10
L’année du dieu Mars
J’avais dit au commandant Cooper que la guerre qui venait de commencer serait très longue. Ce n’était pas faux en soi. C’était légèrement inexact.
Car cette « guerre » ne serait plus vraiment « une » guerre. La guerre elle-même changeait fondamentalement de nature : de mondiale elle devenait globale, c’est-à-dire non plus géopolitique, mais métanationale, satellitaire, cybernétique, rhizomique, cosmopolitique, bien au-delà de toute localisation précise, de toute symétrie stratégique, de toute prévision opérationnelle, se disséminant sur des dizaines, des centaines, des milliers de « fronts » à la fois. Des fronts qui ne seraient pas des fronts, mais des zones de chaos temporaires, des Ground Zero à plus ou moins forte intensité. Ce serait une guerre fractale. Une guerre virale. Elle aurait comme particularité de ne s’arrêter jamais, devenant pour de bon le système de programmation général de la vie sur cette planète. Pire encore, son caractère métalocal l’éparpillerait à travers l’espace terrestre, à travers les espaces géographiques, à travers les espaces sociaux, les espaces politiques, plus encore, elle l’étoilerait dans toutes les directions du temps : cette guerre contiendrait toutes les guerres passées, comme je l’avais indiqué à mes supérieurs, telle une synthèse démoniaque de tout ce que l’homme avait commis d’abominations au cours de son histoire, et surtout elle viendrait coaliser tous les conflits du futur dont elle serait le terrain d’expérimentation, en temps réel.
Chaque guerre contiendrait la suivante, chaque guerre se superposerait aux précédentes, chaque guerre servirait à s’entraîner pour la prochaine. Chaque guerre servirait d’entraînement pour elle-même comme pour les autres.
Cette métaguerre deviendrait un simulateur grandeur nature. Le simulateur, ce serait le monde. Par elle, chaque guerre deviendrait ce qu’elle est, profondément : le plus grand des wargames. Et elle, cette Guerre de toutes les Guerres, elle deviendrait aussitôt le wargame de tous les wargames, le jeu de tous les jeux.
La guerre-globe allait ainsi devenir la sphère cognitive de toute l’humanité. C’est par elle désormais que l’homme apprendrait à être homme, c’est par elle qu’il apprendrait à vivre et à mourir debout, une arme à la main, c’est par elle qu’il apprendrait probablement à ne pas s’autodétruire complètement.
Ce serait le sort d’une humanité que nous ne connaîtrions plus, elle et moi, bientôt, un an, deux, grand maximum, et je recevrais le signal fatidique.
Nous laisserons cette terre à la Grande Guerre Globale et aux hommes qui apprendront à y survivre.
Nous laisserons les agences fédérales et les commissions scolaires, nous laisserons les tours en feu et les Ground Zero, et nous laisserons aussi les lacs glaciaires et la lumière de la lune en septembre.
Mais tandis que le monde s’engage dans le tunnel rouge de la guerre, je me prépare pour mon combat personnel, personnel et secret, secret comme tout ce qui est personnel.
Je me prépare à piéger les hommes du Vaisseau-Terre, comme mes frères du Vaisseau-Mère.
Je me prépare à faire de la petite fille de la tour, la petite fille de la boîte noire, la petite fille américaine, oui, je me prépare à en faire une voyageuse des étoiles, je me prépare à en faire ma fille, pour de bon.
Je me prépare à l’éventualité du sacrifice.


Les rêves prémonitoires sont revenus à la fin de l’année, peu de temps après les fêtes de Noël. J’avais inondé la petite de cadeaux en tous genres et je m’étais contenté de m’offrir une arme à feu, légale, un fusil de chasse à répétition, semi-auto, à pompe, de marque Remington et de calibre 12. Je me mettais à leur ressembler, de plus en plus. Je me calais réellement sur le rythme de la vie américaine, je devenais ce qu’ils étaient au moment où ils étaient ce que je ne serais plus. Lucy fut émerveillée par la crèche que j’avais fait confectionner par un artisan du coin. Ce fut la première fois qu’elle m’embrassa. Ce fut comme une douce inondation de lumière, ce fut comme ce moment si singulier que j’avais vécu sur la route, ce fut comme l’événement complètement contre-polaire à notre fuite dans la tour en flammes.
Mais ce fut le moment où les rêves précognitifs se déclenchèrent de nouveau. Pour une excellente raison probablement.
Et il y en avait une, évidemment.
Certes, on ne parlait que de ça depuis des semaines, les tensions grandissantes avec l’Irak, les menaces américaines, les tergiversations de l’ONU, mais j’avais reçu une fois de plus le canal déviant venu du futur.
Et en quelques nuits de semi-insomnie, dans un état intermédiaire entre le sommeil et l’éveil, j’avais pu voir le cadencement infernal des événements. Un écran sans réelle consistance apparaissait en transparence dans mon champ de vision. J’y vis du sable, des avions, des hélicoptères, des hommes en uniforme, des explosions, des morts, du sang, des femmes hurlant, des enfants déchiquetés, des voitures carbonisées, des chars en flammes, j’y vis des bandes armées, des actes de sabotage, j’y vis l’ancien chef d’État du pays sortir d’un trou où il vivait caché depuis des mois, puis j’assistai au début d’une guerre civile intra-islamique, avec milices paramilitaires, escadrons de la mort, kamikazes divers, j’y vis des mosquées détruites par des musulmans, et d’autres mosquées rasées par d’autres musulmans en représailles, j’y vis ce qui ressemblait de plus en plus à la fin d’un monde. J’avais pu suivre le déroulement des opérations, la réussite de la mission militaire initiale, la chute du régime, les foules en liesse, la statue du dictateur renversée, puis les interminables vagues d’attentats, j’y avais lu le décompte des soldats américains morts au combat, lorsque les émissions venues du futur stoppèrent, comme bloquées aux alentours du jour de l’an 2006-2007, il y avait trois mille GI au compteur.
Il y avait environ trois mille victimes comptabilisées alors dans les attentats du World Trade Center.
Rien ne devait moins au hasard que cette conjonction des chiffres. Une équivalence tragique, éclairée par le feu du sacrifice. Une victime. Un soldat. Rien de plus, rien de moins, la vie américaine continuait.
Mais elle continuerait à part du reste du monde, comme en parallèle, voire en oblique par rapport à l’humanité.
J’avais pu me rendre compte à quel point les États-Unis seraient seuls. De plus en plus seuls.
J’avais pu me rendre compte à quel point l’homme de cette planète se devait d’être confronté au plus vite à cette guerre. D’être confronté à lui-même. Ou ce qu’il en reste.
C’est en sinuant au bord de l’abysse qu’il trouverait peut-être les ressources nécessaires à un authentique redressement.
C’est à proximité de la zone d’impact que l’on comprend la nature exacte de la collision.
C’est en marchant aux limites de la destruction totale qu’il commencerait à connaître le prix véritable de toute création, si cela lui était encore possible.
Mais Lucy Skybridge et moi, nous, nous serons loin, extrêmement loin, nous aurons quitté la tour-monde, la tour-monde en feu, la tour-monde qui va s’effondrer.


Lorsque l’année 2003 fut entamée, les conversations allaient bon train, au village.
Un après-midi, par un temps sec, ensoleillé et assez froid, alors que je revenais d’une promenade au bord du lac, je croisai le commandant Cooper qui se préparait pour son habituelle plongée quotidienne.
La discussion se remit sur les rails que nous ne connaissions que trop bien.
Je ne devais pas en dire trop à l’ancien aviateur militaire, et surtout ne pas lui dévoiler l’existence de l’écran déviant venu du futur, je pouvais juste essayer de maintenir une flamme en activité dans son esprit. Je pouvais lui faire sentir l’odeur du brasier, l’odeur de la poudre, l’odeur des charniers. L’odeur du monde à venir. Le monde qui était déjà là.
– L’armée américaine se fera les forces de Saddam Hussein et prendra Bagdad en l’espace d’un ou deux mois, lui avais-je dit, un petit trimestre au maximum (je mentais tout à fait sciemment, ce serait bien plus rapide), vous verrez, ce sera à peine moins rigolo que la première guerre du Golfe.
– Vous croyez vraiment ? On me dit que ce sont des troupes fanatisées et qu’elles se battront jusqu’au dernier homme.
– Le même genre de conneries propagandistes qu’en 1991, monsieur Cooper, 80 à 90 % des conscrits irakiens disparaîtront dans les sables du désert au premier engagement réel, et le reste suivra dès l’offensive générale en pleine action, vous verrez, ils se rendront en masse, comme à l’époque, vous n’aurez plus que les unités de la Garde républicaine, les Fedayins de Saddam – une milice du parti Baas à son service – et son escorte personnelle. Ils ne tiendront pas très longtemps.
– Vous voyez donc une victoire rapide et aisée ?
– Pour cette phase des opérations, aucun doute n’est permis. Une blitzkrieg presque classique fera l’affaire, le terrain s’y prête, l’armée irakienne est déjà vaincue, et la plupart de ses généraux, probablement, le savent. Ce n’est pas le problème.
– Ce n’est pas le problème ? Et quel est le problème alors ?
Je m’étais permis de lui offrir un souvenir que je voulais avenant, sympathique, presque compatissant.
– Le problème ce sera après, justement, commandant Cooper. Car cette guerre va ouvrir un espace politique totalement inconnu et imprévisible au cœur même du « problème », au cœur de la poudrière islamique. La chute de Saddam Hussein sera bien accueillie par le peuple irakien, c’est l’évidence, la question qui se pose c’est : comment gérer un pays doté de trois principaux groupes ethnico-religieux profondément incompatibles, qui ont des allégeances concurrentes avec les grandes puissances rivales de la région, et je ne parle pas de toutes les minorités. Il faudra donc surtout savoir avec qui s’allier, et par conséquent contre qui, après la chute du dictateur. En gros, le gouvernement américain devra être capable d’appliquer Clausewitz à la lettre et de savoir faire de la politique la continuité de la guerre par d’autres moyens.
– Clausewitz n’avait-il pas plutôt dit le contraire ?
– Bien sûr, avais-je répondu. Il vivait il y a plus de cent cinquante ans. Veuillez m’excuser, commandant Cooper, je dois vous quitter, maintenant dites-vous seulement que le Pentagone a intérêt à disposer d’un foutu bon plan, très solide, pour l’après-Saddam, car c’est ici la véritable zone d’impact, ce vide institutionnel poussera une multitudes de formations à vouloir prendre le pouvoir et donc à vouloir nous expulser à tout prix du territoire. Vous allez être surpris, mais je vous parie à cent contre un que le gouvernement américain sera obligé de s’appuyer sur certains éléments du parti Baas et de son armée tout juste vaincue pour contrôler la situation.
J’en avais presque trop dit, l’offensive alliée ne commencerait que dans deux mois.
– Simples spéculations, au demeurant, monsieur Cooper, j’en conviens, mais que pouvons-nous faire d’autre, nous qui ne sommes pas sur place ?
– Eh bien moi, je vais préparer mon Zodiac, monsieur Skybridge, je n’ai jamais vu un hiver aussi tiède, le lac n’est même pas gelé en plein mois de janvier.
Sur ce sujet aussi, j’avais un tas de choses à lui annoncer.
Mais je me suis dit qu’il était inutile de lui gâcher sa journée. Et puis je devais chercher la gamine à l’école.
Je devais aussi acheter quelques courses sur le chemin. Je devais poster des plis administratifs. Je voulais faire une vidange du Dodge Caravan chez le concessionnaire Chrysler. Je voulais surtout rentrer avant la nuit. Il y avait une émission sur l’histoire de la Terre, lorsqu’elle était une immense boule de glace, il y a environ six cents millions d’années, je voulais que nous la regardions ensemble.
Je voulais rentrer du bois dans la réserve.
Il me restait quelques ouvrages de la bibliothèque à classer.
Je voulais démonter et nettoyer le Remington.
Je voulais poursuivre l’écriture de mon dernier volume autobiographique.
Je voulais continuer de pratiquer mon entraînement.
Je voulais continuer de me préparer en secret.
J’avais du travail.
La vie américaine reprenait ses droits.


La môme suivait les événements, comme nous tous. Et elle comprenait parfaitement ce que je disais à mes quelques voisins. Le printemps avait commencé avec l’offensive alliée contre les forces armées de Saddam Hussein. Le printemps avait commencé avec la guerre qui ne finirait pas.
La guerre se déroula selon le cours qu’elle avait pris devant mes yeux, lors des expériences précognitives. Elle se présenta à moi très exactement comme je l’avais vue, sur l’écran semi-onirique. Elle me sembla même un peu moins réelle.
– Ils n’ont pas idée de ce qu’ils ont déclenché en torpillant les tours.
– Vous croyez que ça y est, c’est la Fin des Temps annoncée par les Écritures ? Il y a des gens de la Congrégation qui l’affirment, je les ai entendus…
J’avais réfréné mon rire, ç’eût été inconvenant, même dénué de tout sarcasme.
– Nous ne savons pas, je dirais plutôt, vous ne savez pas lire ces Écritures. Et tu as bien compris que je ne faisais pas allusion à des désaccords religieux entre factions catholiques et réformées. Tu sais ce que je suis, maintenant. Tu sais d’où je viens, et où je vais. Tu sais tout ce que personne au monde ne peut savoir.
– Oui, je le sais. Qu’est-ce que nous ne savons pas lire dans les Écritures ?
– Cette notion de Fin des Temps. Vous la lisez tous avec les lunettes de ce vieux bigleux grec nommé Aristote, qui ne voyait le temps que comme une succession d’instants, une ligne formée de points… sans début ni fin, évidemment. On peut toujours ajouter un point à une ligne, n’est-ce pas ?
– Mais il y a bien eu un début au monde, il aura donc une fin.
– Bien sûr qu’il a eu un début et qu’il aura une fin. Sauf qu’elle ne situe pas sur la ligne du temps tel que défini par Aristote, car elle sert de point de contact avec ce qui est éternel, tout comme l’instant t du Big-Bang, du Fiat lux initial. Elle est donc, si tu veux, présente partout, toujours, sous une forme qu’on nommera « potentielle », et elle s’actualisera lors d’un moment ineffable, car hors du temps lui-même puisqu’elle le clôturera, aux limites de l’infini.
– Mais cette guerre qui vient de commencer en Irak, les opérations en Afghanistan, les attentats du 11 septembre, est-ce que vous croyez que cela nous dit quelque chose ?
– Bien sûr que cela nous dit quelque chose, Lucy. Cela nous dit qu’il faut qu’on quitte ce monde, le plus vite possible.


Lucy Skybridge est encore première de sa classe. Ce n’est pas compliqué, c’est une collection intégrale des plus hautes notes disponibles. Son professeur principal est bien embêté. Son niveau lui permettrait de sauter à nouveau une classe. Lors du dernier conseil pédagogique, on convient encore une fois de me transmettre une proposition officielle de la direction de lui faire passer un palier. Ce n’est pas coutumier à l’école. Il faut dire que l’établissement scolaire de cette petite ville des Appalaches n’est pas vraiment habitué à ce genre de rencontre du troisième type.
Car elle est la petite fille des tours-avions-incendies, la petite fille de la boîte noire. Je n’en suis encore qu’à l’étape préparatoire, l’étape des enseignements de base, l’étape des mutations préliminaires, mais en fait, elle n’est plus tout à fait une terrienne, elle est en train de devenir ma fille, elle est en train de devenir une extraterrestre.
Le processus est assez simple. Il fallait juste que je parvienne à déconnecter cette sécurité biogicielle, qui restreignait de beaucoup l’usage que je pouvais faire du pouvoir, sans éveiller l’attention du Vaisseau-Mère.
C’est cette seule opération qui m’a pris près de dix-huit mois. On ne trompe pas si aisément une conscience quantique comme le Vaisseau-Mère.
Mon « pouvoir » est un système biogiciel capable d’introduire des neurovirus dans les cellules nerveuses des individus et des rétrotransposons précisément sélectionnés dans leurs codes génétiques. Nous pouvons, c’est certain, les transformer. C’est-à-dire accélérer la transformation évolutionniste dont ils sont les vecteurs.
Je peux, avec les neurovirus et les transposons modifiés, la faire évoluer de plusieurs millénaires en l’espace d’une année scolaire.
Et c’est très exactement ce que je vais faire.


Lorsque l’été arrive, la guerre est gagnée en Irak, mais la paix est perdue, pour absolument tout le monde. S’il subsiste un doute, les mois qui viennent vont mettre tous les stratèges de la planète d’accord. Du coup, comme les vidéos venues du futur me l’avaient montré, le conflit change insensiblement d’objectif. Il ne s’agit plus de gagner la guerre mais de faire perdre la paix à son ou ses adversaires.
La guerre était vraiment parvenue à son stade métalocal. Je voyais bien que plusieurs puissances compétitrices se battaient pour le contrôle du pays, mais aucune n’était en mesure de passer une alliance durable avec l’une ou l’autre. C’était la « métaguerre », celle du chacun pour soi, celle de tous contre tous. Celle du monde contre le monde.
En comparaison, la barbarie des siècles que j’avais vécus paraîtrait une vaste blague. La guerre de Cent Ans semblerait un bref épisode de l’histoire. Hiroshima deviendrait l’horizon aveuglant de l’humanité, Auschwitz se démultiplierait en autant de gouffres abyssaux. Plus rien ou presque de cette humanité ne survivrait, sinon, peut-être, quelques ruines dans lesquelles erreraient des hommes sans futur ni mémoire.
Il était temps de partir. Il était tout juste temps de profiter encore de ce que ce Monde avait à offrir de Beauté en accord avec la Grâce.
Encore une fois, cette année, pour les vacances d’été, nous resterons dans les montagnes, près de chez nous. Lucy n’éprouve aucune envie de quitter la forêt, le lac, son île, ses plages de galets. Elle est ici comme à l’abri du monde, le monde des vacarmes meurtriers, le monde des villes qui implosent.
Je sais fort bien à quel point c’est une illusion, mais une illusion a comme mérite principal de servir de trucage, donc aussi de clé de décodage. Sa sérénité, même si elle est illusoire en regard de ce que je connais, et de ce que je devine, est l’atout déterminant qui me permettra d’activer en elle la vérité.
Et la vérité c’est non seulement ce qu’elle devient, peu à peu, mais ce qu’elle est, d’un seul coup.
Mes neurovirus évolutionnistes agissent sur les fonctions métaboliques, sur le code génétique, sur les structures corticales, mais en cela ils ne « transforment » pas l’individu en question, comme je l’ai un peu trop rapidement évoqué plus haut.
En fait, nous ne transformons rien, nous ne faisons que révéler ce qui existe, nous ne faisons que donner à l’être la maison dans laquelle il peut vivre, comme le disait un certain Martin Heidegger. Il n’y a pas « transformation », il y a « saut quantique », différence absolue, nouvelle spéciation, il y a une rupture qui paradoxalement « reprend » tout ce que l’individu a été jusque-là pour le projeter d’un seul coup vers son propre futur. En donnant ainsi un coup de pouce à l’évolution singulière d’un être humain, non seulement nous ne produisons rien qui irait à l’encontre des Lois du Monde Créé, mais nous ne les « utilisons » même pas aveuglément comme votre espèce sait si bien le faire, au contraire nous avons appris depuis longtemps que, pour les maîtriser convenablement, il faut se mettre à leur service, comme c’est le cas dans toutes les civilisations humaines parvenues au stade galactique.
Et c’est ce que j’ai fait pour la petite Skybridge.
Cette « accélération » générale est un moment cinétique absolu dans l’ontologie de la personne qui l’expérimente, elle est ce qui permet à tout ce qui est encore caché, secret, truqué, dans le corps humain, d’être enfin révélé à l’être qui l’habite.
Ensuite, c’est comme pour tout, il faut travailler.
Et Lucy Skybridge était une excellente élève.


Lorsque la rentrée 2003 arrive, elle a déjà accompli d’énormes progrès. Elle a neuf ans, mais au regard des mutations qui se sont actualisées en elle, elle est âgée de neuf siècles. C’est encore une enfant, même selon les normes en cours là d’où je viens. Elle a neuf ans. C’est une petite fille américaine. C’est une petite fille qui peut lire des empreintes oculaires à distance, elle voit en pleine obscurité, elle entend des fréquences inaudibles pour l’oreille humaine, et apprend à les distinguer. Idem pour le spectre lumineux. Elle commence à expérimenter la télépathie, en fait la manipulation d’une interférence neuroquantique avec un cerveau situé à proximité, ce qui n’est pas si facile à décrypter. Elle fait son premier apprentissage de la précognition.
Moi, je reçois des émissions de télé venues du futur.
Elle, c’est sur le Ground Zero que ça se passe. Elle se retrouve dans son lit au milieu des ruines des deux tours, et là, parmi les cendres qui s’élèvent des débris et des gravats fumants, une escadrille de feuilles de papier vole à sa rencontre, comme les milliers d’autres qui flottent encore dans l’atmosphère ou jonchent ce qui reste des rues.
Les pages volantes sont écrites par la main de sa mère, elle en est certaine, elle reconnaît son écriture singulière. Et des morceaux de futur sont inscrits sur les feuilles de papier.
C’est un univers qui en vaut bien un autre, me dis-je, il vaut bien le mien. En tout cas, il est clair que c’est la dimension interface qui a été créée sur mesure pour elle.
Bien sûr, j’ai accepté la proposition de l’école. Lucy a encore sauté une classe. Je n’ai malheureusement pas bien calculé les conséquences, de fait, elle devient un sujet d’attention pour les autres élèves. Elle ne subit pas de réelles marques de rejet, d’ostracisme, voire d’agressivité, mais je me rends compte, au fil des semaines, que sa solitude augmente. Pour les humains qui l’entourent, même s’ils ignorent tout de la vérité, la petite Lucy Skybridge est bien une sorte d’alien.
Je ne sais trop quoi dire à la môme.
Cette solitude, cette étrangeté, ce sera son dû, désormais. Ce sera même son destin. Le temps que nous restions sur la Terre, elle deviendra chaque jour de plus en plus en exil de son propre monde.
C’est lorsque nous partirons que, d’une certaine manière, elle pourra se réconcilier avec l’humanité.
L’humanité qui a tué sa mère.


L’automne est froid mais encore rouge lorsque je me rends chez le concessionnaire Chrysler pour prendre possession de mes pneus d’hiver. Je suis prévoyant, voire maniaque, c’est un fait. Je note tout, j’écris tout, je prévois tout, je calcule tout. Il est hors de question que je me fasse surprendre au cœur des Appalaches par un blizzard venu du Nord canadien, venu de là où je devrai bientôt me rendre, pour me perdre.
Car précisément, pour m’y perdre, je dois être en mesure de m’y rendre.
Nous sommes fin novembre, je pressens que la date du signal fatidique se rapproche, une habitude, l’instinct. J’ai vérifié à plusieurs reprises, dans le labo clandestin, que la néo-spéciation de Lucy se déroulait sans le moindre problème.
Non, au fil des semaines, je n’ai même plus besoin de ces contrôles techniques, il me suffit de la tenir par la main au bord du lac ou en sortant de l’école, il me suffit de la regarder, de croiser son regard, d’échanger quelques mots avec elle. Il me suffit de vivre à ses côtés, et l’évidence s’impose.
Je suis en train de réussir mon pari, je vais gagner le défi que j’ai jeté à la face du Cosmos tout entier, à la face du Cosmos et de ceux qui y habitent, de ceux qui y vivent, qui y tuent, qui y meurent, à la face du Cosmos et de ses petits ingénieurs, humains ou autres.
Il doit être trois heures de l’après-midi lorsque je gare le Dodge dans le vaste garage.
Au bureau, on m’attend avec ponctualité, après le coup de téléphone que j’ai donné pour confirmer ma visite prise par rendez-vous il y a des mois.
J’ai tout calculé.
Le point essentiel, et je le connais par cœur, c’est pour ainsi dire ma spécialité, pour ne pas dire ma seconde nature, le point essentiel, c’est de ne pas se faire calculer.
Et justement, il y a quelqu’un qui me calcule, en ce moment même.


Cela faisait longtemps que je ne les avais pas vus, ces SUV noirs, ces types en costume sombre, ces regards inquisiteurs, ces lunettes fumées plus scrutatrices encore.
Ils sont garés dans le vaste parking qui jouxte le garage du concessionnaire. Vraiment pas de chance, m’étais-je dit. Je distingue des visages que je ne reconnais pas, mais je ressens de nouveau cette impression de déjà-vu à l’apparition de l’homme que j’ai aperçu par deux fois, à Manhattan, cette fois il est accompagné d’un jeune gars, avec des lunettes d’écaille, un costume clair, il ne ressemble pas aux autres, on dirait une sorte de toubib, lui aussi, c’est étrange, il suscite cette sensation informulable d’avoir déjà été vu ou rencontré quelque part.
Lors d’une de mes vies antérieures ?
Des humains, vraiment ? Ou bien une mission secrète de Contrôleurs envoyés depuis le Vaisseau-Mère ?
Non, j’aurais probablement deviné quelque chose, j’aurais senti leur approche, je ne suis plus tout à fait humain, moi non plus.
Je surveille du coin de l’œil la silhouette du type qui semble diriger le groupe. C’est lui qui, de loin, me calcule. Il compute. Il classe des données. Il essaie de savoir si je corresponds à une description, une photo, un portrait-robot.
J’avais quelque peu changé d’apparence depuis le jour des attentats mais sans doute pas assez pour ne pas attirer leur attention.
Que foutaient-ils ici, dans le nord de l’État ? En plein milieu des Appalaches, en plein milieu du nulle part américain ?
Peu importait.
La question était : comment revenir à la maison sans les avoir à mes basques ? Comment les perdre dans le nulle part américain ? Comment falsifier le monde à leurs yeux ?
C’est possible.
Cela nécessite une grande dépense d’énergie, mais c’est possible.
Je peux truquer leurs cerveaux. Au point que, durant un temps limité, le monde diverge dans leurs structures neuronales et qu’un véritable univers parallèle se superpose au réel, prenne sa place, devienne le réel.
Une grande dépense d’énergie.
Très grande.
Ils sont nombreux, au moins six, non sept. C’est beaucoup.
C’est bien au-delà de ce qu’il est permis de tenter selon les règles en usage. Mais cela fait longtemps que je ne respecte plus les usages ni les règles.
C’est bien au-delà des réserves d’énergie allouées à ce genre de manœuvres. C’est un risque.
Non.
Le seul risque, c’est de ne rien faire.
De nouveau, j’ai une tour en feu aux fesses.
Cette fois, je n’hésiterai même pas une seconde.
Le temps de programmer la séquence neurovirale.
Ça y est, c’est fait.
Disons que c’est en train d’être fait. Il faut un peu de temps pour créer un monde.


Lorsque je reviens à la maison, Lucy me jette un regard inquiet. Je devrais être enjoué, ce fut un samedi splendide, beau temps toute la journée, un peu froid, annonçant l’hiver proche, mais tout est jaune, tout est or, tout est fauve, tout est roux, tout est tellement vivant.
Je me vois dans le rétroviseur extérieur, je me vois dans un des miroirs du vestibule, je me vois dans les yeux de la môme.
Je suis livide, couvert de sueur, les yeux veinés de capillarités sanguines, les lèvres desséchées comme par le vent du plus brûlant des déserts. Je tremble. J’ai mal partout. Je ne me souviens plus comment je suis parvenu à conduire sur la route du retour.
Elle me demande ce qui ne va pas. Je ne réponds pas, je ne suis même pas sûr de l’avoir vraiment entendue.
Je monte m’enfermer dans ma chambre, juste sous le toit.
Je dois réfléchir.
Je ne dois pas paniquer.
Je dois mettre en place un plan d’action.
Je ne dois pas paniquer.
Je dois me débarrasser de ces hommes.
Je ne dois pas paniquer.
Il n’y aucune raison de paniquer.
D’abord, ne plus jamais laisser la môme seule à la maison, même si le village est une communauté soudée, que le commandant Cooper veille toujours au grain, et observe le moindre va-et-vient d’un étranger dans les parages, tout comme le vieux biographe militaire, ou la famille de bûcherons, au croisement avec le Fishnet Row, je ne dois plus prendre le moindre risque.
Ensuite, pour clouer leur cercueil, j’informe le Vaisseau-Mère de leur présence menaçante et demande à ce que des dispositions urgentes soient prises. Si j’ai pu affecter leur mémoire personnelle, il serait bon que la mémoire du système pour lequel ils travaillent le soit aussi. On me promet une intervention spéciale des Truqueurs.
Je dois, en retour, me préparer à un déménagement express, au cas où.
Enfin, s’apprêter à devoir se battre un jour contre les hommes en costume sombre.
Surtout, ne pas paniquer.
Ils ne peuvent rien contre nous. Ils ne peuvent plus rien contre elle.
Elle est ma fille.
Ils ne me la prendront pas.
Ils ne peuvent plus rien contre nous.
Nous ne sommes plus d’ici.