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— C’est le fax que vous souhaitez envoyer, madame ? demanda la réceptionniste de l’hôtel.
Harry détacha son regard du papier qu’elle tenait à la main.
— Je vais le relire une dernière fois, répondit-elle.
— Parfait. Appelez-moi quand vous serez prête.
Comment faisait-elle pour que son chemisier blanc reste impeccable ? se demanda Harry en la voyant s’éloigner pour répondre au téléphone. Le sien, tout froissé, lui collait à la peau.
Lorsqu’elle voulut parcourir une nouvelle fois le texte qu’elle avait rédigé dans sa chambre, ses battements de cœur s’accélérèrent et les mots se brouillèrent devant ses yeux. Et si Rousseau n’avait pas procédé à l’échange ? S’il avait estimé qu’elle bluffait, en fin de compte ? Tout en s’efforçant d’ignorer ses doutes, elle relut le fax. Il était adressé à Owen Johnson, le gestionnaire du compte de son père.

 

Cher monsieur,
Je vous informe par la présente de mon intention de clôturer le compte numéro 72559353, code d’authentification « Pirata », et de virer tous les fonds sur le compte suivant :

 

CODE SWIFT : CRBSCHZ9
IBAN : CH9300762011623852957

 

Afin de respecter les consignes de sécurité, je viendrai en personne pour que nous procédions ensemble au transfert.

 

Le premier compte était celui de son père, le second celui du Prophète. Elle n’avait pas besoin de signer.
Un bref coup d’œil à sa montre lui révéla qu’il était 10 h 04. Même si Rousseau avait l’intention de coopérer, lui avait-elle ménagé suffisamment de temps ? Il fallait éviter à tout prix que quelqu’un ouvre le dossier de son père trop tôt, avant que ses propres papiers d’identité ne soient en place… Mal à l’aise, elle transféra son poids d’une jambe sur l’autre. Le délai accordé par le Prophète expirerait à midi, heure locale. Elle devait foncer.
Elle fit signe à la réceptionniste et lui donna la feuille, ainsi que le numéro d’Owen Johnson, obtenu à partir des notes de son père. La jeune femme inséra la page dans la machine avant d’aller chercher une recharge de papier. Elle avait beau être aussi élégante qu’une hôtesse de l’air, elle se mouvait avec une lenteur exaspérante, et Harry dut serrer les dents pour ne pas crier. Enfin, après ce qui lui parut une éternité, son fax fut avalé et recraché par l’appareil.
De retour dans sa chambre, elle s’empara du téléphone sur la table de nuit et constata qu’elle avait manqué trois appels de Ruth Woods. Elle composa aussitôt le numéro de la journaliste, pour tomber sur une boîte vocale. Elle lui laissa un message disant qu’elle serait à Dublin dans la matinée. Puis elle s’assit sur le lit et appela la Rosenstock. Après avoir énoncé d’une voix neutre le numéro de compte de son père, elle demanda un rendez-vous avec Owen Johnson à 11 h 15.
Bon, songea-t-elle après avoir coupé la communication, dans moins d’une heure elle entrerait dans le bureau du gestionnaire pour retirer seize millions de dollars. Sauf si, bien sûr, il s’attendait à rencontrer Salvador Martinez…
Elle rassembla tous les documents nécessaires et quitta l’hôtel à pied. Parvenue dans Bay Street, elle s’efforça de marcher à l’ombre dès que c’était possible. L’air moite l’enveloppait comme un vêtement chaud. Lorsqu’elle atteignit la Rosenstock, elle avait les cheveux humides de sueur.
La standardiste à l’accueil lui sourit.
— Vous revoilà déjà ?
Harry tressaillit. Mince, elle n’avait pas pensé qu’on pourrait la reconnaître…
— Je vais prévenir Glen Hamilton que vous êtes là, reprit Juliana en décrochant.
— Non, non, ne la dérangez pas, répliqua Harry. Il se trouve que j’ai rendez-vous avec Owen Johnson.
— D’accord, pas de problème.
Juliana tapa sur son clavier.
— Son bureau est au troisième, comme celui de Glen. Vous vous rappelez où sont les ascenseurs ? Prenez celui du milieu.
Quelques instants plus tard, Harry montait dans la même cabine que la première fois, qui l’emmena jusqu’au troisième étage, où la même jeune femme l’escorta le long du couloir. Elle ne cessait de surveiller les portes beiges, craignant à tout moment de voir apparaître Glen Hamilton. Quand son téléphone vibra au fond de son sac, elle le sortit discrètement. Ruth Woods, encore. Harry éteignit le portable. Elle rappellerait plus tard.
Enfin, elle fut introduite dans une pièce au fond du corridor. Cette fois, son interlocuteur l’attendait à l’intérieur.
Il était assis derrière un bureau encombré de documents. Proche de la soixantaine, il avait le teint basané et arborait une expression impassible. Dans le silence qui suivit son arrivée, Harry entendit la porte se refermer derrière elle.
— Bonjour, je suis Owen Johnson, se présenta le banquier.
Debout, il lui fit penser à un rottweiler obèse – torse énorme, mélange de muscles et de graisse, mâchoire impressionnante… Harry s’avança pour lui serrer la main, consciente que la sienne était moite.
— Harry Martinez. Enchantée.
Il posa sur elle ses petits yeux globuleux.
— Je ne crois pas vous avoir déjà rencontrée.
L’intonation était catégorique, et Harry ne douta pas un seul instant qu’il avait une excellente mémoire des visages. Un sourire aux lèvres, elle fit non de la tête en s’efforçant de paraître le plus naturelle possible.
Johnson retourna derrière son bureau et l’invita d’un geste à s’asseoir sur le siège en face de lui. Harry obtempéra. Le mobilier était plus fonctionnel que celui de la pièce où elle avait rencontré Glen Hamilton, remarqua-t-elle : table massive, chaises à l’avenant… Pas de bibelots ni de service à café. Aucune touche personnelle.
Après s’être éclairci la gorge, Johnson fronça les sourcils en regardant les papiers sur sa table. Harry se raidit. Une boîte d’archives était ouverte devant lui, remplie de feuilles à l’aspect légèrement froissé, comme si elles avaient été consultées à plusieurs reprises. Sans doute s’agissait-il du dossier de son père.
— J’espère que vous avez bien reçu mon fax, commença-t-elle. Comme je vous le disais, j’aimerais transférer mes fonds le plus rapidement possible.
Elle lui tendit la photocopie de son fax, à laquelle il jeta un bref coup d’œil sans que rien dans son attitude n’indique qu’il en connaissait déjà le texte. Harry lui remit alors son passeport, dont il étudia attentivement la photo avant de retirer un document de la boîte pour faire la comparaison. Harry retint son souffle en scrutant ses traits. Quand il leva les yeux, elle dut résister à l’envie de déglutir.
Enfin, il referma le passeport, le posa sur le bureau puis le poussa vers elle. Alors qu’il remettait l’autre document dans la boîte, Harry aperçut la photo agrafée à la première page. Malgré les signatures qui couvraient une moitié du visage, la masse de boucles noires était aisément identifiable. Aussitôt, elle eut l’impression de respirer plus librement. C’était bien le formulaire qu’elle avait rempli. Rousseau avait procédé à l’échange.
— Puis-je vous demander si vous êtes satisfaite des services de la banque Rosenstock ? s’enquit Johnson.
— Oh, tout à fait, répondit-elle, le cœur battant. C’est juste que j’ai d’autres projets pour cet argent.
Il s’adossa à son siège en joignant les mains.
— C’est bizarre, je n’ai vu ce dossier qu’une fois, au moment où j’ai repris le poste. Ça fait maintenant huit ans. Je me souviens de ce nom, Martinez… Curieusement, j’ai toujours cru que Pirata était un homme, ajouta-t-il en la regardant droit dans les yeux.
Harry se força à sourire.
— C’est sûrement à cause de mon nom. Harry, je veux dire. Il induit en erreur pas mal de gens.
— Sûrement, oui.
Il lui tendit un formulaire qu’il avait pris sur la pile devant lui, auquel il ajouta l’original du fax.
— Si vous voulez bien remplir ceci, pour que je puisse autoriser le transfert…
Harry parcourut rapidement la feuille, sur laquelle elle devait indiquer les références du compte source et du compte destinataire, le montant de la somme à virer et, bien sûr, son code. Au bas de la page, il y avait un espace où Johnson devait signer.
— Vous aviez affaire à Philippe Rousseau, avant, observa Johnson.
L’affirmation sonna comme une accusation aux oreilles de Harry.
— En effet, dit-elle sans lever les yeux.
— Vous l’avez vu hier soir, à ce qu’on m’a rapporté.
La main de Harry se figea.
— Euh, oui, je l’ai croisé au casino Atlantis.
— Je sais, il me l’a dit.
— Ah bon ?
— Quand je suis allé chercher votre dossier dans la salle des coffres, ce matin, je me suis aperçu en voyant le registre qu’il l’avait déjà pris. Naturellement, en tant que gestionnaire du compte, j’ai voulu savoir pourquoi.
— Naturellement, répéta Harry d’un ton qu’elle espérait léger. Et que vous a-t-il répondu ?
— Que vous vous étiez rencontrés hier et que vous aviez joué au poker ensemble. Du coup, comme il était curieux de voir ce que donnaient vos placements, il a sorti votre dossier. Ce qui va à l’encontre de nos procédures de sécurité, bien sûr…
Pour la première fois, Johnson sourit – une expression qui tenait plutôt de la grimace et révélait de petites dents pointues.
— Mais bon, M. Rousseau a tendance à faire ce qui lui plaît, ici.
Harry se concentra sur le formulaire.
— Eh bien, j’apprécie cette marque d’attention de sa part, murmura-t-elle. Il connaît ma famille depuis longtemps.
Devant la case « Montant du transfert », elle hésita.
— Il y a un bon moment que je n’ai pas vérifié le solde de mon compte, dit-elle. Pourriez-vous m’indiquer la somme exacte ?
Il se tourna vers son ordinateur en grommelant et pianota sur les touches. Brusquement, Harry envisagea une éventualité à laquelle elle n’avait jamais pensé jusque-là : et si le compte était vide ? Si quelqu’un l’avait devancée ?
Sans un mot, Johnson saisit un stylo pour noter ce qu’il y avait d’inscrit sur son écran. Puis il poussa son bloc-notes vers elle.
Harry eut l’impression que les chiffres dansaient devant ses yeux, et elle dut lutter contre une sensation d’étourdissement tandis que son cœur accélérait la cadence. Presque vingt millions de dollars. En neuf ans, le compte avait généré pas mal d’intérêts…
Donc, ils existaient bel et bien, ces millions. Et ils étaient là, à portée de main. Elle songea à tous ceux qui les convoitaient – les membres du cercle, son père, le Prophète –, et aussi à tous ceux qui étaient morts à cause d’eux – Jonathan Spencer, Felix Roche… Des images défilèrent dans sa tête : une Jeep vrombissante, une route de montagne en pleine nuit, un train entrant en gare dans un grincement strident… Saisie de vertige, elle fit un effort pour se ressaisir. Il n’y aurait plus de meurtres, désormais. Elle allait tout donner au Prophète et personne ne mourrait plus.
Mais à peine cette pensée lui eut-elle traversé l’esprit qu’un grand froid l’envahit. Et si le Prophète décidait de l’éliminer quand même une fois qu’il aurait l’argent ? Comment pourrait-elle se fier à l’homme qui avait essayé d’assassiner son père ?
Les doigts crispés sur le stylo, elle jeta un coup d’œil à sa montre. 11 h 57. Elle releva brusquement la tête pour affronter le regard de Johnson.
— J’ai changé d’avis, déclara-t-elle.
— Pardon ?
— Je ne vais pas transférer l’argent, finalement.
Le banquier cilla.
— Vous voulez le laisser sur le compte ?
— Non. J’aimerais faire un retrait en espèces. En grosses coupures.
Johnson se pencha en avant.
— Mais enfin, vous ne pouvez pas vous promener avec une telle somme en liquide, c’est trop dangereux ! Franchement, je vous conseille de faire un virement.
Harry secoua la tête.
— Je vous le répète, je veux des espèces.
Après tout, le Prophète avait déjà réussi une fois à forcer son compte en banque. A ce stade, Harry refusait de s’en remettre à la technologie ; elle avait besoin de voir l’argent, de le sentir dans ses mains.
— De toute façon, il est physiquement impossible de transporter une telle quantité de dollars, s’obstina Johnson. Même en optant pour des billets de cent, la plus grosse coupure, il vous faudrait au moins cinq valises.
— Et en euros, quelle est la plus grosse coupure ?
— Cinq cents.
— Parfait. Ça devrait tenir dans une seule valise.
— Mais les euros sont assez difficiles à obtenir, ici, objecta Johnson.
— Etes-vous en train de me dire que votre banque n’a pas les liquidités ?
Manifestement piqué au vif, Johnson bomba le torse.
— Pas du tout. La Rosenstock est en mesure d’honorer cette demande, évidemment, à condition de lui en laisser le temps.
— Combien de temps, au juste ?
— Eh bien, peut-être qu’un jour ou deux suffiront à…
— C’est trop long. J’en ai besoin aujourd’hui. J’ai un avion à prendre.
En voyant la mâchoire de Johnson se crisper, Harry opta pour une autre stratégie.
— Bon, je vais vous proposer quelque chose, dit-elle. Si vous vous arrangez pour obtenir l’argent aujourd’hui même, je laisse cent mille dollars sur le compte, que je ne clôture pas. Vous continuez à le gérer, et j’écrirai à votre supérieur hiérarchique afin de lui faire part de vos efforts pour me garder comme cliente. Ou de mon mécontentement si vous refusez d’accéder à ma demande. Votre supérieur hiérarchique, c’est bien Philippe Rousseau, n’est-ce pas ?
A en juger par la mine congestionnée du banquier, il pesait ses options : risquer de se faire remonter les bretelles pour avoir perdu un compte bien approvisionné ou accepter de satisfaire les caprices d’une riche cliente inconnue. Enfin, il flanqua son stylo sur la table devant lui.
— Il nous faudra tout de même quelques heures.
— Combien ?
Il haussa les épaules.
— Quatre ou cinq, au moins.
— Je vous en donne trois. Harry se leva.
— Entre-temps, y a-t-il un endroit où je pourrais m’isoler pour passer quelques coups de téléphone ?
Johnson se dirigea vers une porte à sa gauche, qu’il lui ouvrit. Elle donnait sur un autre bureau meublé d’une table et de chaises style Régence. Une fois installée, Harry attendit d’être seule pour composer le numéro de Ruth Woods. Pas de réponse. De nouveau, elle laissa un message.
— Ruth ? C’est Harry. Vous allez l’avoir, votre article, mais le temps presse. Je détiens quelque chose qui intéresse beaucoup le Prophète et je vais m’en servir pour le faire tomber. Est-ce que vous pouvez joindre vos contacts dans la police ? On va le coincer, ce salaud. Rappelez-moi.
Après avoir rangé son téléphone, elle se mit à arpenter la pièce en se concentrant sur son plan pour ne pas penser à son père. Elle était obligée d’alerter la police, à présent, elle n’avait plus le choix. Car il n’était pas question un seul instant de laisser partir l’argent.
Elle marchait toujours de long en large lorsque Johnson reparut. Deux heures seulement lui avaient été nécessaires pour obtenir les fonds. Il la reconduisit dans son propre bureau, dont il ferma la porte, avant d’indiquer la table sur laquelle ne subsistait plus aucun papier. Seule y était posée une grosse valise noire à roulettes.
— Allez-y, ouvrez-la, dit-il.
Après une brève hésitation, Harry souleva le couvercle, pour découvrir des liasses de billets violets ; grosses comme des briques, elles étaient soigneusement alignées bord à bord. Les billets eux-mêmes semblaient tout neufs. Harry saisit une des piles, révélant deux autres épaisseurs au-dessous. C’était encore mieux qu’une boîte de chocolats, songea-t-elle. Elle caressa la surface des coupures, douce comme du coton, puis les remit en place.
— Vous voulez compter ? demanda Johnson.
— Non, répondit Harry, qui rabaissa le couvercle.
Le banquier lui tendit une feuille.
— Vous devez signer le formulaire de retrait, ainsi que le reçu.
Harry se conforma à ses instructions d’une main légèrement tremblante. Johnson contresigna les documents et lui en remit un double auquel il ajouta une enveloppe blanche.
— C’est l’attestation de la banque, pour que vous puissiez passer sans encombre les contrôles de sécurité et de douane à l’aéroport.
Harry le remercia, glissa l’enveloppe dans son sac et se leva pour récupérer la valise. Elle la posa sur le sol, tira la poignée rétractable puis la fit rouler vers la porte.
Johnson l’accompagna jusqu’au rez-de-chaussée. Dans l’ascenseur, aucun d’eux ne souffla mot. Quand la cabine s’ouvrit, Harry prit congé de lui et traversa le hall. Quelques secondes plus tard, elle sortait dans la lumière du soleil, riche de quinze millions d’euros.