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Zone d’impact
Je les ai semés. J’y suis parvenu. Aucun gros SUV noir ou bleu marine n’apparaît dans les rétroviseurs. Cette route secondaire qui s’embranche de la 500 vers le nord, passé la colossale station électrique de Forebay Dykes, j’en connaissais l’existence ainsi que l’exacte localisation. Tout est prévu, tout est planifié, comme le jour de l’avion, le jour de la tour, le jour de ma dernière renaissance.
Je disparais très vite à la vue du flot de voitures qui passent sur la Translabrador Highway en m’enfonçant au cœur de la forêt sous l’épais parapluie végétal. Tout est vert ici, du sol à la canopée. Vert et or. Jade et soleil.
Au bout d’une dizaine de kilomètres, nous changeons de monde. La forêt ne laisse plus passer que quelques rayons épars, comme après une sélection implacable. Entre les éclats de lumière solaire filtrée et refiltrée par la chimie chlorophyllienne, le vert devient roux, brun, gris, noir. La forêt est une avant-garde terrestre de la nuit. De la route secondaire recouverte de gravier nous sommes passés, presque insensiblement, à une simple piste forestière, souvent juste praticable.
Je roule sans forcer, inutile de risquer quelque incident mécanique sur ce layon, parfois sablonneux, recouvert de gravillons sur quelques tronçons, de moins en moins nombreux et de moins en moins longs au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans la densité sylvestre. Dans ma tête, la carte est parfaitement lisible, plein nord depuis Churchill Falls cela signifie en direction des grands lacs de l’ouest du Labrador, dont l’énorme Smallwood Reservoir, et jusqu’à la rivière Kanairiktok.
Là d’où la Province tire son énorme potentiel hydro-électrique.
L’eau, la terre, l’électricité, la nuit, je devine que les éléments d’une réaction chimique de grande envergure se mettent en place.
Il n’y a plus qu’à rouler, tranquillement, jusqu’aux lacs, jusqu’à la tombée de la nuit, jusqu’à l’arrivée de la lumière.
Mon cerveau est une horloge, il est un horizon, il sait très exactement le temps qu’il nous reste avant l’arrivée de la sonde de transfert vers le Vaisseau-Mère. Les informations en ma possession, plus divers calculs, me permettent de déterminer que le Vaisseau-Mère se trouvera en orbite géostationnaire vers minuit dix, et que, un quart d’heure plus tard environ, la sonde de transfert sera en place pour nous accueillir.
Il est quatre heures et demie de l’après-midi.
Huit heures. Un tout petit peu moins.
Huit heures.
Le tiers d’une journée.
Mais cela ne revêt plus aucun sens.
Ces nombres ne sont plus reliés à une quelconque expérience physique du temps.
Désormais la moindre minute semble durer une éternité.
La différence entre une autoroute et une piste forestière tient en ceci : sur une autoroute, construite avec l’argent du gouvernement, donc le vôtre, la vitesse est limitée, par acte législatif, et l’application de la loi est surveillée par des agents spécialisés.
Sur une piste forestière aussi, il y a une « vitesse autorisée », mais ce n’est pas une législation qui en décide, et ce ne sont pas des policiers assermentés qui la contrôlent. C’est la piste elle-même. La piste est sa propre loi, pire encore, c’est elle qui l’applique.
Car s’il a peut-être fallu un peu d’argent pour la maintenir plus ou moins en état, elle s’occupe très bien d’elle-même toute seule, c’est la forêt entière qui s’est adaptée à sa présence et qui désormais contribue à son existence singulière.
Dans un espace tel qu’une forêt, la piste ne coupe rien, elle est un rhizome parmi d’autres.
Dans un espace comme un désert, la moindre piste recoupe tout, puisque entre elle et l’horizon il n’y a rien qu’elle et la forme géologique du néant.
Notre piste est sylvestre, elle ne coupe rien, elle est partie intégrante de l’organisme écologique qui existe ici.
Elle est parfaitement isomorphe à la forêt, comme un langage l’est par rapport à ce qu’il décrit, c’est-à-dire qu’il en reproduit la structure la plus intime.
Notre vitesse est donc limitée par le graphe infini des radicelles, des tiges, branches, fleurs, troncs, qui se configure autour de nous. Nous n’avançons même pas à la vitesse des animaux des bois. Nous sommes des prothèses mécaniques de la nature végétale.
Nous sommes loin d’être des végétaux.
Nous sommes des minéraux. Du roc. Nous sommes la montagne. La forêt.
Nous sommes la piste.
Nous sommes la nuit.


La route forestière s’étend sur pratiquement cent cinquante kilomètres, j’ai réussi à trouver ma vitesse de croisière, entre quarante et cinquante kilomètres-heure de moyenne. Des pointes de soixante-dix maxi, sur les parties gravillonnées bien entretenues et assez longues, des ralentis à vingt ou vingt-cinq kilomètres-heure sur les portions endommagées par les intempéries, les côtes raides au sommet anguleux, les tronçons rocailleux. Je ménage la monture. Je donne une chance à la prothèse mécanique de devenir une extension du monde végétal.
Nous longeons le Smallwood Reservoir alors que le soleil est en train de consumer la ligne d’horizon. Des miroitements aurifères frémissent entre les nervures des branches les plus basses, colorant les troncs d’un feu orange, faisant apparaître, au détour d’un virage, des ruisseaux qui traversent les hautes fougères dans une polychromie instable, séries d’aquarelles disparaissant aussitôt nées dans la végétation et la rocaille.
Il reste une heure de jour devant nous, un peu plus jusqu’au noir absolu.
Non seulement nous sommes la nuit, mais nous sommes la nuit d’avant la nuit.
La route secondaire est coupée net à une dizaine de kilomètres de la rivière Kanairiktok, au bord du Sail Lake Dykes ; à notre gauche, le Smallwood Reservoir étend son bleu outremer dans toutes les directions, glaçant sur sa surface frémissante les ultimes lueurs du jour.
Ce sera ici. Le bout de la route.
Ce sera ici l’endroit où nous attendrons la lumière venue du ciel.
Ce sera ici que la nuit attendra la nuit.


Pour l’instant, tout est rutilance extrême. Feux infrarouges du soleil couchant diffractés à travers le prisme des arbres ou sur les eaux violines du réservoir. Ligne de lumière en pointillés illuminant l’horizon derrière le rideau végétal. Fusion nucléaire découpée par l’architecture sauvage de la nature, par la prolifération métastable de cette civilisation potentielle.
Le monde rouge se teinte ensuite d’un filtre bleu-vert, tout finit par se fondre dans une infinité de variations cardinalices, violettes, pourpres, lilas, grenat, incarnates, vermeilles, la forêt, les eaux du Smallwood Reservoir, le ciel, la roche mise à nu sur ses rives, chaque élément est comme oint du sang de tous les hommes, chaque élément est parfaitement à sa place, chaque élément est une partie du monde, chaque élément est un monde.
C’est la dernière fois que nous allons voir ce soleil, sur cette Terre.
C’est la dernière fois que nous entrerons dans la nuit de cette planète, sous cette lune singulière, sous cette portion du ciel bien particulière.
– Tu as faim ?
Elle a répondu oui de la tête.
– Beaucoup ?
Elle a répondu oui-oui-oui de la tête.
Je dégage du Dodge les ustensiles de cuisine, le camping-gaz, un petit réchaud à propane, deux lampes à phosphorescence, deux lampes à piles électriques, des boîtes de conserve, divers paquets, des sachets, des fruits, des yoghourts.
Je suis loin d’être un cordon-bleu, mais je sais survivre dans une forêt avec du matériel de camping.
Et sans rien du tout, par ailleurs.
Le repas est prêt alors que l’univers a sombré dans un gaz gris-bleu ardoise avec encore quelques éclats de cobalt dans le ciel où les premières étoiles sont apparues.
Il est terminé alors que le ciel est devenu noir au-dessus de nous, seule une vague luminosité persiste à l’ouest, au-delà du Réservoir, une résilience qui vient colorer d’un azur pâle quelques nuages en suspension sur la ligne d’horizon.
Tout est nettoyé dans un petit cours d’eau qui suit la piste. Tout est rangé dans le Dodge.
Toutes les étoiles de la Voie lactée illuminent les cieux plongés dans la nuit la plus totale.
Un croissant de lune monte lentement vers le zénith. Nous nous réfugions dans la voiture.
Je sais que nous sommes à l’abri de la nuit. Bientôt la sonde de transfert se fera connaître, elle apparaîtra quelque part dans la haute atmosphère, je déclencherai alors mon signal de positionnement biophotonique et elle viendra à notre rencontre.
Puis nous partirons.
Comme je l’ai prévu.
Comme je l’ai planifié.
Sans me soucier de personne, ni des humains qui nous pourchassent dans leurs véhicules sombres, ni de ceux qui sont là pour nous recueillir dans leur véhicule de lumière, ni de moi qui ai franchi des centaines et des centaines de kilomètres entre ces deux termes. De personne.
Sauf d’elle.
Lucy Skybridge.
Ma fille.
Nous partirons, c’est une certitude.
En tout cas, aucun doute n’est permis, elle partira.
Car je l’ai prévu, je l’ai planifié, je le sais.
Plus encore, je l’ai vu.


– Je veux que tu installes le système portatif maintenant. Il reste moins de trois heures avant le rendez-vous.
Il était près de vingt-deux heures, le contact se situerait aux alentours de minuit et demi, peut-être un peu avant.
L’intégration du système dans l’organisme de la fillette prend encore du temps, il n’a pas été fabriqué pour quelqu’un de sa constitution. Les mutations que j’ai provoquées en elle, plus quelques adaptations de la « machine », ont grandement amélioré le processus, mais il faut encore plus d’une heure pour que la symbiose cyborg soit pleinement opérative.
Ne pas perdre de temps, et surtout ne pas se faire gagner par lui.
Lucy se glisse dans la combinaison dorsale, actionne les commandes comme je le lui ai appris. Après la manœuvre d’initialisation, en quelques minutes les nanocomposants de la combinaison vont commencer à pénétrer son épiderme, puis se déploieront dans l’ensemble de ses tissus, ils s’intégreront à des cellules cibles particulières, ils changeront la composition chimique de son sang, transformeront des réseaux neuronaux, modifieront des principes métaboliques.
Elle est en train de terminer la composition d’une séquence de codes lorsqu’elle relève la tête, brusquement, dans ma direction.
Ses yeux sont noirs comme la nuit et pleins d’une question plus brillante qu’un soleil.
– Et vous ? Il n’y a qu’un seul système de transfert.
– Je sais, ne t’inquiète pas de ça, c’est un détail, je dispose d’une procédure d’urgence. Ça marchera.
– Ça marchera ?
Je n’ai pas usé des bons mots. Dire « ça marchera » indique qu’il existe une possibilité, même infime, pour que ça ne marche pas.
On ne peut dire que ça a marché qu’une fois qu’on peut dire « ça a marché ».
Lucy Skybridge savait déjà beaucoup de choses, bien trop pour une fillette de son âge.
Mais de quel âge fallait-il parler ? De son ancien âge terrestre ? De son nouvel âge stellaire ?
En tout cas, elle savait incontestablement trop de choses pour rester plus longtemps sur cette planète.
Et cette planète, incontestablement, le savait.


Au bout d’une petite heure, j’ai vérifié l’état d’incorporation du système de transfert dans l’organisme de Lucy. Mon nanopack m’apporta rapidement confirmation de l’appréhension qui venait d’assaillir mon cerveau.
– C’est ce que je craignais. Les systèmes de transfert ont besoin de lumière pour fonctionner à plein rendement, avec celle des étoiles et de la lune ils ont un ratio d’énergie minimal, ce n’est pas suffisant vu le temps qu’il nous reste, je vais allumer les spots intérieurs, détache-toi au maximum du dossier, place-toi de côté, si tu peux.
L’habitacle brillait d’un éclat halogène blanc. Nous étions déjà la lumière venue nous chercher.
– Vous n’avez pas beaucoup écrit cette année.
J’armai un sourire de convenance. C’était vrai. J’avais plus griffonné en deux jours qu’en six mois.
– Avec les années précédentes je pense que j’ai ce qu’il faut. Mille trois années ce n’est pas si mal.
Mais je savais à quel point je mentais. Quelque chose, insensiblement, avait eu raison de mon écriture, après le 11 septembre, après le jour de la tour, le jour où j’avais adopté Lucy.
L’écriture sur le papier des livres de ma bibliothèque « autobiographique » avait été progressivement remplacée par la narration vivante d’une bibliothèque faite de chair et de sang.
Une bibliothèque qui avait réchappé à l’incendie.
Une bibliothèque que plus rien d’humain ne pourrait consumer.
Là où tu vas te consumer, Lucy, c’est dans le feu des astres, avais-je pensé. Là où tu vas te consumer, c’est à travers l’infini.
Il n’est pas très loin de vingt-trois heures trente lorsque j’inspecte de nouveau l’incorporation cyborg du système entre les omoplates de Lucy.
Ah, cela va mieux, le processus a nettement accéléré, nous serons dans les temps. Plus qu’une heure.
Une heure.
Soixante minutes.
Trois mille six cents secondes.
Un éclair de lumière.
Des dizaines d’éclats de lumière.
Des lumières bleues, orange, parfois rouges, qui tournoient.
Mais pas dans le ciel.
Non. Sur Terre. Derrière nous, en masse, et dans les boisés alentour, de façon plus clairsemée.
Voilà, c’est le moment.
La lumière est venue.
J’ouvre les portières en me saisissant du fusil Remington placé sur la banquette arrière.
Je nous précipite dehors. Lucy me regarde en comprenant tout en quelques secondes. Elle comprend tout. Elle sait tout.
Elle est la petite fille du 91e étage, la petite fille de la machine tour-avion-incendie, elle est la petite fille du Ground Zero général, elle est ma fille.
Je la regarde sans pouvoir empêcher un sourire de venir givrer mon visage sous la lumière des étoiles.
C’est bien ça. Ce sont eux. Ils sont venus. Ils nous ont retrouvés.
Mon plan a fonctionné comme prévu.
Le piège s’est refermé comme planifié.
Tout ce qui va suivre, je le sais. Je l’ai vu.
D’une certaine manière je l’ai écrit.