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La carte et le territoire
À Montréal, j’avais opté pour le Hyatt Regency, un grand hôtel international, centre-ville, anonymat assuré.
Dans le même temps je laissais une trace qui confirmerait ce que j’avais dit au douanier américain. C’était une vraie trace. C’est-à-dire une fausse.
Nous restâmes quarante-huit heures, un laps de temps qui correspondait au scénario.
Je tirai un gros paquet de cash, dans plusieurs banques de la ville, puis je pris la route de Québec, par la 138, rive nord du Saint-Laurent. Dès cet instant je prenais la direction opposée à celle indiquée sciemment.
Dès cet instant j’entrais dans le domaine de la clandestinité, j’entrais dans le monde du trucage permanent, j’entrais dans un monde d’autant plus souterrain qu’il se trouve exposé en pleine lumière.
La Transcanadienne aurait été plus rapide, mais je n’avais nul besoin de rapidité.
J’avais à nouveau besoin de la route qui se fond dans le ciel, de la route qui est une extension prothétique de la terre, j’avais besoin des paysages cisaillés par sa blancheur rectiligne, j’avais besoin, encore un peu, de la Beauté comme écho terrestre de la Grâce.
À Québec, je commençai par le Hilton. Je persuadai aisément le type de l’accueil que mes cartes avaient subi une démagnétisation accidentelle mais que, par chance, je pouvais payer en liquide. J’avais des dollars américains, une provision établie au maximum légal que j’avais préparée juste avant le passage de la frontière.
Dollars américains. Même au Canada, ça reste le sésame international. Valable en toutes conditions, sous toutes les latitudes. Je m’étais fait la réflexion que j’allais sérieusement concurrencer les touristes venus de Boston ou de Miami.
Après Québec, nous restons dans les environs. Je fais visiter à Lucy la réserve huronne de Loretteville. Du coup, nous trouvons un refuge dans un motel assez proche. Les dollars américains font une fois de plus leur effet. Surtout ici.
Nous continuons de rouler. Un peu après Québec je traverse vers l’île d’Orléans, nous choisissons une auberge avec une vaste chambre à louer. Je négocie le prix pour trois semaines pleines, avec les dollars américains et la morte-saison, j’obtiens gain de cause en deux lignes de dialogue.
L’île est plantée au beau milieu du Saint-Laurent, elle sert de point de passage entre les deux rives du fleuve qui prend ici des proportions déjà impressionnantes.
Quand nous partirons, à la fin du mois, nous continuerons par le sud.
Nous sinuerons ainsi d’une rive à l’autre jusqu’à Tadoussac, puis Baie-Comeau, en empruntant les ponts disponibles ou en embarquant sur les traversiers qui entreprennent leurs navettes journalières.
Ensuite nous n’aurons plus qu’à suivre la 389 vers le nord.
Je suis la carte. Je suis le territoire inscrit. Je suis un ensemble de données qui voyage sous l’éclat de lumière de ce jour si clair, si bleu, avec tant d’or saturé dans l’air, avec tant de rayons qui vibrent à chaque réfraction, arbres, pare-brise, pylônes métalliques, surface aquatique en mouvement, je me tiens au milieu du fleuve, je suis le milieu du fleuve.
Je suis le fleuve.
Je passe, je ne suis jamais à un endroit précis, mais ma présence est inaliénable.
Je ne suis plus ici, cependant j’y resterai à jamais.
C’était le but de ce sacrifice dans la Tour. En me réincorporant ainsi, dans de telles conditions extrêmes, je signais de mon sang une alliance secrète avec ce monde, disons, avec ce qui sera détruit de ce monde.
C’est-à-dire la Beauté.
La Beauté et la Grâce.
Ils anéantiront tout. Ils souilleront chaque place sacrée. Ils propageront des abominations encore jamais vues sur cette planète pourtant riche d’enseignements.
Ils commenceront probablement par eux-mêmes, comme toujours.
Ils s’entredévoreront en se régénérant sans cesse de cette autophagie.
Ils débuteront leur entreprise en exterminant les meilleurs d’entre eux. Les rares. Les quelques-uns. Les solitaires. Les minoritaires d’entre les minorités. Puis le cercle de l’enfer s’élargira. Des populations entières seront consumées. Des nations seront rayées de la carte. Des villes disparaîtront en une colonne de feu et de fumée ardente, comme des millions de World Trade Center réunis, des régions entières du globe seront dévastées, le reste ne sera guère épargné.
Tous les moyens techniques seront utilisés. Des armes remontant au néolithique aux derniers arsenaux des laboratoires militaires de pointe.
Tous les moyens imaginables seront imaginés. Tous les moyens possibles seront testés.
Et cela continuera de se pratiquer sous le drapeau de la Paix.
La Beauté sera atomisée.
La Grâce, partout, sera traquée.
Oui, il est vraiment temps de partir.


Nous avons quitté l’auberge de l’île d’Orléans après un séjour sans histoire. L’hiver québécois commence à tirer à sa fin. J’emprunte la Transcanadienne, je roule jusqu’à Trois-Rivières, je décide de pousser jusqu’à Rivière-du-Loup pour y rester quelque temps avant de prendre un ferry pour revenir sur la rive nord.
Je suis la carte.
Ce territoire spécifique ne m’est pas inconnu, même si c’est la première fois, en mille ans d’existence, que j’y pose les pieds.
Non seulement il ne m’est pas inconnu mais on dirait qu’il me reconnaît, c’est comme s’il me parlait, et que je pouvais lui répondre, dans le plus total silence.
Le silence des Nombres, le silence des inscriptions, le silence du corps quand il est le réceptacle d’un secret.
Et s’il me parle, c’est qu’il a quelque chose à me dire.
Ce qu’il a à me dire c’est : continue de rouler, ne t’arrête plus, sinon pour une nuit, roule sans cesse, reste en mouvement, fonds-toi en moi, tu es la carte, je suis le territoire, je suis l’Amérique, tu es l’alien terminal, à nous deux nous formons un authentique organisme supravivant.
Alors le mois du dieu Mars revient colorer de rouge la terre des hommes, tandis que leur sang coule sans cesse depuis l’époque où je suis venu les observer, le mois du dieu Mars accompagne le début de notre véritable nomadisation à travers le Québec, et certaines régions du Nouveau-Brunswick.
Nous roulons. Nous sommes la carte. Nous roulons en parlant au territoire qui nous répond, de toute la Beauté qu’il est encore en mesure de livrer.
Il lui reste des ressources non négligeables, nous avons foutrement raison d’en profiter.


Nous avons parcouru la Gaspésie, puis le nord – le littoral jusqu’aux environs de Shediac –, et le sud-est – la baie de Fundy – du Nouveau-Brunswick, nous avons roulé sans cesse, d’un motel à un autre. Nous sommes passés sur cette extrémité du Bouclier canadien. Nous n’y avons laissé aucune trace. Nous avons roulé, nous sommes restés invisibles.
Le mois du dieu Mars vient juste de s’achever. Le printemps est un peu tardif mais le dégel du Saint-Laurent a commencé pour de bon. La glace, dont le gris nacré scintille sous une lumière dont on ne sait d’où elle provient, la glace, qui nécessite des navires spécialisés pour la vaincre au plus fort de l’hiver, la glace, avec juste un ou deux degrés centigrades de plus, la glace, qui semblait ce blindage invincible, la glace s’est brisée en autant de vastes plaques dérivantes, quelques petits icebergs y flottent, comme des bouées de givre.
La matinée commence dans la pâleur des premières heures. Nous attendons le départ du ferry pour Tadoussac, assis dans la voiture, la radio allumée, branchée sur une radio rock locale.
Nous sommeillons.
Le temps est devenu gris, maussade, les eaux grises du fleuve se mêlent au ciel gris qui se perd dans l’horizon gris.
Un fin crachin se met à tomber. Une sorte de pluie miniature tout juste verglaçante, au fil de la journée elle se transformera en une suite d’ondées, le temps se radoucira quelque peu. Je me dis que c’est la météo idéale pour ce jour. Le printemps est là, sauf que, comme nous, il est resté invisible, il a truqué ses apparences, il est devenu gris, une aiguille dans un tas d’aiguilles.
Comme le territoire dont je suis la carte, il y a cette saison dont je suis la météorologie appliquée.
Elle aussi semble vouloir devenir notre alliée.
Elle saura être comme nous, nous saurons être comme elle.
Nous apprendrons à lui parler, elle apprendra à nous répondre.
Je comprends chaque jour un peu mieux la singularité de l’expérience nomade, de l’aventure purement exploratoire, de l’épreuve de la chasse, lorsqu’on est la proie, ou le prédateur. Car désormais, avec mes nouvelles alliées, je serai en mesure de mener mon plan à bien. Mon plan de nomade. De proie, je serai bientôt prédateur. Et non seulement je serai le chasseur, mais je continuerai d’apparaître comme le gibier.
Il n’y a pas de piège plus redoutable que celui qui, non content d’apparaître comme inoffensif, sait se faire passer pour une victime désignée.
Vos seules ressources sont cachées dans la nature la plus sauvage, la civilisation s’y tapit, elle attend juste que quelqu’un découvre la voie d’accès et la mette au jour. La civilisation est beaucoup plus sauvage que la nature, elle en est le principe actif, condensé, occulte.
Les nuages et les nuances du ciel deviennent des signes authentiquement lisibles, dotés d’un sens non seulement structuré, mais structurant. La Terre répond aux rayonnements des astres en élaborant une musique qui ne s’entend ni ne se perçoit par aucun de vos sens, mais vous emplit d’un seul coup de sa présence, la Lune écrit en ondes de lumière sur la surface du fleuve, des lacs, de l’océan, la haute atmosphère est traversée de lueurs dont les origines se situent aux deux pôles magnétiques terrestres, c’est-à-dire dans le cœur de métal de la planète.
La Beauté est ce qui, dans le monde, est susceptible de vous parler, est doté d’une voix, est capable d’énoncer une parole.
Le Monde n’est muet que pour ceux qui restent sourds à cette fréquence.
Très sincèrement, je crois qu’il faut les plaindre.
Ils sont juste morts avant d’avoir vécu.
Et parfois ils ne vivent pas assez longtemps pour s’en rendre compte.
Mais nous sommes sous protection. La Terre et le Ciel, la Terre dont nous partons mais qui nous reste attachée, le Ciel que nous allons rejoindre mais qui ne peut appartenir à personne. Nous ne sommes pas morts avant d’avoir vécu. Nous savons décrypter la Beauté, cachée comme un événement secret, au sein du monde.
Nous ne mourrons pas trop jeunes de ne pas avoir su lire les signes. Nous saurons fuir devant les hommes en costume sombre. Et non seulement nous saurons fuir, mais nous saurons les conduire là où je l’ai décidé. Nous saurons les conduire jusqu’à moi.
Jusqu’au piège.


C’est la nuit. Il est tard. Je ne dors pas. Je contemple les eaux marines plongées dans l’obscurité depuis la chambre de la Pension des Goélands, à Tadoussac. La fenêtre surimpose mon image à la nuit et au fleuve. Le reflet est plus réel que ma propre présence. Il correspond mieux à mon existence, entre deux mondes, sur une surface qui réverbère le parallélépipède ferme et sombre de la chambre et laisse transparaître le globe obscur et limbique du monde extérieur.
Ma fille dort à poings fermés. Je détache mon regard des eaux du fleuve pour rester en contemplation devant elle.
Il m’est arrivé de pleurer lors de mes vies humaines. Des occasions de laisser exploser son chagrin, j’en ai eu mon compte durant ce millénaire passé sur la Terre.
J’ai pleuré pour des amours éteintes, j’ai pleuré pour des femmes mortes, j’ai pleuré pour des femmes qui me quittaient pour un autre, j’ai pleuré pour des femmes que je quittais pour une autre, j’ai pleuré pour des amis assassinés, j’ai pleuré après avoir accompli de grands massacres, j’ai pleuré pour des guerres perdues à cause de la lâcheté, j’ai pleuré pour des guerres gagnées à coups de trahison, j’ai même pleuré pour des enfants qu’on immolait à des dieux dévorateurs.
Mais je n’avais jamais ressenti cette implosion interne.
Si je suis une carte, c’est elle le territoire qui s’inscrit en moi.
Les pleurs ne veulent pas s’extraire de mes yeux, c’est comme s’ils voulaient m’inonder à l’intérieur de leur cascade saline. Ce sont eux qui veulent s’inscrire en moi, comme du feu. Du feu liquide.
Je regarde ma fille et des larmes ne cessent de perler au coin de mes yeux.
Ce n’est pas du chagrin, c’est pour que cela n’explose pas, cela ne se dirige pas de moi vers le monde, mais dans le sens inverse.
Je regarde ma fille dormir, et mes pleurs accompagnent ses rêves sans qu’elle en sache rien.
Je la regarde, mes pleurs n’indiquent aucune tristesse, ils sont comme une limite marquant l’ouverture d’une jubilation indicible, inhumaine, bien trop inhumaine.
Ce n’est pas de joie que je pleure.
Le bonheur peut vous rendre gai ou triste, selon les cas.
L’amour parviendra toujours à laisser en vous les marques confondues des deux sentiments, grillagés au fer rouge au plus profond de votre esprit, de votre âme, de votre corps.
C’est ma fille, elle dort, la nuit est tombée sur le Saint-Laurent. Le mois d’avril vient de commencer.
Nous sommes seuls.
Seuls contre le reste de l’humanité.
Seuls contre ce qui reste d’elle.
Nous sommes seuls, pourtant nous sommes moins seuls que cette humanité le sera jamais.


Maintenant la route, de nouveau. Un pâle soleil fait étinceler la débâcle du Saint-Laurent, les plaques de glace glissent comme de lents radeaux immaculés, elles nous accompagnent en direction de l’estuaire, nous suivons la côte nord, nous passons les Escoumins, nous savons tous deux que nous approchons du but, nous savons tous deux que nous nous dirigeons désormais vers le point de rendez-vous, nous savons tous deux qu’aucun retour en arrière n’est possible. Nous venons de quitter la Pension des Goélands, où l’argent américain plus quelques dollars du cru ont fait le bonheur de la tenancière.
J’ai pris une décision, cette nuit, devant mon fantôme projeté dans la glace.
Les cartes se sont mises en place dans ma tête, tel un jeu, un wargame, un piège.
Je roulerai sur la côte nord en passant par Baie-Comeau, Sept-Îles, Havre-Saint-Pierre, pour m’arrêter à Natashquan.
Je m’arrêterai. Parce que c’est ici que s’arrête la route 138.
Cette région du Canada est dépourvue de voies de communication, même secondaires. Vous trouvez des pistes forestières, des sentiers de halage ou de tourisme, des tronçons inachevés, ou rien du tout. Le seul moyen de transport efficace est la flottille de ferries qui traversent régulièrement le détroit de Belle-Isle entre Terre-Neuve et le continent, puis desservent la côte orientale ou s’engagent dans le Saint-Laurent. C’est à cet endroit que nous nous fondrons dans le décor montagneux, nous serons chaque jour plus aiguilles dans le tas d’aiguilles. C’est ici que s’ouvriront les mâchoires du piège. En fait, pour rejoindre Fermont, il n’y a pas trente-six solutions, il y en a à peine deux : la première consiste à poursuivre sur la côte nord en direction de Tête-à-la-Baleine, à la recherche d’un port côtier où nous attraperons un ferry qui nous transportera à Red Bay, avant de suivre la 510 jusqu’à Cartwright où, de nouveau, nous devrons emprunter un traversier pour accéder à la route 500, au bout du lac Melville, à North West River, puis Goose Bay, d’où nous pourrons enfin parcourir le Labrador d’est en ouest, Churchill Falls, Wabush, juste avant de franchir la frontière de la Province, pour arriver à Fermont.
Ce n’est franchement pas une solution. Ça ne peut même pas être dénommé un « problème ».
C’est un pays.
Il n’y a donc plus qu’une seule voie. Après avoir transmigré quelques semaines dans l’arrière-pays quasi inaccessible, deux aiguilles dans le tas d’aiguilles, deux roches perdues dans la montagne, deux gouttes d’eau dans l’océan, nous ferons demi-tour jusqu’à Baie-Comeau, nous prendrons la 389 et nous monterons jusqu’à Fermont, à la frontière des deux provinces, mais par le Québec.
Une seule route. Une seule direction. Une seule solution.
C’est un bon piège.
C’est pourquoi j’ai laissé une trace calculée lors d’un plein à la station-service Ultramar de Tadoussac. J’ai payé en carte Visa, la dernière dont je dispose. Ils auront du mal à retrouver des témoins oculaires de notre passage mais ils disposeront d’une donnée informatique. Aujourd’hui les humains font beaucoup plus confiance à une série de chiffres qu’à un organisme composé de trillions de cellules vivantes.
Ils n’ont peut-être pas tort.
Mais ce n’est pas tout à fait suffisant pour avoir raison.
Car grâce à cette trace, à ces quelques nombres, à ce code laissé sciemment derrière moi tel un petit caillou blanc, je vais leur faire comprendre à quel point ils sont dans l’erreur en me cherchant là-bas dans l’Ouest, en Abitibi, et surtout, ils tomberont aussitôt dans le piège caché par le piège en suivant la route qu’indiquent les panneaux de signalisation, l’emplacement de la station-service, et la logique.
Car la logique, c’est moi.
Car le territoire, les stations-service, les routes, les panneaux indicateurs, c’est moi.
Car même ce monde que je vais quitter, c’est moi.
Même eux, d’une certaine manière, ils sont moi.
C’est la raison pour laquelle je suis le piège qui leur reste à jamais invisible.


Regardez-moi avec attention : je suis un spectre qui navigue entre deux mondes, je suis un spectre qui glisse à la surface des êtres et des choses, sur l’épiderme glacé de cette humanité je passe une main légère, je ne fais que passer et pourtant je creuse des abysses à chaque point de mon parcours. Je suis un espion. Je suis l’homme qui vient du zéro absolu, et qui y retourne. Je suis l’homme du Ground Zero. Celui qui appartient à la Terre au moment où elle disparaît.
Je suis un spectre avec une petite fille qui a survécu à la tour en feu.
Vous ne pouvez me voir, bien sûr. Puisque c’est moi qui vous vois, c’est moi qui vous observe, c’est moi qui vous espionne depuis plus de mille ans.
Sur l’autoradio, un titre de Dépêche Mode, Personal Jesus, emplit l’habitacle de sa pulsation machinique. Ni elle ni moi n’avons prononcé un mot depuis le départ de Tadoussac, la musique s’accorde toujours avec le paysage, avec l’instant, avec les cieux qui envahissent de leurs espaces grands ouverts l’écran cinémascope du pare-brise, quelle que soit la fréquence écoutée, un accord à la fois secret et mystérieusement lumineux relie les êtres en mouvement avec les décors en place depuis des millions d’années.
C’est un mutisme sans tristesse ni mauvaise humeur. Une espèce de neutralité bienveillante à l’égard des événements du monde, un abandon tacite au mode contemplatif, une sérénité qui ne peut naître que d’une inquiétude qui s’est épuisée sous sa propre masse. Nous pourrions féliciter les attentats de nous avoir réunis. Nous pourrions féliciter l’humanité de nous motiver à la quitter ainsi. Nous pourrions remercier les hommes en costume sombre de nous forcer à fuir leur présence, c’est-à-dire celle de ce monde.
Au-dessus de nous, le ciel boréal va bientôt basculer dans le brasier du crépuscule. J’ai bien roulé. Peu d’arrêts, bien planifiés. Nous dormirons dans le premier motel rencontré peu après la tombée de la nuit, je paierai en liquide, nous reprendrons la route. Nous deviendrons la route.
Bientôt nous nous perdrons complètement au milieu de la civilisation secrète que recèle toute nature sauvage.
Dès demain, nous passerons pour de bon en mode nomade.
Dès demain, nous ne dormirons jamais plus de deux fois dans le même lit.
Dès demain, nous ne ferons qu’apparaître et disparaître comme un point clignotant sur la carte du monde. Nous serons devenus partie intégrante du territoire.
Plus nous avancerons vers le futur, plus nous reviendrons vers l’état sauvage. Plus nous nous rapprocherons du ciel, plus le monde se rapprochera de nous.
Nous en avons une conscience aiguë, tous les deux.
Nous savons que cette fuite hors de leur globe carcéral est un crime, nous transgressons non seulement une loi mais un tabou.
Ils chercheront bien sûr à nous rattraper. Ils tenteront peut-être de nous détruire, d’une manière ou d’une autre. Peut-être voudront-ils même effacer toute trace de notre passage sur cette planète ?
Les Truqueurs auront fait le travail à leur place, c’était la seule consolation envisageable. Le travail serait bien mieux exécuté.
Il leur suffira donc d’appuyer sur la détente d’une arme à feu.
Oui.
C’est souvent ce qu’ils font quand ils ne savent pas quoi faire d’autre.
Sur ce plan-là, je sais que je peux leur faire confiance.