A priori, un hacker part gagnant.
Parce que le temps joue en sa faveur. Harry
passait souvent des journées, voire des semaines entières à
peaufiner un plan d’action. Elle effectuait de longues missions de
reconnaissance sur Internet afin de rassembler des informations au
sujet de sa cible, étudiait les systèmes, cherchait d’éventuels
accès… Inévitablement, elle finissait par repérer une faille, et
elle en profitait pour se faufiler à l’intérieur.
Mais en l’occurrence, il lui semblait que le temps
était une ressource dont elle ne disposait pas.
Elle lança un coup d’œil à Jude Tiernan, dont les
doigts étaient crispés sur le volant de la Saab. Il n’avait
pratiquement pas desserré les lèvres depuis leur départ de
l’aéroport.
— Ecoutez, dit-elle enfin, ce n’est quand même pas
comme si je vous demandais de braquer une banque !
— Ne comptez pas sur moi pour vous faire entrer
dans l’immeuble de KWC, répondit-il. Dieu sait quels dégâts vous
pourriez causer !
— Pardon ? Bon sang, tout ce que je veux,
c’est accéder aux vieux e-mails de Felix Roche ! Ils sont
probablement archivés quelque part. J’en aurai pour cinq
minutes.
— Désolé, c’est trop risqué.
Harry se tassa sur son siège puis, les bras
croisés, regarda par la vitre. A 9 heures du soir, il
faisait déjà sombre, et des
lumières brillaient dans les bars le long de Townsend Street. De
toute façon, pensa-t-elle, elle allait suivre son idée, avec ou
sans l’aide de Jude Tiernan. Pour le moment, ce n’était pas la
peine d’insister.
Ils avaient dépassé le pub Long Stone, avec sa
façade d’un beau rouge profond, et longeaient le White’s Bar, dont
les enseignes à l’entrée vantaient les cocktails divers et l’accès
wi-fi, quand elle posa soudain la main sur le bras de son
voisin.
— Arrêtez-vous.
— Quoi ? Je ne peux pas me garer là, c’est
interdit.
— Arrêtez-vous, je vous dis !
Il s’engagea dans une ruelle transversale, où il
trouva une place libre. Harry poussa la portière avant même qu’il
n’ait coupé le moteur.
— Venez, lui enjoignit-elle. J’ai besoin d’un
verre.
Déjà, elle retournait vers le White’s Bar. Elle
n’y avait mis les pieds qu’une seule fois mais elle se rappelait
parfaitement la salle obscure, basse de plafond et imprégnée de
l’odeur des vêtements mouillés. Une vraie caverne.
Tout en avançant, elle sentit peu à peu
l’appréhension la gagner à l’idée de se retrouver ainsi à découvert
pour la première fois depuis plusieurs heures. Elle balaya du
regard les rues obscures, sans toutefois rien remarquer d’anormal.
Derrière elle, Jude Tiernan parlait au téléphone. Le son de sa voix
lui parut étrangement réconfortant.
Quand elle poussa la porte du bar, la première
chose qui la frappa fut l’odeur de peinture fraîche. Immobile sur
le seuil, elle balaya l’intérieur du regard. Les poutres avaient
disparu, et des spots encastrés dans le plafond d’un blanc
d’albâtre éclairaient des fauteuils de cuir crème disposés autour
de tables sur lesquelles brûlaient des bougies. Surprise par le
changement de décor, Harry s’avança. Où allaient donc boire les
hommes des cavernes, aujourd’hui ?
En tout cas,
les affaires n’avaient pas l’air de marcher très fort pour un
samedi soir. Harry se dirigea vers une table dans un coin, Tiernan
toujours sur ses talons et toujours en communication. Elle
s’installa sur la banquette de cuir, dos au mur, puis écarta la
bougie pour poser sa sacoche sur la table.
— Il faut qu’on ait bouclé le dossier avant
demain, disait Tiernan à son interlocuteur.
Harry sortit son ordinateur portable et l’alluma
en réfléchissant au meilleur plan d’action. S’il existait des
centaines de façons pour elle de parvenir à son objectif, la
plupart prendraient cependant du temps. Or elle tenait à accéder au
réseau de KWC le plus rapidement possible pour avoir une chance de
découvrir l’identité des membres du cercle par l’intermédiaire de
leurs e-mails. Jusque-là, elle avait déjà deux noms : Leon
Ritch et Jonathan Spencer. Mais qui était le mystérieux
Prophète ?
— Vérifie tes mails, Frank, dit Jude dans le
combiné. StarCom devait nous envoyer le compte rendu de la réunion
cet après-midi. Rappelle-moi avant de rentrer chez toi.
Alors que Harry levait les yeux vers lui, une idée
lui traversa soudain l’esprit.
— Je vais commander, déclara-t-il après avoir posé
son téléphone sur la table. Qu’est-ce que vous prenez ?
— Un verre de vin blanc, merci.
Quand il s’éloigna en direction du comptoir, elle
s’empara du mobile et, glissant les mains sous la table, elle
pressa les touches pour connaître le nom du dernier appelant. D’un
rapide coup d’œil, elle s’assura que Tiernan était occupé au bar,
puis elle reporta son attention sur le téléphone. Voilà, elle y
était. Frank Buckley. Elle replaça le combiné sur la table juste
avant que son propriétaire ne rapporte les boissons.
— Vous voulez bien me donner une de vos cartes de
visite ? lui demanda-t-elle.
— Pourquoi ?
— S’il vous plaît.
— Bah, au moins, je suis sûr qu’elle ne contient
rien de confidentiel…
— Ne parlez pas trop vite…
Harry parcourut les informations inscrites sur le
bristol, qu’elle lui rendit en se tournant vers son écran
d’ordinateur.
— Dites-moi ce que vous voyez sur cette
carte.
S’il parut surpris par cette requête, il obtempéra
néanmoins après s’être assis sur le siège en face d’elle.
— Mon nom, mon numéro de téléphone, mon adresse
e-mail, les coordonnées de KWC…
— Exact. Maintenant, je vais vous dire ce que voit
un hacker.
Elle indiqua les numéros de téléphone.
— Ici, c’est le standard : 2411200. Et là,
votre ligne directe : 2411802. Ça donne déjà une idée du
nombre de postes que dessert le standard. Des centaines, dans le
cas de KWC.
— Et alors ?
— Alors, vu le nombre d’employés, il y a une forte
probabilité pour que l’un d’eux ait connecté un ordinateur
directement au réseau téléphonique via un modem. C’est probablement
interdit et vraisemblablement dangereux.
— Pourquoi s’y risquer, dans ce cas ?
— En général, pour pouvoir accéder à Internet à
l’insu de l’entreprise. Histoire de visiter des sites pornos,
peut-être, des trucs comme ça. Bref, partant de cette hypothèse, un
hacker n’a plus qu’à composer tous les numéros de poste jusqu’à
établir la liaison avec le modem en question. Une fois en relation
avec le PC auquel il est connecté, notre pirate peut prendre le
contrôle du réseau.
— Ne me dites pas que c’est ce que vous avez
l’intention de faire !
— Pas cette fois, non.
Harry cliqua sur sa boîte aux lettres électronique
puis tapa l’objet de son message : « Urgent :
Modifications du compte-rendu
de la réunion StarCom. » Elle y inséra en pièce jointe un
document Word malicieux.
Tiernan changea de position sur son siège.
— Qu’est-ce que vous avez en tête ?
— Pour l’instant, je vais juste envoyer un
e-mail.
C’était l’autre avantage des cartes de
visite : elles révélaient comment une entreprise élaborait ses
adresses e-mail. Ainsi, en voyant jude.tiernan@kwc.com, Harry en
avait déduit qu’il y avait de bonnes chances pour que l’adresse de
Frank Buckley se décline sur le même mode. Elle envoya donc le mémo
à frank.buckley@kwc.com.
— Vous n’avez pas besoin de vous brancher quelque
part ? demanda Jude en jetant un coup d’œil sous la
table.
De la main, Harry indiqua les panneaux wi-fi sur
les murs.
— Non, répondit-elle. Vous n’y connaissez pas
grand-chose en informatique, hein ?
— Pas plus que vous en finance.
Elle sourit.
— Touché.
— Bon, vous allez m’expliquer votre plan, oui ou
non ?
Harry n’hésita qu’un instant. Après tout, il ne
pouvait plus l’arrêter.
— Je vais prendre le contrôle d’un PC en lui
envoyant un RAT.
— Un quoi ? s’étonna Tiernan en immobilisant
sa pinte à quelques centimètres de ses lèvres.
— Un R-A-T, pour Remote Access Trojan
– autrement dit, ce qu’on appelle un cheval de Troie, comme
dans le mythe. C’est un programme innocent en apparence, qui
s’infiltre dans les défenses d’un système. En gros, il permet
d’introduire l’ennemi dans le camp adverse.
Tiernan cilla puis s’accorda une longue gorgée de
Guinness. Il s’essuya ensuite la bouche d’un revers de main,
le front plissé sous l’effet de la concentration.
— Et le vôtre ressemble à un e-mail, c’est
ça ? dit-il enfin.
— C’est ça.
A première vue, c’est un document Word tout ce qu’il y a de
plus anodin. Mais dès que le destinataire voudra le lire, il
lancera le RAT.
— Et ce fameux RAT, il est censé faire
quoi ?
— D’abord, filer se cacher dans un coin. Une fois
à l’abri, il ouvrira une porte dérobée dans l’ordinateur du
destinataire, ce qui me permettra d’entrer.
Elle sourit.
— A ce moment-là, je pourrai prendre le
contrôle de la machine en question. Comme si je me tenais devant,
dans les locaux de KWC.
Manifestement mal à l’aise, Tiernan se passa la
main dans les cheveux.
— Je me demande si j’ai raison de rester là, à
vous écouter…
Il porta encore une fois son verre à ses
lèvres.
— Pourtant, il existe bien des antivirus pour
parer ce genre d’attaques, non ?
— Bien sûr, répondit Harry. Ils sont en mesure
d’identifier et de neutraliser tous les chevaux de Troie
actuellement recensés. Mais ils sont incapables de reconnaître ce
qu’ils n’ont jamais vu. Or ce RAT est tout nouveau, il sort tout
droit du cyberespace underground. Très peu de gens en ont entendu
parler. En général, je laisse toujours un programme de ce genre
derrière moi lorsque je pénètre dans un système. On ne sait jamais,
au cas où je devrais refaire un petit tour à l’intérieur…
Elle se concentra sur son ordinateur. Pour le
moment, elle n’avait aucun signal émanant du RAT. Allez, Frank, lis
ton courrier !
Plongé dans ses pensées, Jude Tiernan déchiquetait
consciencieusement un sous-bock.
— Vous croyez vraiment que Felix est assez idiot
pour se lancer dans des transactions illégales ? reprit-il au
bout d’un moment. Je veux dire, et si vos informations étaient
erronées ?
— Ah
oui ? Alors pourquoi l’aurait-on mis sur la touche en le
nommant à la gestion des stocks du matériel
informatique ?
Harry le regarda droit dans les yeux tout en
avalant une gorgée de vin.
— A propos, pendant la réunion chez KWC, vous
lui avez écrit quelque chose. Je peux savoir quoi ?
Tiernan esquissa un petit sourire désabusé.
— Je lui ai juste demandé d’arrêter de se conduire
comme un salaud. Vous avez raison : il est idiot.
Elle lui rendit son sourire puis consulta une
nouvelle fois son écran. Toujours rien.
— Parlez-moi de votre hélicoptère. C’est le
dernier joujou à la mode chez les banquiers d’affaires ?
— Non, c’est un rêve de gosse, avoua Tiernan. Je
voulais devenir pilote, pas banquier.
— Et qu’est-ce qui vous en a empêché ?
Il haussa les épaules.
— La banque, c’est une tradition familiale. Du
coup, j’ai subi pas mal de pressions.
— Et vous avez fini par céder ?
— Non, répondit-il d’un air farouche. J’ai négocié
avec mon père. Je lui ai dit que je travaillerais dans une banque
pendant un an, et qu’ensuite je démissionnerais. Après, je
passerais mon brevet de pilote.
— Mais vous êtes resté…
— Oui. Je n’avais plus du tout envie de partir. Je
m’étais découvert plutôt doué pour ce métier qui, au fond, me
plaisait bien. Du coup, j’ai gardé mon poste.
— Et vous avez quand même passé votre
brevet.
Il hocha la tête.
— Je volais beaucoup, avant.
— Comment ça, « avant » ?
— Il y a deux ans, j’ai eu un grave accident à
cause du brouillard.
Il contempla sa pinte durant quelques instants,
l’air perdu dans ses pensées. Enfin, il releva les yeux.
— Quoi ? lança Harry, incrédule, en se
rappelant son habileté à manœuvrer l’appareil. Franchement, vous ne
m’avez pas donné cette impression ! Alors, qu’est-ce qui vous
pousse à continuer ?
— La finance, c’est un peu trop pépère. Parfois,
on a besoin de se faire peur pour avancer.
Un frisson saisit Harry à la pensée de ses propres
prouesses de hacking, du plaisir que lui procurait le risque. Ses
yeux survolèrent rapidement la silhouette musclée du banquier. Elle
songea à la prudence qu’il manifestait au volant et à la témérité
avec laquelle il pilotait. Alors, tortue ou tête brûlée ? De
nouveau, elle étudia ses traits. Qui était vraiment Jude
Tiernan ?
Soudain, un bip s’éleva de son ordinateur et elle
reporta son attention sur l’écran. Son RAT venait de lui envoyer un
e-mail. Elle le parcourut puis relâcha son souffle. Le message
contenait des instructions détaillées permettant de localiser
l’ordinateur de Frank Buckley sur Internet.
La porte dérobée était ouverte et le RAT veillait,
prêt à lui montrer la voie.