19
Le monde en blanc et blanc
Je suis de retour. La lumière. La blancheur éclatante de la lumière. Chez moi. Le Vaisseau-Mère. Lumière blanche, chaleur blanche, j’aperçois à peine mon propre corps, mais je sens sa chaleur, sa chaleur si blanche. Le transfert s’est déroulé à la perfection.
Chez moi. De retour. Enfin. Je me trouve encore dans la salle de réassemblage. Une heure ou deux de contrôle biologique général. Mais c’est mon corps d’origine.
Je suis de retour. At home.
Et très bientôt je retrouverai Lucy. J’ai réussi. Je suis de retour. Ma fille a pris son aller simple. Tout est blanc, tout est lumineux, même mon corps.
Tout est blanc, tout est lumineux, même l’homme qui me regarde.
L’homme qui me parle.
L’homme dont je comprends le langage mais qui ne devrait pas être ici. L’homme qui ne peut exister mais dont je comprends le langage.
Le langage des humains de la Terre.
Tout est blanc, hyper-blanc, pourquoi l’agent de réception du Vaisseau-Mère me parle-t-il dans cette langue de la Terre, la langue qui domine cette Terre, en anglais ?
Je suis de retour.
Je suis de retour chez moi, dans la lumière blanche de la cuve de réassemblage génétique.
Je suis dans le Vaisseau-Mère. Nous sommes probablement en train de franchir l’orbite de Pluton et de nous extraire du Système solaire.
Alors pourquoi me parler dans ce langage perdu à des milliards de kilomètres ?
– Bonjour, docteur, comment vous sentez-vous maintenant ?
Tout est blanc, hyper-blanc dans la cuve d’assemblage, et cet homme me demande en anglais si je vais bien. Serais-je donc malade ? Alors pourquoi m’appeler « docteur », un titre qui n’a plus aucune signification chez nous depuis des milliers d’années ?
Tout est blanc et cet homme me regarde, me parle, me tient un discours à la fois absurde et sans le moindre intérêt.
Où est Lucy ? La sonde a-t-elle pu la saisir dans son faisceau ? Pourquoi ne me la présente-t-on pas ?
Où sont les membres de l’équipage chargés de la Mission ? Où sont mes chefs, où se trouve mon supérieur hiérarchique direct, mon « contact stellaire » ?
L’homme qui me regarde et me parle est revêtu d’une longue blouse blanche, comme celle d’un infirmier ou un toubib d’hôpital.
Ce n’est pas la procédure de rigueur dans le Vaisseau-Mère. Pourquoi s’obstine-t-il à m’appeler docteur ?
Je pressens que je suis tombé dans un piège. Mon traquenard s’est retourné contre moi, ce ne sont plus des hommes en costume sombre qui me pourchassent, ce sont des hommes en blouse blanche qui m’interrogent.
Je comprends alors en un éclair ce qui s’est produit, ce qui est en train de se produire, ce qui va inéluctablement se produire.
Ni prévu, ni planifié, ni visionné à l’avance.
Blanc, tout est blanc, la lumière est blanche, la chaleur est blanche.
La pièce carrée est blanche. Mon lit est blanc.
Je suis de retour.
De retour à la case départ.
Sauf que, cette fois, c’est fini, je ne pourrai jamais plus repartir. Ma dernière ré-incorpation a été utilisée pour rien. La balle reçue en pleine tête m’a plongé dans un coma suffisant pour que les systèmes de la sonde de transfert me croient mort et rapatrient d’urgence tous les nanocomposants de mon métabolisme extraterrestre.
Mais je ne suis pas mort.
Les humains m’ont réveillé. Ils m’ont extrait de mon état comateux. Ils ne savent pas ce qu’ils ont fait.
Je suis condamné à vivre ici, à y mourir, et à ne jamais revoir le Vaisseau-Mère ou Alpha du Centaure.
Désormais, et pour toujours, je suis un terrien, un simple humain.
Je suis de retour à ma destination.


– Vous vous appelez James Curtis Williamson. C’est le seul et unique nom que vous ayez jamais porté.
L’homme en face de moi est ce jeune type que j’avais aperçu dans le Ford Expedition bleu marine et identifié instinctivement comme un médecin. Il est accompagné du type en costume noir, celui que j’avais vu la première fois au pied de la tour Nord et d’un très jeune homme, même pas vingt-cinq ans, vêtu d’un blouson de cuir d’aviateur et d’un blue-jean black-denim.
– Johnson Beaudry est détective privé. Voici son adjoint, Kevin Camposito. Dès le matin des attentats nous avons appelé chez vous, sans réponse. Vu que vous étiez alors apparemment dans un état stable, cela faisait un certain temps que nous ne nous rendions plus à votre domicile. Lorsque nous sommes arrivés, au milieu du chaos, nous nous sommes rendu compte que vous aviez complètement fortifié votre maison. Cela nous a mis la puce à l’oreille. C’est une de mes assistantes, vous la connaissez, Mlle Heidelberg, qui m’a suggéré de faire au plus vite appel à une agence privée de sa connaissance et de concentrer nos recherches sur les lieux de l’attentat.
Tout est blanc ici aussi. Aussi blanc que les salles de réassemblage génétique du Vaisseau-Mère.
Se pourrait-il qu’il s’agisse d’un test impromptu décidé par l’état-major de la Mission ?
L’homme continue son discours, imperturbable.
Tout est vraiment hyper-blanc, tout me démontre qu’il s’agit d’une simulation, une analyse post-opératoire, une séance de débriefing un peu hors du commun.
L’homme s’obstine à m’appeler « docteur », c’est platement absurde, c’est peut-être un indice laissé sciemment, pour vérifier mes capacités.
– Hormis le fait que ce que vous dites n’a strictement aucun sens, est-ce que vous seriez assez aimable pour me donner, vous, votre identité ?


Tout ici est hyper-blanc. Sa voix est blanche, blanche comme un ciel de nuit en plein milieu de l’Arctique. Bloomberg. Nathan. Daniel. Professeur titulaire de neuropsychiatrie. Je me souviens de son nom, c’est celui que j’ai entendu la nuit du départ manqué. Je comprends vaguement qu’il me « suit » depuis plusieurs années.
– Je sais, vous êtes à nos trousses depuis le jour des attentats.
Son rire aussi est blanc. Y a-t-il une seule chose qui ne soit pas de cette blancheur immaculée en ce bas monde ?
Sa parole est blanche comme la neige du Nord-Canada, son sourire est blanc comme l’ouverture béante d’un puits de glace, ma propre structure organique est recouverte d’une sorte de poudre opaline. Murs blancs, plafond et plancher blancs, lit blanc, lumière blanche.
La chaleur blanche est celle de mon propre corps.
C’est probablement le monde en son entier qui a pris cette teinte, recouvert d’un nuage planétaire formé de millions de Ground Zero, c’est toute l’humanité qui vit dans des labyrinthes souterrains où l’unique obscurité est celle qui naît de cette lumière blanche parfaitement isotopique.
Alors la parole blanche découpe l’espace de pointillés ivoirins, la voix est hyper-blanche, le discours est digital, c’est une suite numérique, ce sont des informations. Des informations médicales, sociales, juridiques, techniques. C’est sa vérité.
– Peu après l’effondrement de la tour Nord nous sommes retournés chez vous, toujours personne, nous ne sommes pas parvenus à entrer, même Johnson Beaudry a échoué dans ses multiples tentatives.
Je ne peux m’empêcher de sourire. Un détective privé ! Que croyaient-ils donc ? Qu’un simple flicard humain peut pénétrer à volonté dans le sanctuaire d’un Observateur ?
– Votre paranoïa a, semble-t-il, franchi un palier d’importance durant l’année 2001, mais vous êtes assez intelligent pour avoir réussi à nous cacher les symptômes les plus alarmants.
Mon sourire ne m’a pas quitté. Il ne me quittera plus durant l’entretien. Il ne me quittera plus, pour aucun entretien. Il ne me quittera plus jamais.
– Ensuite, avec Beaudry et son jeune adjoint nous avons sillonné tout Manhattan-Sud pendant des jours, puis nous avons couvert l’île entière. Nous sommes retournés à votre domicile, toujours inviolable. Le lendemain, une réunion s’est tenue au sein de mon équipe, avec la participation de Johnson Beaudry. Il ne restait plus beaucoup de solutions.
Mon sourire.
Plus blanc que la blancheur qui nous entoure de toutes parts. Mon sourire qui signifie clairement : vos « solutions » ne sont généralement qu’une nouvelle couche de problèmes.
C’est votre histoire, depuis les débuts ambulatoires de votre espèce.
Cette solution, je la connais, ce sont les deux Ford Yukon de couleur noire. Ce sont les émissions radio que j’ai captées dans la nuit, au cœur de la forêt. Cela s’appelle une agence gouvernementale.
Cela s’appelle le FBI.
– Vos G-Men n’ont pas réussi à empêcher que des avions de ligne se crashent dans les tours. Vous pensiez vraiment qu’ils pourraient nous empêcher de fuir le Ground Zero ? Vous croyez vraiment qu’ils étaient dans la capacité de nous empêcher de quitter ce Ground Zero géant qu’est en train de devenir votre monde ?
– Docteur Williamson, vous avez reçu un projectile dans la tête, vous avez failli mourir, heureusement un des G-Men – comme vous dites – a pu, avec mon aide, vous maintenir en vie, inconscient, jusqu’à l’arrivée des renforts.
Tout est encore plus blanc. Tout le sera toujours un peu plus.
– Pourquoi m’appelez-vous constamment « docteur » ?
– Mais parce que vous l’êtes, docteur ! Vous êtes un des physico-chimistes les plus réputés de la côte Est. Vous possédez aussi un doctorat de biochimie, vous avez suivi divers stages de médecine légale, et vous êtes titulaire d’un master en micro-électronique théorique, vous étiez un des plus brillants scientifiques de votre génération. Avant.
Mon sourire-banquise. Mon sourire zéro absolu.
– Avant quoi ?
L’homme venu de la blancheur m’observe attentivement durant de longues secondes.
– Peut-être, après tout, souffrez-vous d’une amnésie temporaire, la balle que vous avez reçue a tout de même produit quelques dégâts sérieux.
Mon sourire encore plus blanc, plus froid, plus absolu. Mes tissus cellulaires cérébraux devaient s’être réparés d’eux-mêmes avant l’arrivée de leurs foutus secours.
Désormais je commence à me faire une idée plus précise de qui s’est produit, où je me trouve vraiment, pourquoi, comment.
Je commence à comprendre pour de bon que le Vaisseau-Mère est très loin. Je commence à comprendre que je ne reverrai jamais ma fille. Je commence à comprendre que je suis pour toujours prisonnier de leur planète.
Mon sourire ne cesse d’émettre toute la blancheur dont ce monde se compose.
– Je ne souffre d’aucune perte de mémoire, celle-ci remonte beaucoup plus loin que vous l’imaginez.
– C’est vous qui imaginez qu’elle remonte aussi loin.
– Alors en ce cas dites-moi donc ce qui s’est passé avant, comme vous le disiez.
Une minute de silence dans le blanc absolu, je me rends compte que le « docteur » cherche ses mots.
Ces mots, ce sont d’abord des chiffres.
– 1997, docteur Williamson. Le 6 juin. Vers dix-huit heures trente. Sur une petite route au nord de l’État de New York, à l’ouest des Appalaches.
– Je connais bien ces montagnes, en effet.
– Justement non. Vous ne les connaissiez pas, ou fort mal. Vous avez eu un accident de voiture.
– Et c’est ce qui, selon vous, aurait provoqué mon amnésie ? Alors que je me souviens de tout le reste ? C’est une blague de carabin, mais pas très bonne.
– Ce n’est pas une blague, et cela n’a pas provoqué votre amnésie, cela a provoqué votre état actuel.
Ah oui, c’est vrai, schizoïdie maniaque à tendances paranoïaques.
– C’est la première fois que j’entends parler d’un accident de voiture qui envoie sa victime dans une institution psychiatrique.
Une nouvelle minute de blanc pur.
Pur, du grec pyros, feu.
– C’est vous qui conduisiez, docteur, le pick-up qui vous a percuté a catapulté votre Honda Accord à plusieurs mètres, vous avez été éjecté par le pare-brise, sans beaucoup de dommages corporels.
J’attends la suite, éjecté ou pas, polytraumatisé ou pas, quel rapport avec ma présence ici, quel rapport avec 2001 ?
Quelques secondes défilent dans un train de glace.
– C’est vous qui conduisiez, docteur, mais vous aviez deux passagers avec vous. Deux passagers qui n’ont pas eu la même chance que vous.
Une sorte d’onde de choc me traverse de part en part, une onde très blanche, plus blanche encore que mon corps, plein de cette chaleur blanche.
– Vous vous souvenez maintenant, docteur ?
De quoi veut-il que je me souvienne, que souhaite-t-il que j’invente, que j’improvise, pour lui faire plaisir ?
Mon sourire est un astre. Un astre vers lequel tout mon être se distend.
– Docteur… le 6 juin 1997, vous, votre femme et votre fille avez été percutés par un ouvrier ivre au volant d’un gros pick-up de chantier, vous avez survécu, mais votre femme et votre fille sont toutes deux décédées dans l’accident. La voiture a pris feu, vous n’avez rien pu faire pour elles. Les premiers symptômes psychotiques sont apparus assez vite, en quelques mois, vous avez dû quitter votre poste de recherche en 1998, vous avez consulté chez nous au début de l’été, le 7 juin très exactement, je pense que c’est une date qui doit vous dire quelque chose…
Je regarde l’homme en blouse blanche. Rien de ce qu’il dit ne tient une seule seconde. En 1998, j’ai accompli plusieurs voyages de travail en Floride et au Texas, en tout cas jamais vers la frontière canadienne.
Ici, tout est blanc. Tout est blanc comme le mensonge. Tout est blanc comme un ciel qui camouflerait ainsi l’arrivée d’une lumière depuis l’espace.
Un accident de voiture. Ils n’ont rien trouvé de mieux ?
Je pense à ma fille qui vogue vers Alpha du Centaure, je me dis que nous avons juste eu le temps de nous faire nos adieux. Cette seconde sera gravée au fer rouge dans toutes les blancheurs psychiatriques, elle m’aidera à voyager avec elle dans le Vaisseau-Mère, à travers le vide intersidéral, au sein de l’obscurité jalouse de mes rêves.


Les jours passent dans le monde blanc des hommes en blouse blanche.
Chaque matin, Nathan Bloomberg vient me rendre visite. Il me parle. Il me raconte sa vérité. Il m’explique ce que je suis et ce que je ne suis pas.
Mon sourire est blanc pour toutes les éternités à venir.
Mon cerveau capte, décode, enregistre, comme à l’accoutumée. Il est un monde à l’intérieur de leur monde. Il est la cellule de liberté au centre de leur pénitencier thérapeutique.
Ce jour-là, Bloomberg arrive avec un lourd dossier en main.
À l’intérieur, hormis des dizaines de pages de rapports policiers, médicaux, judiciaires et autres, il y a des lots de photographies.
Ce sont des clichés qui ont été pris dans ma maison de Walker Street peu après notre départ des lieux.
– Vous reconnaissez cette pièce ?
C’est le grenier bas de plafond où se concentraient tous mes systèmes de télésurveillance.
J’ouvre mon sourire plein de cette blancheur invisible.
– Les toilettes du Smithsonian Institute ?
Mon sourire sera inamovible jusqu’à la fin de cet univers, jusqu’à la fin de leur petit monde, jusqu’à la fin, en tout cas, de ma propre personne.
Mais ma « propre » personne n’a-t-elle pas déjà pris fin ?
– D’accord, nous reviendrons plus tard sur Walker Street. Vous n’ignorez pas que vous vous êtes rendus jusqu’au Labrador, au Canada, je pense ?
– Évidemment. C’était notre point de rendez-vous avec la sonde.
Un léger soupir, repris par un sourire un peu forcé.
– Nous avons retrouvé des binoculaires militaires quelque part entre la Kanairitkok et le Smallwood Reservoir.
– Ah ? Et bien sûr, personne d’autre dans le coin n’est susceptible de posséder un tel objet, et de le perdre. Il n’y aucun chasseur de gibier, au Labrador, c’est bien connu.
– Les lunettes n’étaient pas seules, docteur, il y avait un autre objet à proximité. Il fait aussi partie des pièces à conviction.
Je savais pertinemment de quoi il parlait. Lorsque l’incorporation du système de transfert portatif est achevée, que la transportation luminique s’effectue, l’architrave externe du système, épidermique, désormais inutile, est abandonnée sur le sol. Ce ne sont plus que des composants électroniques qui ne présentent aucun usage connu aux yeux d’humains comme eux. S’ils veulent comprendre à quoi ça sert, et comment ça marche, il va leur falloir quelques millénaires de stage intensif.
Alors je mens, sans la moindre vergogne.
– Un objet ? Et quel genre d’objet ?
– C’est justement ce que nous voudrions comprendre. Nous savons qu’il est de votre conception, vos empreintes sont partout.
J’arme un sourire presque désinvolte.
– Vous ne pourrez pas.
– La question que nous nous posons c’est : quelqu’un le pourrait-il ?
Je discerne le sarcasme à peine voilé. Les « quelqu’un » qui seraient en mesure de lui répondre et de lui fournir le mode d’emploi exact de la machine se chiffrent par milliards, et plus encore, dans la partie de la Galaxie que nous contrôlons.
– Bien sûr. Vous ne comprenez pas comment ça marche, donc personne ne le pourrait.
L’ironie de la foi face au sarcasme du scepticisme.
– Non. En fait, c’est un peu plus simple que ça. Après étude, il apparaît que cet assemblage de composants informatiques ne peut servir à rien. Aucune utilité. Aucun usage. Aucune logique.
J’ai émis un rire très blanc, plus blanc qu’une lumière descendue du ciel.
– Des usages que vous ignorez. Une utilité qui vous échappera longtemps. Une logique qui vous dépasse de plusieurs millénaires. Que saurait faire une tribu du paléolithique d’un de vos ordinateurs personnels, un totem ?
L’homme ne rit pas mais amorce un sourire, moins sarcastique, je sens presque une forme de compassion. Sa compassion, il peut se la carrer profondément dans ce qui lui tient lieu de fondement sur lequel il est assis.
– Vous pourriez nous expliquer en deux mots à quoi ça sert et comment ça marche, docteur Williamson ?
– Oui, je le peux. C’est grâce à cet appareil que ma fille a pu rejoindre la sonde de transfert puis le Vaisseau-Mère.
Un long soupir.
– Docteur Williamson, je connais par cœur vos étranges obsessions mais vous savez comme moi qu’il n’existe ni sonde de transfert ni Vaisseau-Mère en orbite autour de Jupiter.
– L’anneau des Astéroïdes, je corrige instantanément. Et si vous n’avez pas vu la lumière dans le ciel, c’est que votre myopie vous conduit droit à la cécité absolue.
– Lumière ? Quelle lumière ? De quoi voulez-vous parler ?
Cette fois, le long soupir est expiré par ma bouche.
– Vous ne verriez pas votre propre soleil exploser, à quoi bon ?
Il s’écoule une ou deux minutes de silence, puis la blancheur s’énonce à nouveau :
– Tout à l’heure vous avez dit « votre fille » à propos de Lucy Skybridge. Vous comprenez bien, j’espère, que ce type d’assertions va aggraver votre cas, surtout pour les gars du FBI. Vous avez commis plusieurs crimes fédéraux, usage de faux passeports, franchissements illégaux de frontières, sans compter le présumé kidnapping, vous avez juste de la chance que notre équipe sache à quoi s’en tenir avec vous. Notre défense s’appuiera sur plusieurs années d’études approfondies de votre cas.
– Oui, je sais, schizoïdie majeure avec tendances maniaques et paranoïdes. Cela sonne bien, je dois dire. Permettez-moi simplement de vous dire que votre locution « kidnapping » est tout bonnement risible. Dites-moi un peu, on kidnappe une enfant lorsqu’on la sauve d’une tour en feu ?
– Le FBI pense que vous avez probablement récupéré cette fillette au bas des tours effondrées et que vous l’avez manipulée psychologiquement pour qu’elle vous suive. Sa mère est morte dans la tour Nord.
– La tour Nord, oui, je connais bien. C’est là que j’ai « kidnappé » ma fille, comme vous dites.
– Ce n’est pas votre fille.
– Elle l’est devenue ce jour-là.
Le professeur Bloomberg se penche vers moi, la compassion a envahi son visage blanc comme la mort.
La mort est d’une compassion infinie.
– Docteur Williamson, vous ne vous souvenez vraiment de rien ? De rien avant le 11 septembre ?
Cette fois, comment réfréner mon éclat de rire ?
– Vous avez pourtant retrouvé ma bibliothèque dans les Appalaches, m’a-t-on dit !
Les Truqueurs, fait rarissime, avaient raté leur opération. Les humains étaient arrivés avant eux. Ma bibliothèque était entre leurs mains, en saisiraient-ils seulement la valeur ?
– C’est exact mais…
– Alors lisez-la. Vous constaterez que non seulement elle couvre un bon millénaire mais qu’elle raconte des faits inconnus, qu’elle éclaire des mystères historiques, qu’elle apporte des points de vue inédits sur de nombreux événements.
– Docteur… je vais vous montrer les photos.
– La photographie n’existait pas avant 1840.
– Non. Mais elle existait à la fin du xxe siècle. Et c’est ce moment-là qui nous intéresse.
D’un geste souverain, le docteur Bloomberg ouvre son épais dossier et en étale le contenu sur la table qui nous sépare de sa blancheur étincelante.
Un lot de plusieurs dizaines de clichés qui luisent de toutes leurs couleurs artificielles sous l’éclairage monochrome albinos.
– Regardez cette série.
Mon salon, vide. Les murs entièrement recouverts de tous mes calculs, toutes mes équations paramétrant les futurs.
Je n’ai rien à lui dire à ce sujet, que pourrait-il comprendre à des mathématiques capables d’expliquer la physique interne des trous noirs ?
– Lorsque nous avons finalement fait appel au FBI, ils ont pu ouvrir la maison et ils ont trouvé ça.
– Je doute que cela leur soit de la moindre utilité.
– Docteur Williamson, ce ne peut être d’aucune utilité pour personne. Ces calculs sont aberrants. Ils ne calculent rien. Le FBI a fait venir des spécialistes. Ils sont formels.
– Ils calculent au moins le degré d’ignorance de ces fameux « spécialistes ».
Encore une ou deux minutes de latence.
Mon sourire ne m’a pas quitté un seul instant.
Une autre série de photographies : mon atelier de réincorporation.
– Ils ont également trouvé ça, à l’étage. C’est un laboratoire médical très sophistiqué.
Les Truqueurs avaient également foiré leur opération sur Walker Street, disons qu’ils n’avaient pu la mener à son terme. On constatait une substantielle baisse d’efficacité, la corporation n’était plus ce qu’elle était. Le laboratoire était en effet très sophistiqué.
– Oui, c’est clairement le moins qu’on puisse en dire.
– Écoutez-moi attentivement, docteur, les agents du FBI pensent que vous avez peut-être procédé à des expériences illégales sur la petite Lucy. C’est une accusation extrêmement grave.
Ah, ce sourire qui reste suspendu à mes lèvres, ce sourire par lequel j’inspire et j’expire toute la blancheur de leur monde. Des expériences illégales. Certes. Pour votre loi. Pas la mienne. C’est-à-dire la vôtre, si jamais vous êtes capables de vous réserver un futur.
– Ah, carrément. Une sorte de docteur Mengele, je présume ? Et ce sont mes manipulations qui ont fait qu’elle a disparu comme par enchantement, c’est l’évidence.
Mon sourire, toujours, mon sourire qui dit, à sa façon : enlevez « enchantement » et c’est vrai que vous auriez raison. C’est bien parce que j’en ai fait un être comme moi qu’elle a pu disparaître, c’est-à-dire apparaître dans la sonde de transfert, quelque part au nord du Ciel. L’enchantement, c’est justement qu’elle est parvenue à vous échapper, à s’échapper de votre monde. Elle est partie. Vous ne la retrouverez jamais.
– Docteur Williamson, cette disparition inexpliquée aggrave votre cas, j’ose espérer que vous vous en rendez compte.
Mon sourire, toujours plus blanc, bien plus blanc que cette pièce, que leur monde en son entier, plus blanc que les nuages de poussière qui s’étaient élevés du Ground Zero.
– Elle n’a pas disparu au sens où vous l’entendez, d’ailleurs, vous-même comme les agents du FBI et les gardes forestiers, vous l’avez tous vue s’enfuir à travers la forêt.
– C’est justement le problème principal, aucun d’entre nous ne peut jurer formellement avoir vu cette fillette, encore moins l’avoir vue disparaître. Si jamais elle s’est noyée dans la rivière ou dans le réservoir, son corps sera retrouvé un jour ou l’autre, et vous devrez alors en assumer les conséquences.
Les conséquences !
Les conséquences de mes actes, je les assume depuis que des bipèdes lobotomisés ont fait s’effondrer les tours, et que je suis parti à la rencontre de mon destin, c’est-à-dire de Lucy Skybridge et son départ vers les cieux, en échange de mon retour définitif sur sa Terre d’origine. Je me souviens que dans la tour Nord, peu avant l’impact j’avais eu l’intuition d’un sacrifice imminent. Je savais que cela me concernerait au premier chef. En revanche, j’ignorais complètement que mon sacrifice ne passerait pas par ma mort mais au contraire par ma survie.
– Lucy n’est ni dans la rivière, ni dans le réservoir, ni ailleurs sur cette Terre, il faudra bien que vous vous fassiez une raison.
Bien sûr, ils ne se feront jamais une raison, ils n’admettront jamais que ce qui est impossible pour eux est un mode de vie pour des êtres venus d’ailleurs, ils ne voudront jamais comprendre comment ma fille est partie, aspirée par un champ de traction luminique dans la sonde de transfert avant de retourner jusqu’au Vaisseau-Mère.
Ils ne voudront jamais accepter que je ne suis pas ce que je suis. Et qu’elle ne sera plus jamais ce qu’elle avait été.