre de vue un seul instant qu’il s’agissait de professionnels.
Je ne devais pas perdre de vue un seul instant que j’en étais un, moi aussi.
J’ai attaqué la 389, le cruise-control bloqué juste en dessous de la vitesse limite. Aucune erreur, jamais, c’est très simple. Il suffit d’être plus machinique que n’importe quelle machine. J’allais rouler quelques jours pour arriver à Fermont, histoire de contrôler la sûreté de l’opération, en clair : détecter les SUV noirs et les types en costume derrière leurs vitres fumées, j’avais déjà en tête toutes les manœuvres défensives possibles, les itinéraires de secours, les déviations à emprunter.
Ensuite, repérage systématique des lieux. Mise en mémoire cartographique.
Enfin, mon plan serait de passer au Labrador, par Wabush, et d’y attendre les ultimes instructions.
Je maintiendrais la distance avec les chiens de chasse officiels. Mais je leur laisserais croire qu’ils m’avaient définitivement pisté.
Ce qui était exact, en quelque sorte.
J’éprouve une forme un peu ironique de compassion à leur égard, en songeant à ce que cela signifie vraiment.


Le 1er juin au matin, tel que prévu, nous parvenons à Fermont. Je décide de traverser la ville en tous sens, calmement, afin de la cartographier mentalement, selon le processus habituel, ne jamais oublier que je suis une carte, une machine qui décode-enregistre, puis j’élargis progressivement les cercles autour de la cité. Je veux tout savoir de ce petit morceau du Bouclier canadien, je veux tout savoir de cette minuscule portion de la planète, cette planète que nous allons quitter. Et si je veux tout connaître de lui, ce petit bout de planète, c’est parce que c’est ici le point de rendez-vous final. Le point de rendez-vous pour l’ultime course vers les étoiles.
Cela ne se passera pas en pleine ville, bien sûr, mon inspection des lieux se focalise exclusivement sur la présence ou non des hommes en costard sombre.
Le rendez-vous aurait lieu quelque part dans la nature la plus sauvage aux alentours de la ville.
Les alentours, dans un pays comme le Canada, ça peut vouloir dire cent kilomètres, voire le double, et même plus, je devais me tenir prêt à toute éventualité, y compris celle de devoir pénétrer profondément à l’intérieur du Labrador. Je roulais donc des jours entiers aux « alentours de la ville ».
Tout était possible, car tout avait été prévu. Planifié à la micro-seconde près par les intelligences artificielles du Vaisseau-Mère.
Tout était en mesure d’advenir, donc.
Dont le miracle, la merveille, la lumière qui descendrait du ciel pour nous y conduire.
On était le 5 juin au soir, j’avais décidé de franchir la limite provinciale et de trouver un motel sur la route, passé Wabush, quelque part au bord de la rivière Churchill.
Le lendemain, le 6, ce serait son anniversaire. Je voulais que nous soyons plus que jamais les aiguilles immergées dans le monde des aiguilles, pour ce jour exceptionnel.
Ce serait son dernier anniversaire sur la Terre. Je pouvais lire dans ses yeux qu’elle le comprenait parfaitement. Ce serait son dernier anniversaire de petite fille, son dernier anniversaire d’humaine terrestre.
Nous le fêterions au cœur de cette terre que nous allions quitter à jamais.
Nous ignorions que le ciel se mettrait de la partie.


Cela commence par une onde. Des électrons. L’atmosphère en semble saturée. Je perçois le faisceau d’un champ magnétique singulier qui me traverse sans cesse, comme s’il était partie intégrante de mon propre corps.
Avant que le phénomène ne devienne visible, je lève les yeux vers le ciel, dans l’attente de l’événement.
Lucy suit des yeux mon regard, la direction qu’il indique, là-haut, au zénith, quelque part au milieu des myriades d’astres constellés.
– Déjà ? demande-t-elle à voix basse.
Je lui souris.
Non. Ce n’est pas encore l’heure de la lumière qui descendra du ciel pour nous conduire.
C’est le moment où le ciel va s’emplir de lumière pour tout nous donner d’un seul coup, une dernière fois.
La Beauté, ce don de la Grâce, vient nous rendre visite, nous souhaiter bonne chance, nous emplir de ses merveilles.
Aurora borealis. La lumière magnétique, celle qui surgit du Pôle, traverse la stratosphère arctique pour se déployer aux limites de l’orbite terrestre en une cinématurgie de nuées et de couleurs qui n’appartiennent plus vraiment à ce monde.
Elle arrive pour nous dire que nous sommes sur le point de partir, que nous sommes plus proches d’elle que de n’importe quel endroit du globe. Puisqu’elle est le globe, qu’elle en provient, qu’elle le circonscrit, et qu’elle y replonge.
Une éruption de particules chargées électriquement. Un déploiement aérosol de lumière à travers les cieux. Une pluie de rayons qui nous inondent.
L’aurore boréale est un cas un peu particulier de météorologie.
La météorologie de l’électromagnétisme.
Toutes les formes possibles. Toutes les teintes imaginables, et même d’autres.
Des couches superposées de cyan phosphorescent, de jaune aurifère, de violet aux limites de l’ultra se configurent progressivement, ou par brusques transmutations, en des couronnes géantes où s’irisent des milliards de plaquettes turquoise, des efflorescences cobalt surgissant en plein milieu d’une averse de radiations argentées se mêlent à des octopodes vibrant de mille nuances de lapis-lazuli, des vagues concentriques comme taillées dans le quartz le plus pur s’entrouvrent pour laisser glisser des flottilles de stratus orangés et de cirrus roses, des luminescences émeraude formant de vastes spirales verticales se disséminent dans un ciel de traîne surchargé d’or électrique, de longs sillages de poudre rutilante érigent des colonnes d’un feu solaire puis se diffractent en incendies qui consument des constellations entières, des murs de cuivre martelé émettent des sources de sulfure et des nuées de glace bleu titane, des drapés de saphir ruissellent sur des anneaux torsadés dans un bronze lunaire et dont le centre palpite d’un noir d’encre plus profond que la nuit.
Des structures monochromes surgissent, par moments, d’étranges rosaces d’albâtre, des grilles de nacre, des murailles de fluor, des hélices de diamant.
Le phénomène est tridimensionnel, les reliefs, les profondeurs, les saillies, les trous, tout conforte l’idée qu’un monde réel est en train d’entrer en collision avec le nôtre.
Chaque variation, chaque mouvement, chaque apparition/disparition indique une perturbation particulière du champ électromagnétique.
Une aurore boréale est une carte. Elle donne à lire le territoire quantique de la Terre. Elle donne à voir la Terre sur l’écran du ciel, elle donne à voir le ciel lorsque la Terre monte jusqu’à lui.
Elle est le secret caché au cœur de la Terre qui se dévoile par le don de la Beauté.
Elle est là pour nous.
Pour nous seuls.