Premier jour : l’éveil
Je me suis réveillé dans la chambre, il faisait un temps magnifique, une onde solaire balayait la pièce, j’apercevais un ciel bleu d’un monochrome azur insoutenable par la fenêtre grande ouverte. Il faisait chaud. Ça ressemblait à l’été.
J’ai ouvert les yeux pour de bon. J’ai balayé autour de moi un regard encore un peu vitreux. C’était vraiment d’une absolue beauté, ce rayon de soleil, ce ciel plus pur qu’une flamme au tungstène, cet air chaud qui agitait les persiennes, irisant les murs et le plafond d’un jeu de motifs lumineux aléatoires.
C’était extrêmement beau.
Je ne reconnaissais rien.
C’était beau. Mais je ne savais pas ce que c’était. Je ne savais pas où c’était. Je ne savais même pas quand c’était.
Le soleil frappait d’or pur tous les objets visibles, mais quelque chose d’invisible avait déprogrammé mon cerveau.
C’était bien moi, à l’évidence, qui venais de m’éveiller dans ce lit.
Mais même moi, je ne savais absolument pas de qui il s’agissait.
J’étais cet homme vêtu d’un caleçon et d’un tee-shirt blancs, comme les murs de la chambre, comme les draps du lit sur lequel il venait de s’éveiller, en fait j’étais bien plus nu que si je ne portais rien du tout.
Je savais tout, semblait-il, tout ce qu’un homme doit savoir en ce monde.
J’avais même des souvenirs. Disons plutôt quelques carrousels d’impressions.
Il paraissait que j’étais aussi en mesure de concevoir des projets. Je connaissais passé, présent, futur.
Mais la seule chose d’importance qu’un homme doit savoir, je l’ignorais.
Moi. Qui. Mon identité. Un mystère. Pire, un secret oublié par son propre détenteur.
La chambre est blanche, le soleil matinal est blanc, ma mémoire est plus que blanche, elle est un pur néant.
Je suis un corps, j’ai un esprit, je sais des choses, je sais ce qu’est une chambre, un lit, des murs, une fenêtre, un tee-shirt, le soleil, le ciel, le temps, l’espace, la lumière, la nuit, le sommeil, l’éveil.
Je sais que je suis un être humain. Je sais ce qu’est un être humain. Je sais que je suis dans un hôtel. Je sais ce qu’est un hôtel, je sais que je suis dans une de ses chambres. Je sais faire des phrases, accomplir des calculs, je sais ressentir quelques émotions. Je suis bien un être humain.
Mais rien en moi ne semble pouvoir s’accorder pleinement avec l’une ou l’autre de ces catégories.
Mon présent est blanc comme cette chambre.
Mon futur est une luminosité dont on ne peut soutenir le rayonnement, tel le soleil qui apparaît en un disque jaune mousseux derrière les persiennes.
Mon passé est une totale absence qui semble surplomber tout le reste, comme ce ciel d’un bleu monochrome absolu, sans la moindre trace de vapeur.
Je suis parfaitement isomorphe à l’endroit où je viens de m’éveiller, je suis comme une page vierge sur laquelle le monde vient s’imprimer, directement, tatouant mon cerveau de la structure même de l’univers.
Et c’est précisément pour cette raison que je ne suis rien, sinon un écran vierge. Le monde s’imprime en moi. En retour, on dirait que quelque chose s’inscrit en lui par le biais de ma non-identité, matrice parfaitement singulière de ce que je ne suis pas.
Je suis un individu, cela ne fait aucun doute, mais un individu sans identité, une personne, mais une personne sans nom, je suis un homme, mais sans rien qui le rattache aux autres, puisqu’il est coupé de lui-même.
Je suis quelque chose dont non seulement j’ignore tout, mais qui ignore l’étendue réelle de son ignorance. C’est presque une forme apophatique de « savoir ».
Seule consolation : au moins, je ne suis pas rien. Je ne suis pas rien du tout. Je ne suis pas plongé dans le néant, même si tout semble indiquer que j’en proviens.
Un coma ?
Je sais ce qu’est une mort cérébrale.
Je sais ce que cela peut produire sur le cerveau d’un être humain.
Mais on ne soigne pas les personnes plongées dans le coma dans des chambres d’hôtel, même confortables. Cela aussi je le sais.
Je ne suis pas dans un hôpital, je sais ce qu’est un hôpital, une infirmière, un médecin, je sais même ce qu’est une amnésie.
En ce sens, on peut dire que je connais au moins quelque chose à mon sujet.


Je ne sais rien de mon futur mais je suis capable de faire des projets. Par exemple, m’extraire du lit, trouver des vêtements à ma taille, impeccablement pliés sur une chaise, les chaussures sont exactement de ma pointure, pas de doute, ces habits m’appartiennent, puis faire le tour de la vaste chambre, qui se révèle en fait un véritable appartement, au premier étage d’une maison de style toscan, en belle pierre de taille un peu rose, à la lisière d’une vaste pinède plantée au milieu de ce qui semble une ville moyenne, une station balnéaire, au bord de la mer. Plutôt un appartement de location qu’une simple chambre standard. Une maison. Style toscan. Mer. Méditerranée, probablement. Italie ?
Je sais ce qu’est une mer. Je sais ce qu’est la mer Méditerranée. Je sais où se trouve l’Italie, je sais reconnaître le style des villas toscanes.
Voilà, je n’ai pas de futur mais je peux, moi, l’inscrire par ma propre action, par les espaces de liberté que je vais défricher. Je peux l’inscrire sur le monde, ce monde qui s’imprime en moi.
En quelques minutes j’ai déjà pu accumuler un premier lot d’informations. Je ne sais pas exactement où je me trouve mais je commence à disposer de repères, une topographie élémentaire qui se substitue au continuum blanc de mon éveil. Je commence à pouvoir découper le monde en éléments discrets. Ce qui signifie que je peux justement y établir des relations. Un réseau de coupures.
Tiens ! D’où est-ce que je tire ce concept ? Comment a-t-il pu s’imposer dans ma quête encore vacillante d’une première carte, d’un embryon de territoire ?
Bon. Plus tard, les abstractions. Poursuivre l’action, poursuivre la course à travers le temps et l’espace pour commencer à produire un monde. Plus qu’une carte, plus qu’un territoire. Un cosmos. Quelque chose doté d’un corps. Quelque chose d’organisé, quelque chose d’organique, quelque chose d’à la fois uni et disjoint, qu’on peut séparer en entités discrètes, par ce fameux « réseau de coupures ».


Où suis-je ? – cela signifie en premier lieu : d’où viens-je ? Et en ce cas une question vient se superposer sur la première avec une similitude parfaite : d’où provient ce langage ? Pourquoi ces mots s’agencent-ils ainsi, avec un tel naturel, dans mon cerveau pourtant vide de toute référence identitaire ?
Cela semble me concerner, moi, au plus haut point. Ce langage c’est le mien. Non, ce langage c’est moi, justement. Ce langage c’est ce qui fonde mon identité singulière, si je comprends d’où il vient, j’apprendrai du même coup mes propres origines et je saurai dans quelle direction diriger mes pas.
Où suis-je ? – c’est donc, simultanément : où vais-je ? Origines et destination se recoupent en un point situé à l’infini, un point qui est moi.
Un être sans passé n’a pas le choix : il doit avancer droit devant lui, il n’aura pas à se retourner puisque ce qu’il quitte est à venir, il ne le connaît pas encore, un être sans mémoire doit ainsi forcer le futur à la reconstruire, il entre en lutte armée contre lui-même et doit se servir de toutes les possibilités du monde pour parvenir à briser le verrou qui le cadenasse à l’intérieur de lui-même, aussi tout est suspect a priori, aussi bien à l’extérieur de l’inconnu qu’il est à ses propres yeux qu’à l’intérieur de cette carcasse qui ne sait rien d’elle, tout est suspect, plus rien n’est innocent, puisque tout peut l’être, et donc cacher un piège, tout est suspect de protéger un secret, suspect de pouvoir révéler un mystère.
Non seulement il est seul, absolument seul au monde, qui lui est totalement étranger, mais c’est le monde entier qui est devenu une immense solitude, par l’adjonction des milliards d’existences solitaires dont il est constitué, et plus encore en tant qu’entité à la fois plurielle et monodésique. Solitude unique et milliaire, isolation au cœur des nombres, des masses, des quantités variables, isolation face à l’inconnaissable, solitude face aux milliards d’autres mondes dont celui-ci ne connaît rien, il est bien à mon image, c’est à peine s’il sait quelque chose de lui-même et des autres. Sa solitude est ce qui s’imprime en moi, et moi je réinscris la mienne en lui, sous la forme de cette vie dont la seule réalité est sa propre cinétique, ce mouvement qu’elle fore dans ce monde.
Je ne sais rien de moi mais je suis en mesure d’élaborer des théories sur cette absence ontologique.
Pourquoi ?
Il est évident que répondre à cette question c’est répondre à toutes les autres.
À l’Autre.


C’est dans la salle de bains que je prends contact avec le seul substrat identitaire dont je dispose : mon apparence.
Un homme glabre, d’une quarantaine d’années, une barbe naissante, de deux ou trois jours, le temps de mon inconscience dans la chambre ? – des cheveux courts, noirs, des yeux gris.
Au fil des heures passées dans la maison, à en explorer chaque recoin à la recherche d’un quelconque indice, je retourne régulièrement dans la salle de bains pour m’habituer à ma propre présence.
Je finis par m’y faire. C’est ce que je suis. C’est moi. C’est moi qui suis cela.
Je continue mes recherches dans l’appartement du premier étage, puis je descends l’escalier et je découvre le rez-de-chaussée. Plus rustique. Une vaste cuisine campagnarde. Une salle de bains en carreaux de faïence jaunes et blancs. Un grand débarras, plein de cartons et d’objets entassés. Une large chambre non meublée, aux murs en cours de réfection, de tout petits cabinets de toilette.
Un couloir de tommettes rouges conduit à la porte d’entrée, avec son vaste rectangle de verre dépoli qui fait trembloter la lumière du jour sur les murs blancs carrelés d’un jaune bronze et le dallage octogonal de couleur brique.
L’extérieur.
Le monde.
Je comprends que c’est la maison entière qui est à ma disposition, la maison au bord de la pinède est ma chambre d’hôtel. Plus exactement elle est mon hôtel, mon hôtel particulier.
Je ne me suis réveillé ni dans une chambre d’hôpital ni dans celle d’un établissement hôtelier. Mais dans une maison.
Une maison bien précise, dans un lieu bien précis, une ville bien précise.
Pour une raison précise, donc. Un sens qui m’est pour le moment barré mais qui indique sa présence par celle de cette fermeture même, cette amnésie inexplicable.
Si je suis ici, sans mémoire, dans une maison que je ne connais pas, ce n’est pas par hasard.
Et si ce n’est pas par hasard c’est qu’il s’agit d’un acte volontaire.
On a voulu, on veut que je vive cette expérience.
Quelque chose ou quelqu’un me manipule, et j’ignore de qui ou quoi il peut s’agir tout autant que je ne sais toujours pas qui, où, ni quand je suis.
Je suis tout juste un fil dansant au-dessus de l’abîme, et dont les attaches sont elles-mêmes suspendues sur des gouffres sans fond : je flotte, comme en apesanteur au cœur du vide, j’oscille entre deux mondes, si les miroirs disaient la vérité, celui de la salle de bains m’aurait montré un spectre, un fantôme, un hologramme.


C’est pour cette raison sans doute qu’en ce premier jour de mon réveil, je ne suis pas sorti. De mes fenêtres, j’ai regardé l’extérieur, la ville, la pinède, la longue étendue des bains privés qui longeaient une avenue ensoleillée au bord des plages, le bleu de la mer, un peu plus vert que celui du ciel, les quelques bateaux que j’apercevais le long d’un môle. Mais je n’ai pas mis le nez dehors. Je me suis approprié mon image, en passant et repassant régulièrement dans la salle de bains assez luxueuse du premier étage. Et sinon j’ai passé mon temps à fouiller, inspecter, examiner chaque recoin de cette maison dans laquelle je venais de naître.
Je n’avais pas de mémoire, ma tension vers le futur s’en trouvait surmultipliée. Je pouvais rester des heures dans une pièce à y retourner le moindre objet ou à détailler la disposition, la couleur, la forme, la structure des murs ou des meubles.
Il était donc inévitable que je finisse par la découvrir.
Je la dénichai dans le débarras du rez-de-chaussée, parmi un bric-à-brac d’ustensiles, de journaux, revues, livres usagés, de caisses contenant du matériel de bricolage, de stocks d’ampoules électriques, du câble, ou bien alors des sacs de vingt kilos de nourriture pour chiens.
C’était une valise. Un peu vieillotte de style mais parfaitement conservée, elle contrastait dès le premier coup d’œil avec l’empilement d’objets divers sous lequel je venais de la remarquer. Une valise de voyage, avec roulettes et manche télescopique, fermetures Éclair, des motifs écossais, tartan violet, pourpre et gris.
Il était déjà tard lorsque j’ai découvert la valise. Le soleil embrasait l’horizon, la nuit serait bientôt là.
C’est dans cette lumière rouge saturée qui parvenait d’une des fenêtres du grand débarras que je l’ai ouverte.
C’est cette lumière de feu infrarouge qui a éclairé les deux « choses » qui se trouvaient à l’intérieur. C’est ce feu orange qui est venu frapper d’une gravure d’or la première page, blanche, d’une rame de papier. C’est ce même feu qui est venu embraser les ornements de laiton d’une antique machine à écrire Remington, antique mais parfaitement fonctionnelle, prête à l’usage. C’est ce feu orange qui s’est infiltré dans ma vision lorsque je me suis rendu compte que le première page n’était pas complètement vierge. Il y avait un mot écrit tout en haut de la page, au centre, dans le feu orange je pouvais reconnaître la typographie singulière d’une machine à écrire.
ARTEFACT – était-il écrit en capitales d’une encre bleue.
Un titre.
Des feuilles de papier.
Une vénérable machine à écrire.
C’est dans ce filtre rouge or tombé du ciel que j’ai pris conscience de la chose.
C’était bien une sorte d’expérience. Ou quelque chose qui s’y apparentait, une forme de manipulation mentale.
On voulait que je fasse quelque chose de précis dans cette maison.
On me donnait les moyens de l’accomplir.
On voulait que j’écrive.
Je ne savais pas pourquoi mais on voulait que j’écrive. Mais que j’écrive quoi ? Et pourquoi ?
On voulait que j’écrive.
Et c’est pour cette raison qu’on avait totalement effacé ma mémoire.
On voulait que j’écrive.
Quelqu’un semblait convaincu qu’il fallait pour cela que je commence par perdre mon identité.