Troisième jour : la Plage
La ville s’appelait Viareggio. C’était bien une de ces villes moyennes qui servent de contreforts commerciaux, financiers et industriels aux stations balnéaires qui s’échelonnent tout le long de la côte toscane. Je dénichai un plan de la cité, tout était orienté vers la mer, le môle, les plages.
Une large et très longue passeggiata partait du Tito del Molo et longeait plusieurs hôtels de luxe d’un côté, comme le grand hôtel Royal, ou le Président, et de l’autre les multitudes de bagni aux couleurs vives, aux architectures de dessin animé, assemblages hétéroclites de faux baroque, faux babylonien, faux byzantin, faux colonial, faux gothique, faux mauresque, faux classique, faux ultra-moderne, faux antique, faux n’importe quoi.
Les dénominations évoquaient un panthéon de comic books italiques, Nettunio, Oceano, Margherita, Paradiso, L’Altro Mare, Marco Polo, Aurora, Italia, Milano, Roma, Raffaello, Florida, Veneto…
Chaque bagno correspondait à une portion de plage, vous payiez un droit d’entrée pour disposer d’une chaise longue, obligatoire, le reste, sodas, cappuccinos, sandwichs, pointes de pizza, restait à la discrétion de l’établissement.
J’ai d’abord marché le long de la passeggiata jusqu’à son terme ou presque avant de faire demi-tour à la recherche de l’établissement de bains idéal, j’ai constaté que les simulacres stylistiques dont ils étaient faits épuisaient par leur diversité leur singularité à tous, puis j’ai opté pour l’Oceano.
L’Océan, c’était à peu près la seule chose concrète à ma portée, c’est un terme générique, tout comme moi, j’étais juste un homme.
Un homme face à l’océan.
Le soleil cognait déjà bien dur sur le sable qui devint brûlant dès le début de l’après-midi. Dans deux ou trois semaines, vers onze heures du matin, il serait déjà une étendue aveuglante de silice ardente.
La plage était presque déserte, tous les bagni n’étaient pas encore ouverts, la circulation sur la passeggiata était très fluide, seule la rythmique liquide du ressac sur le sable se faisait entendre, avec ses infimes décalages dans le temps, et ses variations d’intensité à peine sensibles.
J’ai regardé vers le môle, de rares silhouettes s’y promenaient, j’apercevais les mâts de quelques voiliers de plaisance et la haute coque métallique, gris-bleu titane, d’un vieux cargo dont je distinguais nettement le pavillon de complaisance des Bahamas flotter à la proue. Quelques oiseaux tournoyaient en flottilles ailées autour du petit port, mouettes, goélands, un vol d’albatros franchit l’espace d’un trait noir en direction du large.
Les chaises longues alignées sur des hectares de sable, imprimées aux couleurs caractéristiques de chaque bagno, évoquaient une œuvre de land art dans laquelle toute présence humaine se révélait en effet superflue, voire inesthétique. Les quelques silhouettes qui, comme moi, sirotaient une boisson gazeuse en se faisant griller par le soleil n’étaient pas assez nombreuses, isolées, dispersées, éloignées les unes des autres, pour former autre chose que des extensions prothétiques des armées de chaises longues et de parasols, de simples ombres immobiles pour chacune. En imaginant la scène, je m’étais dit que la foule des vacanciers qui se presseraient ici dans deux semaines environ formeraient du coup un autre type d’œuvre moderne, une forme balnéaire de body art géant où les hommes eux-mêmes seraient aussi nets, parfaits et identiques que les chaises longues et les parasols.
Dans le ciel toujours aussi violemment monochrome, seule la trace poudreuse et scintillante d’un avion volant à haute altitude venait inscrire un phénomène dont le mouvement était tout juste perceptible. Les hautes températures estivales créaient un globe invisible autour de vous, une sphère de gaz chauds, de lumière, de particules de sable blanc en suspension dans l’air saturé de couleurs portées à incandescence.
Les heures passaient en un continuum à la perfection rectiligne, j’observais le mouvement des navires au loin, je contemplais la blancheur légèrement corail du sable, je plongeais mon regard dans les diverses densités de bleu et de vert de ce bout de Méditerranée, je le perdais ensuite dans l’azur tyrannique du ciel, puis je recommençais. Je n’avais rien d’autre à faire qu’à laisser ce monde s’imprimer en moi.
Aux heures les plus noires de la nuit un « je » qui n’était pas tout à fait moi viendrait réinscrire le processus sur une sorte de livre en formation.
Sable, mer, ciel, soleil. Les éléments fondamentaux forment ici le quadrant cardinal de cette existence qui n’en est pas encore une. Ils semblent bien en mesure d’indiquer la présence d’un monde. Ils sont comme une rose des vents inscrite sur une boussole où ne manque que l’aiguille indiquant la direction du pôle magnétique.
Mais je sais que cette aiguille, ce pôle, cette aimantation magnétique c’est ailleurs qu’ils se trouvent. Ils se trouvent sur l’interface de ce monde de sable/mer/ciel/soleil, ils se trouvent dans le monde d’après minuit, ils se trouvent dans le monde de feu/fer/abîme/ténèbres d’où l’écriture vient révéler toute la lumière de l’autre monde qu’il contient, sans pouvoir la retenir.
Je ne sais d’où surgit ce savoir, peu importe, sûrement de cette confrontation quadriplice à la fois disjointe et synthétique de la lumière et de la nuit.
Mais je sais que tout ce que le monde imprime en moi donne à mon cerveau l’impulsion nécessaire pour inscrire mon identité inconnue sur quelque plage mystérieuse où les traces de mes pas, visibles, où les signes griffonnés par mes doigts, lisibles, donneront enfin sens et cohérence à ce que je ne suis pas encore.
Les heures passent, glissent sur les vagues du temps, comme ces surfeurs que j’aperçois là-bas, un peu plus au sud, au-delà du môle. Ma vie n’est encore qu’une gerbe de gouttelettes d’écume éjectées par le rouleau et la planche qui s’y introduit.
Les heures passent, je les laisse passer, trains fantômes dont je perçois les lumières disparaître une à une à l’horizon.


Le bleu du ciel virait très graduellement vers un intense gris cobalt teinté d’indigo, le soleil descendait sur l’horizon comme un météore anesthésié, le sable prit une teinte jaune-rose, puis d’un orange vif. La mer elle-même prit feu. C’était un banal crépuscule sur l’univers marin. C’était un cliché, une carte postale parmi des millions d’autres du même genre. On devait en vendre tout au long de la passeggiata. C’était une image de vacances, une icône fondamentale de l’ère des loisirs. C’était l’esthétique révélée d’un monde où le soleil ne se couche jamais, pour personne, nulle part.
Mais c’était mon cliché, ma carte postale, mon image d’Épinal, mon icône publicitaire. C’était mon monde.
Rien ni personne ne pourrait interférer entre ce qui restait de moi et ce qui restait de ce jour, rien ni personne ne pourrait obstruer de sa présence indésirable le regard de l’homme sans mémoire, braqué vers l’horizon où le soleil allait s’engloutir.
Rien ni personne ne pourrait s’interposer entre moi et la plage. Rien ni personne ne pourrait m’empêcher d’y attendre calmement la venue de la nuit.
Un minuscule nuage restait accroché au zénith, un flocon de cirrus égaré dans cette partie du ciel où il se disloquait avec lenteur.
La plage semblait suivre sa propre progression temporelle, étrangement, la mise au ralenti de l’univers permettait de mieux voir ce qui passait en un éclair tout comme ce qui mettait un temps immémorial pour ne serait-ce qu’amorcer un changement, une variation, un mouvement quelconque.
La plage fonctionnait telle une sorte de révélateur chimique. Elle était bien un instrument, elle.
Voilà. C’était le réel. C’était la ville. La cité de Viareggio, Toscane, Italie. C’était la Plage. La Passeggiata. Le Tito del Molo. La pinède qui s’étendait au-delà.
Ma maison. La maison de quelqu’un qui pouvait à peine dire « moi ». La maison de cet « autre » que j’étais devenu.


Plongée dans le gris ardoise des dernières minutes du jour, la pinède plaque sa masse mordorée sur la terre, barrant l’horizon de ses solides frondaisons. J’aperçois de loin en loin, vaguement éclairés par un projecteur planté au sol, des baraquements multicolores qui abritent bicyclettes et tandems. Je comprends qu’il s’agit de petites agences de location de vélocipèdes de diverses natures, pour visiter le front de mer et le boisé qui fait face à la maison où « je » réside.
La maison où m’attend la machine à écrire.
La maison où mon « je » inconnu, mon « je-autre », m’attend, lui aussi.
Ils m’attendent tous les deux, ensemble. D’ailleurs, d’une certaine manière ne forment-ils pas une seule et même « entité » ?
La chambre est blanche comme la plage, elle en est comme une réplique habitable et meublée, elle est son reflet internalisé, son encagement dans une structure parallélépipédique. Elle ne tient plus à la surface d’un globe, mais à l’intérieur d’un cube.
Sa topologie est par conséquent différente, elle se structure maintenant sur les murs et le plafond, sans parler des pièces adjacentes, mais elle reste ce qu’elle est, ou plutôt ne cesse de devenir ce qu’elle est : la Plage, ainsi son identité est « métastable », un concept nouveau qui vient de surgir dans mon esprit, alors que je contemple la machine à écrire et la rame de papier, rangées côte à côte dans la valise ouverte au pied de mon lit.
Il y a des forces, des entités, des processus à l’œuvre.
La Plage, horizontale, semble paradoxalement l’axe pivotal de tout le reste. C’est par elle que l’interface entre jour et nuit peut se mettre en route, aplatie sur une sphère durant la journée, passé minuit elle éclate en surfaces opposées et intérieures d’un monde qui est sa réplique reformatée, la Chambre.
Et c’est bien moi l’interface entre ces deux « machines », c’est par moi que la « machine à écrire », la machine troisième qui se compose des deux autres et d’elle-même, parvient vraiment à l’existence, c’est-à-dire en inscrivant des mots sur du papier.
Je ne sais qui a conçu l’expérience dont je suis le cobaye involontaire, mais on dirait qu’il est en mesure de créer, et de détruire, ce monde à sa guise.
On dirait en tout cas qu’il fait tout pour qu’on soit forcé de le croire.