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Un peu au nord du désastre
La route. La route vers le nord de l’État. La route des Appalaches.
La route poudreuse sous le soleil. La route américaine. La route-horizon, la route-horizontalité. La route qui nous conduit loin de la métropole, loin des machines tours-avions-incendies, loin des neiges artificielles, loin des nuages de feu.
La route. Celle qui nous conduit vers les montagnes, là où la civilisation est encore une branche de la nature.
La route m’indique une direction destinale davantage qu’un simple point cardinal. Je roule vers le nord, certes, vers le pôle magnétique arctique, vers mon lieu de rendez-vous terminal, mais je roule surtout dans un état présent extatique, une extase qui envahit mon être de l’intérieur, comme en provenance d’une étoile qui viendrait d’exploser au plus profond de moi-même pour irradier l’espace alentour, si c’est cela le bonheur, ou ce que les hommes nomment tel, alors c’est la première fois en un millénaire que je le ressens avec cette intensité particulière, comme si tout, absolument tout, était infiniment relié, comme si chaque rayon de lumière était musique, comme si chaque sonorité était envol de photons, comme si chaque souffle de vent pouvait consumer le monde.
Nul doute que les mémoires quantiques du Vaisseau-Mère analyseraient cette nouvelle « circonvolution émotive » avec le plus grand intérêt.
C’est la route. C’est elle la responsable de cette épiphanie.
Car cette route ne me conduit pas vers un lieu repérable par ses coordonnées géographiques, elle me conduit avec la petite fille de la boîte noire au travers d’un moment de l’espace et du temps qui reste suspendu pour l’éternité, et ce moment c’est maintenant, c’est toujours.
C’est la route.


La maisonnette des Appalaches sera mon ultime domicile fixe, elle est taillée sur mesure pour un séjour provisoire. Lorsque l’heure du rendez-vous sera vraiment proche, je la laisserai derrière moi sans avoir à m’occuper de rien, je vivrai le long de la route, motels, campings, parkings, peu importe, toujours un peu plus vers le nord. À ce que je sais maintenant, mon rapatriement n’aura pas lieu avant deux ou trois ans, le temps de parfaire ma traversée anonyme de l’Amérique anonyme, lorsque je recevrai l’ultime signal je n’aurai plus qu’à traverser la frontière canadienne et à foncer vers le nord.
Toujours un peu plus vers le nord.
La durée de mon dernier transit permettra aux Truqueurs d’effacer les traces qui subsistent encore de mon passage sur cette Terre depuis l’an mil, il me permettra de régler les affaires courantes, de terminer la Mission, de préparer convenablement le départ.
Et d’imposer au Vaisseau-Mère le plan que je suis en train de concevoir.
Le plein. Station Exxon. Un échangeur vers Syracuse. Le Dodge Caravan. Une fourgonnette familiale. Un des véhicules les plus vendus en Amérique du Nord. Typique middle class. L’anonymat mécanisé. Nous écoutons les radios FM rencontrées sur le chemin. Le temps est superbe.
Il fait aussi beau que le jour où le monde s’est effondré dans la poussière des tours.
La route-horizon, encore et toujours. L’ombre bleue des montagnes qui se dessinent au bout, dressant leur verticalité comme une continuité paradoxale de cette horizontalité totalitaire.
En Amérique, un obstacle camoufle toujours un passage. Un passage cache souvent un piège. Un piège se révèle parfois votre toute dernière chance.


Mon expérience millénaire m’a au moins appris ceci : pour ne pas être vu, surtout n’essaie pas de te cacher. Disparaître, ou ne serait-ce qu’essayer, est le meilleur moyen d’apparaître au grand jour. Être invisible c’est parfois savoir se situer au premier plan.
C’est la bonne vieille histoire de la Lettre volée d’Edgar Allan Poe, qui se trouvait simplement à la vue de tout le monde, en évidence sur le bureau de la pièce principale. Comme me l’avait indiqué un cambrioleur français de mes amis, vers 1850 : Si tu veux cacher une aiguille ne la planque pas dans une meule de foin. Cache-la dans un tas d’aiguilles.
Pour rester anonyme, il faut être l’aiguille dans le tas d’aiguilles. Il ne faut pas se retirer des apparences sociales mais s’y fondre. Il ne faut pas essayer de camoufler sa différence sous l’illusion des Nombres. Il faut être un nombre parmi les nombres. Il ne faut pas être comme tout le monde.
Il faut être tout le monde.


Ici, nous serons tout le monde. Nous sommes à la fois là où l’Amérique se trouve vraiment, et là où elle se perd tout à fait. Ici, c’est le Heartland, nous sommes toujours dans l’État de New York mais nous pourrions être dans les Hillbillies, nous pourrions être dans le Montana, nous pourrions être dans les Rocheuses, nous pourrions être à Boulder, Colorado.
Nous serons chez nous.
Car nous ne serons nulle part.
Comme tous les autres.
Nous serons les autres, nous le sommes déjà, en tout cas nous ne sommes plus nous-mêmes. Aucun de nous deux. Elle comme moi, moi comme elle, pour des raisons différentes et selon des procédures bien distinctes, nous sommes sortis de l’humanité, mais en retour c’était comme si toute l’humanité était entrée en nous.
C’est parce que nous ne le sommes plus, ou ne l’avons jamais été, que nous sommes les derniers humains sur cette Terre. Nous sommes les derniers humains vivants. Nous sommes ceux qui, justement, ont survécu à l’humanité.
La route, encore et toujours. La masse ardoise scintillante des montagnes. Le vert émeraude des vastes forêts. Le soleil qui continue d’éclairer la route, la route horizon-montagne, la route qui nous conduit vers le nord et qui, déjà, grimpe à l’assaut des flancs des Appalaches, en direction du ciel qui claque bleu azur électrique. La route-ciel, la route-lumière qui explose dans le rayonnement solaire. La route-ciel qui se réfracte étrangement dans le pare-brise inondé de photons turbulents. La route-horizon qui déroule un morceau d’infini devant nous, en une ligne de poudre scintillante dont on ne perçoit que des fins illusoires, toujours repoussées plus loin.
Nous voici dans le monde-interface. Là où nous allons nous préparer en secret pour le Grand Départ, là où nous allons trahir aussi bien l’humanité que la méta-humanité qui l’observe, là où nous allons mentir aux hommes tout autant qu’aux êtres de ma civilisation.
Là où nous allons inventer la vérité.


Bien sûr, comme toutes les autres, cette vérité serait un secret. Un secret qu’un non-homme adulte partagerait chaque jour avec une gamine née sur cette Terre.
En l’espace de mon millénaire de passage en ce monde j’ai connu le mariage plusieurs fois mais je n’ai jamais fondé de famille. Mon génome extraterrestre est parfaitement compatible avec le vôtre, nous sommes des « humains » nous aussi, après tout.
C’est bien là le problème. Il nous est formellement interdit de nous mêler génétiquement à la population locale, des mutations totalement incontrôlées pourraient survenir.
On sait qu’à plusieurs reprises, depuis les milliers et les milliers d’années que se déroule l’Expérience, quelques Observateurs renégats ont transgressé la Loi. Ils furent impitoyablement pourchassés et exterminés par une des agences spécialisées du Vaisseau-Mère – les Contrôleurs – qui dut au plus vite s’occuper également de l’éventuelle descendance. Depuis, tout Observateur en mission est programmé de telle façon qu’il est dans l’incapacité biologique de procréer, une vasectomie originelle l’accompagne en permanence tout au long de ses réincorporations.
Il nous reste l’adoption, c’est généralement la voie choisie.
C’était celle que je venais de choisir.
C’est celle qui venait de me choisir.


Sans les Truqueurs, jamais nous ne pourrions disposer d’autant de flexibilité lors de nos changements de corps/vies, ou de zones d’observation.
Tout était déjà prêt lorsque nous prîmes possession de la nouvelle maison. Le ménage venait d’être fait. Le frigidaire était plein. Tout était fonctionnel.
Je découvris un dossier sur la table de la cuisine. C’était ce qui ferait de nous deux aiguilles dans le tas d’aiguilles. Nous avions déjà rendez-vous avec un médecin de la ville la plus proche pour un bilan général, j’étais adhérent d’un club d’astronomie de la région et la petite était inscrite à l’école. J’avais devant moi un double de la lettre que j’étais censé avoir écrite au directeur de l’établissement, dans laquelle j’expliquais le décès de sa mère lors des attentats du World Trade Center et ma décision subséquente de m’éloigner avec elle de l’épicentre du désastre. Je comprenais les Truqueurs. La mère serait finalement identifiée comme victime, ou classée comme disparue. Son nom finirait par apparaître sur une liste. Celui de Lucy aussi, d’ailleurs. On ne ment pas sur un pareil sujet. Je n’avais pas changé nos noms, j’avais pensé que cela déstabiliserait inutilement la fillette, donc augmenterait nos chances de nous faire repérer. Moi, c’était juste une habitude.
Si l’on me posait des questions j’expliquerais que les agences fédérales n’avaient pas encore achevé leur macabre comptabilité et qu’elles finiraient par découvrir que Lucy Skybridge n’était pas morte avec sa mère dans l’effondrement de la tour Nord du World Trade Center. Si cela durait, je ferais valoir les incompétences et les erreurs inhérentes à toute bureaucratie.
On peut mentir.
Mais il faut que ce soit plus vrai que la vérité elle-même.
Je recevrais probablement un peu d’attention, mais elle serait recouverte par la géopolitique, très vite, comme sous un tapis de cendres à proximité d’une tour effondrée. On se fendrait sans doute d’un peu de commisération, notre singularité finirait par s’estomper au milieu de toutes les autres.
En étant de la sorte un peu plus américains que la moyenne nous nous camouflerons d’autant mieux dans une société comme l’Amérique où la célébrité est devenue un mode de vie.
Nous allons surfer sur la crête de la vague, en état de déséquilibre contrôlé, nous allons nous préparer au Grand Départ, nous allons vaincre les hommes, leurs machines, les astres, les créatures qui y vivent.
Nous allons fonder une famille.