10
L’année du dieu
Mars
J’avais dit au commandant Cooper que la guerre qui
venait de commencer serait très longue. Ce n’était pas faux en soi.
C’était légèrement inexact.
Car cette « guerre » ne serait plus
vraiment « une » guerre. La guerre elle-même changeait fondamentalement de
nature : de mondiale elle devenait globale, c’est-à-dire non
plus géopolitique, mais métanationale, satellitaire, cybernétique,
rhizomique, cosmopolitique, bien
au-delà de toute localisation précise, de toute symétrie
stratégique, de toute prévision opérationnelle, se disséminant sur
des dizaines, des centaines, des milliers de « fronts » à
la fois. Des fronts qui ne seraient pas des fronts, mais des zones
de chaos temporaires, des Ground Zero à plus ou moins forte
intensité. Ce serait une guerre fractale. Une guerre virale. Elle
aurait comme particularité de ne s’arrêter jamais, devenant pour de
bon le système de programmation général de la vie sur cette
planète. Pire encore, son caractère métalocal l’éparpillerait à travers l’espace
terrestre, à travers les espaces géographiques, à travers les
espaces sociaux, les espaces politiques, plus encore, elle
l’étoilerait dans toutes les directions du temps : cette
guerre contiendrait toutes les guerres passées, comme je l’avais
indiqué à mes supérieurs, telle une synthèse démoniaque de tout ce
que l’homme avait commis d’abominations au cours de son histoire,
et surtout elle viendrait coaliser tous les conflits du futur dont
elle serait le terrain d’expérimentation, en
temps réel.
Chaque guerre contiendrait la suivante, chaque
guerre se superposerait aux précédentes, chaque guerre servirait à
s’entraîner pour la prochaine. Chaque guerre servirait
d’entraînement pour elle-même comme pour les autres.
Cette métaguerre
deviendrait un simulateur grandeur nature. Le simulateur, ce serait
le monde. Par elle, chaque guerre deviendrait ce qu’elle est,
profondément : le plus grand des
wargames. Et elle, cette Guerre de toutes les Guerres, elle
deviendrait aussitôt le wargame de tous
les wargames, le jeu de tous les
jeux.
La guerre-globe allait ainsi devenir la sphère
cognitive de toute l’humanité. C’est par elle désormais que l’homme
apprendrait à être homme, c’est par elle qu’il apprendrait à vivre
et à mourir debout, une arme à la main, c’est par elle qu’il
apprendrait probablement à ne pas s’autodétruire
complètement.
Ce serait le sort d’une humanité que nous ne
connaîtrions plus, elle et moi, bientôt, un an, deux, grand
maximum, et je recevrais le signal fatidique.
Nous laisserons cette terre à la Grande Guerre
Globale et aux hommes qui apprendront à y survivre.
Nous laisserons les agences fédérales et les
commissions scolaires, nous laisserons les tours en feu et les
Ground Zero, et nous laisserons aussi les lacs glaciaires et la
lumière de la lune en septembre.
Mais tandis que le monde s’engage dans le tunnel
rouge de la guerre, je me prépare pour mon combat personnel,
personnel et secret, secret comme tout ce qui est personnel.
Je me prépare à piéger les hommes du
Vaisseau-Terre, comme mes frères du Vaisseau-Mère.
Je me prépare à faire de la petite fille de la
tour, la petite fille de la boîte noire, la petite fille
américaine, oui, je me prépare à en faire une voyageuse des
étoiles, je me prépare à en faire ma fille, pour de bon.
Je me prépare à l’éventualité du sacrifice.
Les rêves prémonitoires sont revenus à la fin de
l’année, peu de temps après les fêtes de Noël. J’avais inondé la
petite de cadeaux en tous genres et je m’étais contenté de m’offrir
une arme à feu, légale, un fusil de chasse à répétition, semi-auto,
à pompe, de marque Remington et de calibre 12. Je
me mettais à leur ressembler, de plus en plus. Je me calais
réellement sur le rythme de la vie américaine, je devenais ce
qu’ils étaient au moment où ils étaient ce que je ne serais plus.
Lucy fut émerveillée par la crèche que j’avais fait confectionner
par un artisan du coin. Ce fut la première fois qu’elle m’embrassa.
Ce fut comme une douce inondation de lumière, ce fut comme ce
moment si singulier que j’avais vécu sur la route, ce fut comme
l’événement complètement contre-polaire à notre fuite dans la tour
en flammes.
Mais ce fut le moment où les rêves précognitifs se
déclenchèrent de nouveau. Pour une excellente raison
probablement.
Et il y en avait une, évidemment.
Certes, on ne parlait que de ça depuis des
semaines, les tensions grandissantes avec l’Irak, les menaces
américaines, les tergiversations de l’ONU, mais j’avais reçu une
fois de plus le canal déviant venu du futur.
Et en quelques nuits de semi-insomnie, dans un
état intermédiaire entre le sommeil et l’éveil, j’avais pu voir le
cadencement infernal des événements. Un écran sans réelle
consistance apparaissait en transparence dans mon champ de vision.
J’y vis du sable, des avions, des hélicoptères, des hommes en
uniforme, des explosions, des morts, du sang, des femmes hurlant,
des enfants déchiquetés, des voitures carbonisées, des chars en
flammes, j’y vis des bandes armées, des actes de sabotage, j’y vis
l’ancien chef d’État du pays sortir d’un trou où il vivait caché
depuis des mois, puis j’assistai au début d’une guerre civile
intra-islamique, avec milices paramilitaires, escadrons de la mort,
kamikazes divers, j’y vis des mosquées détruites par des musulmans,
et d’autres mosquées rasées par d’autres musulmans en représailles,
j’y vis ce qui ressemblait de plus en plus à la fin d’un monde.
J’avais pu suivre le déroulement des opérations, la réussite de la
mission militaire initiale, la chute du régime, les foules en
liesse, la statue du dictateur renversée, puis les interminables
vagues d’attentats, j’y avais lu le décompte des soldats américains
morts au combat, lorsque les émissions venues du futur stoppèrent,
comme bloquées aux alentours du jour de l’an 2006-2007, il y
avait trois mille GI au compteur.
Il y avait environ trois mille victimes
comptabilisées alors dans les attentats du World Trade
Center.
Rien ne devait moins au hasard que cette
conjonction des chiffres. Une équivalence tragique, éclairée par le
feu du sacrifice. Une victime. Un soldat. Rien de plus, rien de
moins, la vie américaine continuait.
Mais elle continuerait à part du reste du monde,
comme en parallèle, voire en oblique
par rapport à l’humanité.
J’avais pu me rendre compte à quel point les
États-Unis seraient seuls. De plus en plus seuls.
J’avais pu me rendre compte à quel point l’homme
de cette planète se devait d’être confronté au plus vite à cette
guerre. D’être confronté à lui-même. Ou ce qu’il en reste.
C’est en sinuant au bord de l’abysse qu’il
trouverait peut-être les ressources nécessaires à un authentique
redressement.
C’est à proximité de la zone d’impact que l’on
comprend la nature exacte de la collision.
C’est en marchant aux limites de la destruction
totale qu’il commencerait à connaître le prix véritable de toute
création, si cela lui était encore possible.
Mais Lucy Skybridge et moi, nous, nous serons
loin, extrêmement loin, nous aurons quitté la tour-monde, la
tour-monde en feu, la tour-monde qui va s’effondrer.
Lorsque l’année 2003 fut entamée, les
conversations allaient bon train, au village.
Un après-midi, par un temps sec, ensoleillé et
assez froid, alors que je revenais d’une promenade au bord du lac,
je croisai le commandant Cooper qui se préparait pour son
habituelle plongée quotidienne.
La discussion se remit sur les rails que nous ne
connaissions que trop bien.
Je ne devais pas en dire trop à l’ancien aviateur
militaire, et surtout ne pas lui dévoiler l’existence de l’écran
déviant venu du futur, je pouvais juste essayer de maintenir une
flamme en activité dans son esprit. Je pouvais lui faire sentir
l’odeur du brasier, l’odeur de la poudre, l’odeur des charniers.
L’odeur du monde à venir. Le monde qui était déjà là.
– L’armée américaine se fera les forces de
Saddam Hussein et prendra Bagdad en l’espace d’un ou deux mois, lui
avais-je dit, un petit trimestre au maximum (je mentais tout à fait
sciemment, ce serait bien plus rapide), vous verrez, ce sera à
peine moins rigolo que la première guerre du Golfe.
– Vous croyez vraiment ? On me dit que
ce sont des troupes fanatisées et qu’elles se battront jusqu’au
dernier homme.
– Le même genre de conneries propagandistes
qu’en 1991, monsieur Cooper, 80 à 90 % des conscrits irakiens
disparaîtront dans les sables du désert au premier engagement réel,
et le reste suivra dès l’offensive générale en pleine action, vous
verrez, ils se rendront en masse, comme à l’époque, vous n’aurez
plus que les unités de la Garde républicaine, les Fedayins de
Saddam – une milice du parti Baas à son service – et son escorte
personnelle. Ils ne tiendront pas très longtemps.
– Vous voyez donc une victoire rapide et
aisée ?
– Pour cette phase des opérations, aucun
doute n’est permis. Une blitzkrieg
presque classique fera l’affaire, le terrain s’y prête, l’armée
irakienne est déjà vaincue, et la plupart de ses généraux,
probablement, le savent. Ce n’est pas le problème.
– Ce n’est pas le problème ? Et quel est
le problème alors ?
Je m’étais permis de lui offrir un souvenir que je
voulais avenant, sympathique, presque compatissant.
– Le problème ce sera
après, justement, commandant Cooper. Car cette guerre va
ouvrir un espace politique totalement inconnu et imprévisible au
cœur même du « problème », au cœur de la poudrière
islamique. La chute de Saddam Hussein sera bien accueillie par le
peuple irakien, c’est l’évidence, la question qui se pose
c’est : comment gérer un pays doté de trois principaux groupes
ethnico-religieux profondément incompatibles, qui ont des
allégeances concurrentes avec les grandes puissances rivales de la
région, et je ne parle pas de toutes les minorités. Il faudra donc
surtout savoir avec qui s’allier, et par conséquent contre qui, après la chute du dictateur. En gros,
le gouvernement américain devra être capable d’appliquer Clausewitz
à la lettre et de savoir faire de la politique
la continuité de la guerre par d’autres moyens.
– Clausewitz n’avait-il pas plutôt dit le
contraire ?
– Bien sûr, avais-je répondu. Il vivait il y
a plus de cent cinquante ans. Veuillez m’excuser, commandant
Cooper, je dois vous quitter, maintenant dites-vous seulement que
le Pentagone a intérêt à disposer d’un foutu bon plan, très solide,
pour l’après-Saddam, car c’est ici la véritable zone d’impact, ce
vide institutionnel poussera une multitudes de formations à vouloir
prendre le pouvoir et donc à vouloir nous expulser à tout prix du
territoire. Vous allez être surpris, mais je vous parie à cent
contre un que le gouvernement américain sera obligé de s’appuyer
sur certains éléments du parti Baas et de son armée tout juste
vaincue pour contrôler la situation.
J’en avais presque trop dit, l’offensive alliée ne
commencerait que dans deux mois.
– Simples spéculations, au demeurant,
monsieur Cooper, j’en conviens, mais que pouvons-nous faire
d’autre, nous qui ne sommes pas sur place ?
– Eh bien moi, je vais préparer mon Zodiac,
monsieur Skybridge, je n’ai jamais vu un hiver aussi tiède, le lac
n’est même pas gelé en plein mois de janvier.
Sur ce sujet aussi, j’avais un tas de choses à lui
annoncer.
Mais je me suis dit qu’il était inutile de lui
gâcher sa journée. Et puis je devais chercher la gamine à
l’école.
Je devais aussi acheter quelques courses sur le
chemin. Je devais poster des plis administratifs. Je voulais faire
une vidange du Dodge Caravan chez le concessionnaire Chrysler. Je
voulais surtout rentrer avant la nuit. Il y avait une émission
sur l’histoire de la Terre, lorsqu’elle était une immense boule de
glace, il y a environ six cents millions d’années, je voulais que
nous la regardions ensemble.
Je voulais rentrer du bois dans la réserve.
Il me restait quelques ouvrages de la bibliothèque
à classer.
Je voulais démonter et nettoyer le
Remington.
Je voulais poursuivre l’écriture de mon dernier
volume autobiographique.
Je voulais continuer de pratiquer mon
entraînement.
Je voulais continuer de me préparer en
secret.
J’avais du travail.
La vie américaine reprenait ses droits.
La môme suivait les événements, comme nous tous.
Et elle comprenait parfaitement ce que je disais à mes quelques
voisins. Le printemps avait commencé avec l’offensive alliée contre
les forces armées de Saddam Hussein. Le printemps avait commencé
avec la guerre qui ne finirait pas.
La guerre se déroula selon le cours qu’elle avait
pris devant mes yeux, lors des expériences précognitives. Elle se
présenta à moi très exactement comme je l’avais vue, sur l’écran
semi-onirique. Elle me sembla même un peu moins réelle.
– Ils n’ont pas idée de ce qu’ils ont
déclenché en torpillant les tours.
– Vous croyez que ça y est, c’est la Fin des
Temps annoncée par les Écritures ? Il y a des gens de la
Congrégation qui l’affirment, je les ai entendus…
J’avais réfréné mon rire, ç’eût été inconvenant,
même dénué de tout sarcasme.
– Nous ne savons pas, je dirais plutôt,
vous ne savez pas lire ces Écritures.
Et tu as bien compris que je ne faisais pas allusion à des
désaccords religieux entre factions catholiques et réformées. Tu
sais ce que je suis, maintenant. Tu sais d’où je viens, et où je
vais. Tu sais tout ce que personne au monde ne peut savoir.
– Oui, je le sais. Qu’est-ce que nous ne
savons pas lire dans les Écritures ?
– Cette notion de Fin des Temps. Vous la
lisez tous avec les lunettes de ce vieux bigleux grec nommé
Aristote, qui ne voyait le temps que comme une succession
d’instants, une ligne formée de points… sans début ni fin,
évidemment. On peut toujours ajouter un point à une ligne, n’est-ce
pas ?
– Mais il y a bien eu un début au monde, il
aura donc une fin.
– Bien sûr qu’il a eu un début et qu’il aura
une fin. Sauf qu’elle ne situe pas sur la ligne du temps tel que
défini par Aristote, car elle sert de point de contact avec ce qui
est éternel, tout comme l’instant t du
Big-Bang, du Fiat lux initial. Elle est
donc, si tu veux, présente partout, toujours, sous une forme qu’on
nommera « potentielle », et elle s’actualisera lors d’un
moment ineffable, car hors du temps lui-même puisqu’elle le
clôturera, aux limites de l’infini.
– Mais cette guerre qui vient de commencer en
Irak, les opérations en Afghanistan, les attentats du
11 septembre, est-ce que vous croyez que cela nous dit quelque
chose ?
– Bien sûr que cela nous dit quelque chose,
Lucy. Cela nous dit qu’il faut qu’on quitte ce monde, le plus vite
possible.
Lucy Skybridge est encore première de sa classe.
Ce n’est pas compliqué, c’est une collection intégrale des plus
hautes notes disponibles. Son professeur principal est bien embêté.
Son niveau lui permettrait de sauter à nouveau une classe. Lors du
dernier conseil pédagogique, on convient encore une fois de me
transmettre une proposition officielle de la direction de lui faire
passer un palier. Ce n’est pas coutumier à l’école. Il faut dire
que l’établissement scolaire de cette petite ville des Appalaches
n’est pas vraiment habitué à ce genre de rencontre du troisième
type.
Car elle est la petite fille des
tours-avions-incendies, la petite fille de la boîte noire. Je n’en
suis encore qu’à l’étape préparatoire, l’étape des enseignements de
base, l’étape des mutations préliminaires, mais en fait, elle n’est
plus tout à fait une terrienne, elle est en train de devenir ma
fille, elle est en train de devenir une extraterrestre.
Le processus est assez simple. Il fallait juste
que je parvienne à déconnecter cette sécurité biogicielle, qui
restreignait de beaucoup l’usage que je pouvais faire du pouvoir,
sans éveiller l’attention du Vaisseau-Mère.
C’est cette seule opération qui m’a pris près de
dix-huit mois. On ne trompe pas si aisément une conscience
quantique comme le Vaisseau-Mère.
Mon « pouvoir » est un système biogiciel
capable d’introduire des neurovirus dans les cellules nerveuses des
individus et des rétrotransposons précisément sélectionnés dans
leurs codes génétiques. Nous pouvons, c’est certain, les
transformer. C’est-à-dire accélérer la transformation
évolutionniste dont ils sont les vecteurs.
Je peux, avec les neurovirus et les transposons
modifiés, la faire évoluer de plusieurs millénaires en l’espace
d’une année scolaire.
Et c’est très exactement ce que je vais
faire.
Lorsque l’été arrive, la guerre est gagnée en
Irak, mais la paix est perdue, pour absolument tout le monde. S’il
subsiste un doute, les mois qui viennent vont mettre tous les
stratèges de la planète d’accord. Du coup, comme les vidéos venues
du futur me l’avaient montré, le conflit change insensiblement
d’objectif. Il ne s’agit plus de gagner la guerre mais de faire
perdre la paix à son ou ses adversaires.
La guerre était vraiment parvenue à son stade
métalocal. Je voyais bien que plusieurs
puissances compétitrices se battaient pour le contrôle du pays,
mais aucune n’était en mesure de passer une alliance durable avec
l’une ou l’autre. C’était la « métaguerre », celle du
chacun pour soi, celle de tous contre tous. Celle du monde contre
le monde.
En comparaison, la barbarie des siècles que
j’avais vécus paraîtrait une vaste blague. La guerre de Cent Ans
semblerait un bref épisode de l’histoire. Hiroshima deviendrait
l’horizon aveuglant de l’humanité, Auschwitz se démultiplierait en
autant de gouffres abyssaux. Plus rien ou presque de cette humanité
ne survivrait, sinon, peut-être, quelques ruines dans lesquelles
erreraient des hommes sans futur ni mémoire.
Il était temps de partir. Il était tout juste
temps de profiter encore de ce que ce Monde avait à offrir de
Beauté en accord avec la Grâce.
Encore une fois, cette année, pour les vacances
d’été, nous resterons dans les montagnes, près de chez nous. Lucy
n’éprouve aucune envie de quitter la forêt, le lac, son île, ses
plages de galets. Elle est ici comme à l’abri du monde, le monde
des vacarmes meurtriers, le monde des villes qui implosent.
Je sais fort bien à quel point c’est une illusion,
mais une illusion a comme mérite principal de servir de trucage,
donc aussi de clé de décodage. Sa sérénité, même si elle est
illusoire en regard de ce que je connais, et de ce que je devine,
est l’atout déterminant qui me permettra d’activer en elle la
vérité.
Et la vérité c’est non seulement ce qu’elle
devient, peu à peu, mais ce qu’elle est, d’un seul coup.
Mes neurovirus évolutionnistes agissent sur les
fonctions métaboliques, sur le code génétique, sur les structures
corticales, mais en cela ils ne « transforment » pas
l’individu en question, comme je l’ai un peu trop rapidement évoqué
plus haut.
En fait, nous ne transformons
rien, nous ne faisons que révéler ce qui existe, nous ne
faisons que donner à l’être la maison dans
laquelle il peut vivre, comme le disait un certain Martin
Heidegger. Il n’y a pas « transformation », il y a
« saut quantique », différence absolue, nouvelle
spéciation, il y a une rupture qui paradoxalement
« reprend » tout ce que l’individu a été jusque-là pour
le projeter d’un seul coup vers son propre futur. En donnant ainsi
un coup de pouce à l’évolution singulière d’un être humain, non
seulement nous ne produisons rien qui irait à l’encontre des Lois
du Monde Créé, mais nous ne les « utilisons » même pas
aveuglément comme votre espèce sait si bien le faire, au contraire
nous avons appris depuis longtemps que, pour les maîtriser
convenablement, il faut se mettre à leur service, comme c’est le
cas dans toutes les civilisations humaines parvenues au stade
galactique.
Et c’est ce que j’ai fait pour la petite
Skybridge.
Cette « accélération » générale est un
moment cinétique absolu dans l’ontologie de la personne qui
l’expérimente, elle est ce qui permet à tout ce qui est encore
caché, secret, truqué, dans le corps humain, d’être enfin révélé à
l’être qui l’habite.
Ensuite, c’est comme pour tout, il faut
travailler.
Et Lucy Skybridge était une excellente
élève.
Lorsque la rentrée 2003 arrive, elle a déjà
accompli d’énormes progrès. Elle a neuf ans, mais au regard des
mutations qui se sont actualisées en elle, elle est âgée de neuf
siècles. C’est encore une enfant, même selon les normes en cours là
d’où je viens. Elle a neuf ans. C’est une petite fille américaine.
C’est une petite fille qui peut lire des empreintes oculaires à
distance, elle voit en pleine obscurité, elle entend des fréquences
inaudibles pour l’oreille humaine, et apprend à les distinguer.
Idem pour le spectre lumineux. Elle
commence à expérimenter la télépathie, en fait la manipulation
d’une interférence neuroquantique avec un cerveau situé à
proximité, ce qui n’est pas si facile à décrypter. Elle fait son
premier apprentissage de la précognition.
Moi, je reçois des émissions de télé venues du
futur.
Elle, c’est sur le Ground Zero que ça se passe.
Elle se retrouve dans son lit au milieu des ruines des deux tours,
et là, parmi les cendres qui s’élèvent des débris et des gravats
fumants, une escadrille de feuilles de papier vole à sa rencontre,
comme les milliers d’autres qui flottent encore dans l’atmosphère
ou jonchent ce qui reste des rues.
Les pages volantes sont écrites par la main de sa
mère, elle en est certaine, elle reconnaît son écriture singulière.
Et des morceaux de futur sont inscrits sur les feuilles de
papier.
C’est un univers qui en vaut bien un autre, me
dis-je, il vaut bien le mien. En tout cas, il est clair que c’est
la dimension interface qui a été créée sur mesure pour elle.
Bien sûr, j’ai accepté la proposition de l’école.
Lucy a encore sauté une classe. Je n’ai malheureusement pas bien
calculé les conséquences, de fait, elle devient un sujet
d’attention pour les autres élèves. Elle ne subit pas de réelles
marques de rejet, d’ostracisme, voire d’agressivité, mais je me
rends compte, au fil des semaines, que sa solitude augmente. Pour
les humains qui l’entourent, même s’ils ignorent tout de la vérité,
la petite Lucy Skybridge est bien une sorte d’alien.
Je ne sais trop quoi dire à la môme.
Cette solitude, cette étrangeté, ce sera son dû,
désormais. Ce sera même son destin. Le temps que nous restions sur
la Terre, elle deviendra chaque jour de plus en plus en exil de son
propre monde.
C’est lorsque nous partirons que, d’une certaine
manière, elle pourra se réconcilier avec l’humanité.
L’humanité qui a tué sa mère.
L’automne est froid mais encore rouge lorsque je
me rends chez le concessionnaire Chrysler pour prendre possession
de mes pneus d’hiver. Je suis prévoyant, voire maniaque, c’est un
fait. Je note tout, j’écris tout, je prévois tout, je calcule
tout. Il est hors de question que je me fasse surprendre au
cœur des Appalaches par un blizzard venu du Nord canadien, venu de
là où je devrai bientôt me rendre, pour me perdre.
Car précisément, pour m’y perdre, je dois être en
mesure de m’y rendre.
Nous sommes fin novembre, je pressens que la date
du signal fatidique se rapproche, une habitude, l’instinct. J’ai
vérifié à plusieurs reprises, dans le labo clandestin, que la
néo-spéciation de Lucy se déroulait sans le moindre problème.
Non, au fil des semaines, je n’ai même plus besoin
de ces contrôles techniques, il me suffit de la tenir par la main
au bord du lac ou en sortant de l’école, il me suffit de la
regarder, de croiser son regard, d’échanger quelques mots avec
elle. Il me suffit de vivre à ses côtés, et l’évidence
s’impose.
Je suis en train de réussir mon pari, je vais
gagner le défi que j’ai jeté à la face du Cosmos tout entier, à la
face du Cosmos et de ceux qui y habitent, de ceux qui y vivent, qui
y tuent, qui y meurent, à la face du Cosmos et de ses petits
ingénieurs, humains ou autres.
Il doit être trois heures de l’après-midi lorsque
je gare le Dodge dans le vaste garage.
Au bureau, on m’attend avec ponctualité, après le
coup de téléphone que j’ai donné pour confirmer ma visite prise par
rendez-vous il y a des mois.
J’ai tout calculé.
Le point essentiel, et je le connais par cœur,
c’est pour ainsi dire ma spécialité, pour ne pas dire ma seconde
nature, le point essentiel, c’est de ne pas se faire
calculer.
Et justement, il y a quelqu’un qui me calcule, en
ce moment même.
Cela faisait longtemps que je ne les avais pas
vus, ces SUV noirs, ces types en costume sombre, ces regards
inquisiteurs, ces lunettes fumées plus scrutatrices encore.
Ils sont garés dans le vaste parking qui jouxte le
garage du concessionnaire. Vraiment pas de chance, m’étais-je dit.
Je distingue des visages que je ne reconnais pas, mais je ressens
de nouveau cette impression de déjà-vu à l’apparition de l’homme
que j’ai aperçu par deux fois, à Manhattan, cette fois il est
accompagné d’un jeune gars, avec des lunettes d’écaille, un costume
clair, il ne ressemble pas aux autres, on dirait une sorte de
toubib, lui aussi, c’est étrange, il suscite cette sensation
informulable d’avoir déjà été vu ou rencontré quelque part.
Lors d’une de mes vies antérieures ?
Des humains, vraiment ? Ou bien une mission
secrète de Contrôleurs envoyés depuis le Vaisseau-Mère ?
Non, j’aurais probablement deviné quelque chose,
j’aurais senti leur approche, je ne suis plus tout à fait humain,
moi non plus.
Je surveille du coin de l’œil la silhouette du
type qui semble diriger le groupe. C’est lui qui, de loin, me
calcule. Il compute. Il classe des données. Il essaie de savoir si
je corresponds à une description, une photo, un
portrait-robot.
J’avais quelque peu changé d’apparence depuis le
jour des attentats mais sans doute pas assez pour ne pas attirer
leur attention.
Que foutaient-ils ici, dans le nord de
l’État ? En plein milieu des Appalaches, en plein milieu du
nulle part américain ?
Peu importait.
La question était : comment revenir à la
maison sans les avoir à mes basques ? Comment les perdre dans
le nulle part américain ? Comment falsifier le monde à leurs
yeux ?
C’est possible.
Cela nécessite une grande dépense d’énergie, mais
c’est possible.
Je peux truquer leurs cerveaux. Au point que,
durant un temps limité, le monde diverge dans leurs structures
neuronales et qu’un véritable univers parallèle se superpose au
réel, prenne sa place, devienne le
réel.
Une grande dépense d’énergie.
Très grande.
Ils sont nombreux, au moins six, non sept. C’est
beaucoup.
C’est bien au-delà de ce qu’il est permis de
tenter selon les règles en usage. Mais cela fait longtemps que je
ne respecte plus les usages ni les règles.
C’est bien au-delà des réserves d’énergie allouées
à ce genre de manœuvres. C’est un risque.
Non.
Le seul risque, c’est de ne rien faire.
De nouveau, j’ai une tour en feu aux fesses.
Cette fois, je n’hésiterai même pas une
seconde.
Le temps de programmer la séquence
neurovirale.
Ça y est, c’est fait.
Disons que c’est en train d’être fait. Il
faut un peu de temps pour créer un monde.
Lorsque je reviens à la maison, Lucy me jette un
regard inquiet. Je devrais être enjoué, ce fut un samedi splendide,
beau temps toute la journée, un peu froid, annonçant l’hiver
proche, mais tout est jaune, tout est or, tout est fauve, tout est
roux, tout est tellement vivant.
Je me vois dans le rétroviseur extérieur, je me
vois dans un des miroirs du vestibule, je me vois dans les yeux de
la môme.
Je suis livide, couvert de sueur, les yeux veinés
de capillarités sanguines, les lèvres desséchées comme par le vent
du plus brûlant des déserts. Je tremble. J’ai mal partout. Je ne me
souviens plus comment je suis parvenu à conduire sur la route du
retour.
Elle me demande ce qui ne va pas. Je ne réponds
pas, je ne suis même pas sûr de l’avoir vraiment entendue.
Je monte m’enfermer dans ma chambre, juste sous le
toit.
Je dois réfléchir.
Je ne dois pas paniquer.
Je dois mettre en place un plan d’action.
Je ne dois pas paniquer.
Je dois me débarrasser de ces hommes.
Je ne dois pas paniquer.
Il n’y aucune raison de paniquer.
D’abord, ne plus jamais laisser la môme seule à la
maison, même si le village est une communauté soudée, que le
commandant Cooper veille toujours au grain, et observe le moindre
va-et-vient d’un étranger dans les parages, tout comme le vieux
biographe militaire, ou la famille de bûcherons, au croisement avec
le Fishnet Row, je ne dois plus prendre
le moindre risque.
Ensuite, pour clouer leur cercueil, j’informe le
Vaisseau-Mère de leur présence menaçante et demande à ce que des
dispositions urgentes soient prises. Si j’ai pu affecter leur
mémoire personnelle, il serait bon que la mémoire du système pour
lequel ils travaillent le soit aussi. On me promet une intervention
spéciale des Truqueurs.
Je dois, en retour, me préparer à un déménagement
express, au cas où.
Enfin, s’apprêter à devoir se battre un jour
contre les hommes en costume sombre.
Surtout, ne pas paniquer.
Ils ne peuvent rien contre nous. Ils ne peuvent
plus rien contre elle.
Elle est ma fille.
Ils ne me la prendront pas.
Ils ne peuvent plus rien contre nous.
Nous ne sommes plus d’ici.