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Le monde en blanc et
blanc
Je suis de retour. La lumière. La blancheur
éclatante de la lumière. Chez moi. Le Vaisseau-Mère. Lumière
blanche, chaleur blanche, j’aperçois à peine mon propre corps, mais
je sens sa chaleur, sa chaleur si blanche. Le transfert s’est
déroulé à la perfection.
Chez moi. De retour. Enfin. Je me trouve encore
dans la salle de réassemblage. Une heure ou deux de contrôle
biologique général. Mais c’est mon corps d’origine.
Je suis de retour. At
home.
Et très bientôt je retrouverai Lucy. J’ai réussi.
Je suis de retour. Ma fille a pris son aller simple. Tout est
blanc, tout est lumineux, même mon corps.
Tout est blanc, tout est lumineux, même l’homme
qui me regarde.
L’homme qui me parle.
L’homme dont je comprends le langage mais qui ne
devrait pas être ici. L’homme qui ne peut exister mais dont je
comprends le langage.
Le langage des humains de la Terre.
Tout est blanc, hyper-blanc, pourquoi l’agent de
réception du Vaisseau-Mère me parle-t-il dans cette langue de la
Terre, la langue qui domine cette Terre, en anglais ?
Je suis de retour.
Je suis de retour chez moi, dans la lumière
blanche de la cuve de réassemblage génétique.
Je suis dans le Vaisseau-Mère. Nous sommes
probablement en train de franchir l’orbite de Pluton et de nous
extraire du Système solaire.
Alors pourquoi me parler dans ce langage perdu à
des milliards de kilomètres ?
– Bonjour, docteur, comment vous sentez-vous
maintenant ?
Tout est blanc, hyper-blanc dans la cuve
d’assemblage, et cet homme me demande en anglais si je vais bien.
Serais-je donc malade ? Alors pourquoi m’appeler
« docteur », un titre qui n’a plus aucune signification
chez nous depuis des milliers d’années ?
Tout est blanc et cet homme me regarde, me parle,
me tient un discours à la fois absurde et sans le moindre
intérêt.
Où est Lucy ? La sonde a-t-elle pu la saisir
dans son faisceau ? Pourquoi ne me la présente-t-on
pas ?
Où sont les membres de l’équipage chargés de la
Mission ? Où sont mes chefs, où se trouve mon supérieur
hiérarchique direct, mon « contact
stellaire » ?
L’homme qui me regarde et me parle est revêtu
d’une longue blouse blanche, comme celle d’un infirmier ou un
toubib d’hôpital.
Ce n’est pas la procédure de rigueur dans le
Vaisseau-Mère. Pourquoi s’obstine-t-il à m’appeler
docteur ?
Je pressens que je suis tombé dans un piège. Mon
traquenard s’est retourné contre moi, ce ne sont plus des hommes en
costume sombre qui me pourchassent, ce sont des hommes en blouse
blanche qui m’interrogent.
Je comprends alors en un éclair ce qui s’est
produit, ce qui est en train de se produire, ce qui va
inéluctablement se produire.
Ni prévu, ni planifié, ni visionné à
l’avance.
Blanc, tout est blanc, la lumière est blanche, la
chaleur est blanche.
La pièce carrée est blanche. Mon lit est
blanc.
Je suis de retour.
De retour à la case départ.
Sauf que, cette fois, c’est fini, je ne pourrai
jamais plus repartir. Ma dernière ré-incorpation a été utilisée
pour rien. La balle reçue en pleine tête m’a plongé dans un coma
suffisant pour que les systèmes de la sonde de transfert me croient
mort et rapatrient d’urgence tous les nanocomposants de mon
métabolisme extraterrestre.
Mais je ne suis pas mort.
Les humains m’ont réveillé. Ils m’ont extrait de
mon état comateux. Ils ne savent pas ce qu’ils ont fait.
Je suis condamné à vivre ici, à y mourir, et à ne
jamais revoir le Vaisseau-Mère ou Alpha du Centaure.
Désormais, et pour toujours, je suis un terrien,
un simple humain.
Je suis de retour à ma destination.
– Vous vous appelez James Curtis Williamson.
C’est le seul et unique nom que vous ayez jamais porté.
L’homme en face de moi est ce jeune type que
j’avais aperçu dans le Ford Expedition bleu marine et identifié
instinctivement comme un médecin. Il est accompagné du type en
costume noir, celui que j’avais vu la première fois au pied de la
tour Nord et d’un très jeune homme, même pas vingt-cinq ans, vêtu
d’un blouson de cuir d’aviateur et d’un blue-jean black-denim.
– Johnson Beaudry est détective privé. Voici
son adjoint, Kevin Camposito. Dès le matin des attentats nous avons
appelé chez vous, sans réponse. Vu que vous étiez alors apparemment
dans un état stable, cela faisait un certain temps que nous ne nous
rendions plus à votre domicile. Lorsque nous sommes arrivés, au
milieu du chaos, nous nous sommes rendu compte que vous aviez
complètement fortifié votre maison. Cela nous a mis la puce à
l’oreille. C’est une de mes assistantes, vous la connaissez,
Mlle Heidelberg, qui m’a suggéré de faire au plus vite appel à
une agence privée de sa connaissance et de concentrer nos
recherches sur les lieux de l’attentat.
Tout est blanc ici aussi. Aussi blanc que les
salles de réassemblage génétique du Vaisseau-Mère.
Se pourrait-il qu’il s’agisse d’un test impromptu
décidé par l’état-major de la Mission ?
L’homme continue son discours,
imperturbable.
Tout est vraiment hyper-blanc, tout me démontre
qu’il s’agit d’une simulation, une analyse post-opératoire, une
séance de débriefing un peu hors du commun.
L’homme s’obstine à m’appeler
« docteur », c’est platement absurde, c’est peut-être un
indice laissé sciemment, pour vérifier mes capacités.
– Hormis le fait que ce que vous dites n’a
strictement aucun sens, est-ce que vous seriez assez aimable pour
me donner, vous, votre identité ?
Tout ici est hyper-blanc. Sa voix est blanche,
blanche comme un ciel de nuit en plein milieu de l’Arctique.
Bloomberg. Nathan. Daniel. Professeur titulaire de
neuropsychiatrie. Je me souviens de son nom, c’est celui que j’ai
entendu la nuit du départ manqué. Je comprends vaguement qu’il me
« suit » depuis plusieurs années.
– Je sais, vous êtes à nos trousses depuis le
jour des attentats.
Son rire aussi est blanc. Y a-t-il une seule chose
qui ne soit pas de cette blancheur immaculée en ce bas
monde ?
Sa parole est blanche comme la neige du
Nord-Canada, son sourire est blanc comme l’ouverture béante d’un
puits de glace, ma propre structure organique est recouverte d’une
sorte de poudre opaline. Murs blancs, plafond et plancher blancs,
lit blanc, lumière blanche.
La chaleur blanche est celle de mon propre
corps.
C’est probablement le monde en son entier qui a
pris cette teinte, recouvert d’un nuage planétaire formé de
millions de Ground Zero, c’est toute l’humanité qui vit dans des
labyrinthes souterrains où l’unique obscurité est celle qui naît de
cette lumière blanche parfaitement isotopique.
Alors la parole blanche découpe l’espace de
pointillés ivoirins, la voix est hyper-blanche, le discours est
digital, c’est une suite numérique, ce sont des informations. Des
informations médicales, sociales, juridiques, techniques. C’est sa
vérité.
– Peu après l’effondrement de la tour Nord
nous sommes retournés chez vous, toujours personne, nous ne sommes
pas parvenus à entrer, même Johnson Beaudry a échoué dans ses
multiples tentatives.
Je ne peux m’empêcher de sourire. Un détective
privé ! Que croyaient-ils donc ? Qu’un simple flicard
humain peut pénétrer à volonté dans le sanctuaire d’un
Observateur ?
– Votre paranoïa a, semble-t-il, franchi un
palier d’importance durant l’année 2001, mais vous êtes assez
intelligent pour avoir réussi à nous cacher les symptômes les plus
alarmants.
Mon sourire ne m’a pas quitté. Il ne me quittera
plus durant l’entretien. Il ne me quittera plus, pour aucun
entretien. Il ne me quittera plus jamais.
– Ensuite, avec Beaudry et son jeune adjoint
nous avons sillonné tout Manhattan-Sud pendant des jours, puis nous
avons couvert l’île entière. Nous sommes retournés à votre
domicile, toujours inviolable. Le lendemain, une réunion s’est
tenue au sein de mon équipe, avec la participation de Johnson
Beaudry. Il ne restait plus beaucoup de solutions.
Mon sourire.
Plus blanc que la blancheur qui nous entoure de
toutes parts. Mon sourire qui signifie clairement : vos
« solutions » ne sont généralement qu’une nouvelle couche
de problèmes.
C’est votre histoire, depuis les débuts
ambulatoires de votre espèce.
Cette solution, je la connais, ce sont les deux
Ford Yukon de couleur noire. Ce sont les émissions radio que j’ai
captées dans la nuit, au cœur de la forêt. Cela s’appelle une
agence gouvernementale.
Cela s’appelle le FBI.
– Vos G-Men n’ont pas réussi à empêcher que
des avions de ligne se crashent dans les tours. Vous pensiez
vraiment qu’ils pourraient nous empêcher de fuir le Ground
Zero ? Vous croyez vraiment qu’ils étaient dans la capacité de
nous empêcher de quitter ce Ground Zero géant qu’est en train de
devenir votre monde ?
– Docteur Williamson, vous avez reçu un
projectile dans la tête, vous avez failli mourir, heureusement un
des G-Men – comme vous dites – a pu, avec mon aide, vous maintenir
en vie, inconscient, jusqu’à l’arrivée des renforts.
Tout est encore plus blanc. Tout le sera toujours
un peu plus.
– Pourquoi m’appelez-vous constamment
« docteur » ?
– Mais parce que vous l’êtes, docteur ! Vous êtes un des physico-chimistes
les plus réputés de la côte Est. Vous possédez aussi un
doctorat de biochimie, vous avez suivi divers stages de médecine
légale, et vous êtes titulaire d’un master en micro-électronique
théorique, vous étiez un des plus brillants scientifiques de votre
génération. Avant.
Mon sourire-banquise. Mon sourire zéro
absolu.
– Avant quoi ?
L’homme venu de la blancheur m’observe
attentivement durant de longues secondes.
– Peut-être, après tout, souffrez-vous d’une
amnésie temporaire, la balle que vous avez reçue a tout de même
produit quelques dégâts sérieux.
Mon sourire encore plus blanc, plus froid, plus
absolu. Mes tissus cellulaires cérébraux devaient s’être
réparés d’eux-mêmes avant l’arrivée de leurs foutus secours.
Désormais je commence à me faire une idée plus
précise de qui s’est produit, où je me trouve vraiment, pourquoi,
comment.
Je commence à comprendre pour de bon que le
Vaisseau-Mère est très loin. Je commence à comprendre que je ne
reverrai jamais ma fille. Je commence à comprendre que je suis pour
toujours prisonnier de leur planète.
Mon sourire ne cesse d’émettre toute la blancheur
dont ce monde se compose.
– Je ne souffre d’aucune perte de mémoire,
celle-ci remonte beaucoup plus loin que vous l’imaginez.
– C’est vous qui imaginez qu’elle remonte
aussi loin.
– Alors en ce cas dites-moi donc ce qui s’est
passé avant, comme vous le
disiez.
Une minute de silence dans le blanc absolu, je me
rends compte que le « docteur » cherche ses mots.
Ces mots, ce sont d’abord des chiffres.
– 1997, docteur Williamson. Le 6 juin.
Vers dix-huit heures trente. Sur une petite route au nord de l’État
de New York, à l’ouest des Appalaches.
– Je connais bien ces montagnes, en
effet.
– Justement non. Vous ne les connaissiez pas,
ou fort mal. Vous avez eu un accident de voiture.
– Et c’est ce qui, selon vous, aurait
provoqué mon amnésie ? Alors que je me souviens de tout le
reste ? C’est une blague de carabin, mais pas très
bonne.
– Ce n’est pas une blague, et cela n’a pas
provoqué votre amnésie, cela a provoqué votre état actuel.
Ah oui, c’est vrai, schizoïdie maniaque à
tendances paranoïaques.
– C’est la première fois que j’entends parler
d’un accident de voiture qui envoie sa victime dans une institution
psychiatrique.
Une nouvelle minute de blanc pur.
Pur, du grec pyros,
feu.
– C’est vous qui conduisiez, docteur, le
pick-up qui vous a percuté a catapulté votre Honda Accord à
plusieurs mètres, vous avez été éjecté par le pare-brise, sans
beaucoup de dommages corporels.
J’attends la suite, éjecté ou pas, polytraumatisé
ou pas, quel rapport avec ma présence ici, quel rapport avec
2001 ?
Quelques secondes défilent dans un train de
glace.
– C’est vous qui conduisiez, docteur, mais
vous aviez deux passagers avec vous. Deux passagers qui n’ont pas
eu la même chance que vous.
Une sorte d’onde de choc me traverse de part en
part, une onde très blanche, plus blanche encore que mon corps,
plein de cette chaleur blanche.
– Vous vous souvenez maintenant,
docteur ?
De quoi veut-il que je me souvienne, que
souhaite-t-il que j’invente, que j’improvise, pour lui faire
plaisir ?
Mon sourire est un astre. Un astre vers lequel
tout mon être se distend.
– Docteur… le 6 juin 1997, vous, votre
femme et votre fille avez été percutés par un ouvrier ivre au
volant d’un gros pick-up de chantier, vous avez survécu, mais votre
femme et votre fille sont toutes deux décédées dans l’accident. La
voiture a pris feu, vous n’avez rien pu faire pour elles. Les
premiers symptômes psychotiques sont apparus assez vite, en
quelques mois, vous avez dû quitter votre poste de recherche en
1998, vous avez consulté chez nous au début de l’été, le
7 juin très exactement, je pense que c’est une date qui doit
vous dire quelque chose…
Je regarde l’homme en blouse blanche. Rien de ce
qu’il dit ne tient une seule seconde. En 1998, j’ai accompli
plusieurs voyages de travail en Floride et au Texas, en tout cas
jamais vers la frontière canadienne.
Ici, tout est blanc. Tout est blanc comme le
mensonge. Tout est blanc comme un ciel qui camouflerait ainsi
l’arrivée d’une lumière depuis l’espace.
Un accident de voiture. Ils n’ont rien trouvé de
mieux ?
Je pense à ma fille qui vogue vers Alpha du
Centaure, je me dis que nous avons juste eu le temps de nous faire
nos adieux. Cette seconde sera gravée au fer rouge dans toutes les
blancheurs psychiatriques, elle m’aidera à voyager avec elle dans
le Vaisseau-Mère, à travers le vide intersidéral, au sein de
l’obscurité jalouse de mes rêves.
Les jours passent dans le monde blanc des hommes
en blouse blanche.
Chaque matin, Nathan Bloomberg vient me rendre
visite. Il me parle. Il me raconte sa vérité. Il m’explique ce que
je suis et ce que je ne suis pas.
Mon sourire est blanc pour toutes les éternités à
venir.
Mon cerveau capte, décode, enregistre, comme à
l’accoutumée. Il est un monde à l’intérieur de leur monde. Il est
la cellule de liberté au centre de leur pénitencier
thérapeutique.
Ce jour-là, Bloomberg arrive avec un lourd dossier
en main.
À l’intérieur, hormis des dizaines de pages de
rapports policiers, médicaux, judiciaires et autres, il y a des
lots de photographies.
Ce sont des clichés qui ont été pris dans ma
maison de Walker Street peu après notre départ des lieux.
– Vous reconnaissez cette pièce ?
C’est le grenier bas de plafond où se
concentraient tous mes systèmes de télésurveillance.
J’ouvre mon sourire plein de cette blancheur
invisible.
– Les toilettes du Smithsonian
Institute ?
Mon sourire sera inamovible jusqu’à la fin de cet
univers, jusqu’à la fin de leur petit monde, jusqu’à la fin, en
tout cas, de ma propre personne.
Mais ma « propre » personne n’a-t-elle
pas déjà pris fin ?
– D’accord, nous reviendrons plus tard sur
Walker Street. Vous n’ignorez pas que vous vous êtes rendus
jusqu’au Labrador, au Canada, je pense ?
– Évidemment. C’était notre point de
rendez-vous avec la sonde.
Un léger soupir, repris par un sourire un peu
forcé.
– Nous avons retrouvé des binoculaires
militaires quelque part entre la Kanairitkok et le Smallwood
Reservoir.
– Ah ? Et bien sûr, personne d’autre
dans le coin n’est susceptible de posséder un tel objet, et de le
perdre. Il n’y aucun chasseur de gibier, au Labrador, c’est bien
connu.
– Les lunettes n’étaient pas seules, docteur,
il y avait un autre objet à proximité. Il fait aussi partie des
pièces à conviction.
Je savais pertinemment de quoi il parlait. Lorsque
l’incorporation du système de transfert portatif est achevée, que
la transportation luminique s’effectue, l’architrave externe du
système, épidermique, désormais inutile, est abandonnée sur le sol.
Ce ne sont plus que des composants électroniques qui ne présentent
aucun usage connu aux yeux d’humains comme eux. S’ils veulent
comprendre à quoi ça sert, et comment ça marche, il va leur falloir
quelques millénaires de stage intensif.
Alors je mens, sans la moindre vergogne.
– Un objet ? Et quel genre
d’objet ?
– C’est justement ce que nous voudrions
comprendre. Nous savons qu’il est de votre conception, vos
empreintes sont partout.
J’arme un sourire presque désinvolte.
– Vous ne pourrez pas.
– La question que nous nous posons
c’est : quelqu’un le pourrait-il ?
Je discerne le sarcasme à peine voilé. Les
« quelqu’un » qui seraient en mesure de lui répondre et
de lui fournir le mode d’emploi exact de la machine se chiffrent
par milliards, et plus encore, dans la partie de la Galaxie que
nous contrôlons.
– Bien sûr. Vous ne comprenez pas comment ça
marche, donc personne ne le pourrait.
L’ironie de la foi face au sarcasme du
scepticisme.
– Non. En fait, c’est un peu plus simple que
ça. Après étude, il apparaît que cet assemblage de composants
informatiques ne peut servir à rien. Aucune utilité. Aucun usage.
Aucune logique.
J’ai émis un rire très blanc, plus blanc qu’une
lumière descendue du ciel.
– Des usages que vous ignorez. Une utilité
qui vous échappera longtemps. Une logique qui vous dépasse de
plusieurs millénaires. Que saurait faire une tribu du paléolithique
d’un de vos ordinateurs personnels, un totem ?
L’homme ne rit pas mais amorce un sourire, moins
sarcastique, je sens presque une forme de compassion. Sa
compassion, il peut se la carrer profondément dans ce qui lui tient
lieu de fondement sur lequel il est assis.
– Vous pourriez nous expliquer en deux mots à
quoi ça sert et comment ça marche, docteur Williamson ?
– Oui, je le peux. C’est grâce à cet appareil
que ma fille a pu rejoindre la sonde de transfert puis le
Vaisseau-Mère.
Un long soupir.
– Docteur Williamson, je connais par cœur vos
étranges obsessions mais vous savez comme moi qu’il n’existe ni
sonde de transfert ni Vaisseau-Mère en orbite autour de
Jupiter.
– L’anneau des Astéroïdes, je corrige
instantanément. Et si vous n’avez pas vu la lumière dans le ciel,
c’est que votre myopie vous conduit droit à la cécité
absolue.
– Lumière ? Quelle lumière ? De
quoi voulez-vous parler ?
Cette fois, le long soupir est expiré par ma
bouche.
– Vous ne verriez pas votre propre soleil
exploser, à quoi bon ?
Il s’écoule une ou deux minutes de silence, puis
la blancheur s’énonce à nouveau :
– Tout à l’heure vous avez dit « votre
fille » à propos de Lucy Skybridge. Vous comprenez bien,
j’espère, que ce type d’assertions va aggraver votre cas, surtout
pour les gars du FBI. Vous avez commis plusieurs crimes fédéraux,
usage de faux passeports, franchissements illégaux de frontières,
sans compter le présumé kidnapping, vous avez juste de la chance
que notre équipe sache à quoi s’en tenir avec vous. Notre défense
s’appuiera sur plusieurs années d’études approfondies de votre
cas.
– Oui, je sais, schizoïdie majeure avec
tendances maniaques et paranoïdes. Cela sonne bien, je dois dire.
Permettez-moi simplement de vous dire que votre locution
« kidnapping » est tout bonnement risible. Dites-moi un
peu, on kidnappe une enfant lorsqu’on la sauve d’une tour en
feu ?
– Le FBI pense que vous avez probablement
récupéré cette fillette au bas des tours effondrées et que vous
l’avez manipulée psychologiquement pour qu’elle vous suive. Sa mère
est morte dans la tour Nord.
– La tour Nord, oui, je connais bien. C’est
là que j’ai « kidnappé » ma fille, comme vous
dites.
– Ce n’est pas votre fille.
– Elle l’est devenue ce jour-là.
Le professeur Bloomberg se penche vers moi, la
compassion a envahi son visage blanc comme la mort.
La mort est d’une compassion infinie.
– Docteur Williamson, vous ne vous souvenez
vraiment de rien ? De rien avant le
11 septembre ?
Cette fois, comment réfréner mon éclat de
rire ?
– Vous avez pourtant retrouvé ma bibliothèque
dans les Appalaches, m’a-t-on dit !
Les Truqueurs, fait rarissime, avaient raté leur
opération. Les humains étaient arrivés avant eux. Ma bibliothèque
était entre leurs mains, en saisiraient-ils seulement la
valeur ?
– C’est exact mais…
– Alors lisez-la. Vous constaterez que non
seulement elle couvre un bon millénaire mais qu’elle raconte des
faits inconnus, qu’elle éclaire des mystères historiques, qu’elle
apporte des points de vue inédits sur de nombreux événements.
– Docteur… je vais vous montrer les
photos.
– La photographie n’existait pas avant
1840.
– Non. Mais elle existait à la fin du
xxe siècle. Et c’est ce moment-là qui nous
intéresse.
D’un geste souverain, le docteur Bloomberg ouvre
son épais dossier et en étale le contenu sur la table qui nous
sépare de sa blancheur étincelante.
Un lot de plusieurs dizaines de clichés qui
luisent de toutes leurs couleurs artificielles sous l’éclairage
monochrome albinos.
– Regardez cette série.
Mon salon, vide. Les murs entièrement recouverts
de tous mes calculs, toutes mes équations paramétrant les
futurs.
Je n’ai rien à lui dire à ce sujet, que
pourrait-il comprendre à des mathématiques capables d’expliquer la
physique interne des trous noirs ?
– Lorsque nous avons finalement fait appel au
FBI, ils ont pu ouvrir la maison et ils ont trouvé ça.
– Je doute que cela leur soit de la moindre
utilité.
– Docteur Williamson, ce ne peut être
d’aucune utilité pour personne. Ces calculs sont aberrants. Ils ne
calculent rien. Le FBI a fait venir des spécialistes. Ils sont
formels.
– Ils calculent au moins le degré d’ignorance
de ces fameux « spécialistes ».
Encore une ou deux minutes de latence.
Mon sourire ne m’a pas quitté un seul
instant.
Une autre série de photographies : mon
atelier de réincorporation.
– Ils ont également trouvé ça, à l’étage.
C’est un laboratoire médical très sophistiqué.
Les Truqueurs avaient également foiré leur
opération sur Walker Street, disons qu’ils n’avaient pu la mener à
son terme. On constatait une substantielle baisse d’efficacité, la
corporation n’était plus ce qu’elle était. Le laboratoire était en
effet très sophistiqué.
– Oui, c’est clairement le moins qu’on puisse
en dire.
– Écoutez-moi attentivement, docteur, les
agents du FBI pensent que vous avez peut-être procédé à des
expériences illégales sur la petite Lucy. C’est une accusation
extrêmement grave.
Ah, ce sourire qui reste suspendu à mes lèvres, ce
sourire par lequel j’inspire et j’expire toute la blancheur de leur
monde. Des expériences illégales. Certes. Pour votre loi. Pas la
mienne. C’est-à-dire la vôtre, si jamais vous êtes capables de vous
réserver un futur.
– Ah, carrément. Une sorte de docteur
Mengele, je présume ? Et ce sont mes manipulations qui ont
fait qu’elle a disparu comme par enchantement, c’est
l’évidence.
Mon sourire, toujours, mon sourire qui dit, à sa
façon : enlevez « enchantement » et c’est vrai que
vous auriez raison. C’est bien parce que j’en ai fait un être comme
moi qu’elle a pu disparaître, c’est-à-dire apparaître dans la sonde
de transfert, quelque part au nord du Ciel. L’enchantement, c’est justement qu’elle est parvenue
à vous échapper, à s’échapper de votre monde. Elle est partie. Vous
ne la retrouverez jamais.
– Docteur Williamson, cette disparition
inexpliquée aggrave votre cas, j’ose espérer que vous vous en
rendez compte.
Mon sourire, toujours plus blanc, bien plus blanc
que cette pièce, que leur monde en son entier, plus blanc que les
nuages de poussière qui s’étaient élevés du Ground Zero.
– Elle n’a pas disparu au sens où vous
l’entendez, d’ailleurs, vous-même comme les agents du FBI et les
gardes forestiers, vous l’avez tous vue s’enfuir à travers la
forêt.
– C’est justement le problème principal,
aucun d’entre nous ne peut jurer formellement avoir vu cette
fillette, encore moins l’avoir vue disparaître. Si jamais elle
s’est noyée dans la rivière ou dans le réservoir, son corps sera
retrouvé un jour ou l’autre, et vous devrez alors en assumer les
conséquences.
Les conséquences !
Les conséquences de mes actes, je les assume
depuis que des bipèdes lobotomisés ont fait s’effondrer les tours,
et que je suis parti à la rencontre de mon destin, c’est-à-dire de
Lucy Skybridge et son départ vers les cieux, en échange de mon
retour définitif sur sa Terre d’origine. Je me souviens que dans la
tour Nord, peu avant l’impact j’avais eu l’intuition d’un sacrifice
imminent. Je savais que cela me concernerait au premier chef. En
revanche, j’ignorais complètement que mon sacrifice ne passerait
pas par ma mort mais au contraire par ma survie.
– Lucy n’est ni dans la rivière, ni dans le
réservoir, ni ailleurs sur cette Terre, il faudra bien que vous
vous fassiez une raison.
Bien sûr, ils ne se feront jamais une raison, ils
n’admettront jamais que ce qui est impossible pour eux est un mode
de vie pour des êtres venus d’ailleurs, ils ne voudront jamais
comprendre comment ma fille est partie, aspirée par un champ de
traction luminique dans la sonde de transfert avant de retourner
jusqu’au Vaisseau-Mère.
Ils ne voudront jamais accepter que je ne suis pas
ce que je suis. Et qu’elle ne sera plus jamais ce qu’elle avait
été.