19
Harry, immobile devant la Flamme éternelle, rassembla son courage pour traverser la rue en direction de l’IFSC. Des flots de véhicules, dont les conducteurs paraissaient concentrés uniquement sur leur destination, contournaient à vive allure la Custom House. Harry frémit au souvenir de l’individu qui l’avait poussée devant le train. Avait-il d’abord envisagé de la précipiter au milieu de ce circuit infernal ?
L’estomac noué, elle s’attarda derrière les autres piétons en faisant semblant d’examiner le mémorial pour se donner le temps de se ressaisir. De l’endroit où elle se tenait, elle pouvait sentir la chaleur de la flamme qui dansait à l’intérieur de la gigantesque sphère en métal. Machinalement, elle jeta un coup d’œil aux personnes près d’elle : deux hommes d’une cinquantaine d’années en costume, un jeune garçon coiffé d’un bonnet de laine, des femmes avec des poussettes… Aucun de ses voisins n’avait l’air d’un tueur en puissance.
Enfin, les voitures s’arrêtèrent et, soudain, la foule s’ébranla. Harry suivit le groupe à une certaine distance, le cœur cognant à se rompre. Lorsqu’elle eut atteint le trottoir de l’autre côté, elle tremblait de la tête aux pieds. La bouche sèche, elle s’éloigna vivement du bord. Seigneur, allait-elle devoir revivre cette épreuve chaque fois qu’elle traverserait une rue ?
Elle consulta sa montre. Bon, elle était en avance. Après avoir placé sa sacoche par terre, entre ses pieds, elle se prépara à attendre Jude Tiernan.
Avant de quitter le Palace Bar, elle avait interrogé Ruth Woods sur les profits générés par les transactions illégales, mais la journaliste n’avait guère pu la renseigner. D’après elle, cette piste-là débouchait sur une impasse. Salvador Martinez et Leon Ritch avaient dû vider leur compte pour payer les amendes auxquelles ils avaient été condamnés, et il était désormais impossible de retrouver une quelconque trace des gains réalisés par les autres membres du cercle.
De nouveau, Harry songea aux douze millions d’euros virés anonymement sur son compte. Peut-être Jude Tiernan en saurait-il plus sur les opérations financières du cercle ? Cet argent provenait bien de quelque part, bon sang !
Soudain, une Jaguar gris métallisé s’arrêta près d’elle et, en voyant la vitre s’abaisser du côté passager, Harry s’en approcha. Quand elle se pencha, elle reconnut Ashford, le président de KWC, à son crâne dégarni, parsemé de rares touffes de cheveux gris.
— Je pourrais vous parler, mademoiselle Martinez ?
Harry hésita, échaudée par leur précédent entretien, puis secoua la tête en lui opposant une mine contrite, genre « j’aimerais beaucoup mais ce n’est pas possible. »
— Désolée, j’ai rendez-vous avec quelqu’un, répliqua-t-elle.
— Ce ne sera pas long.
A court d’arguments, elle finit par céder et monta dans la voiture. Elle laissa cependant la portière ouverte et posa un pied sur le trottoir pour bien montrer qu’elle n’avait pas l’intention de s’attarder.
Ashford l’étudia durant quelques secondes, manifestement intrigué par ses contusions.
— J’ai entendu dire que vous aviez eu un accident, déclara-t-il enfin. Quel genre d’accident, au juste ?
— Rien de grave. Je vais bien.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce qu’on vous a…
— Personne ne m’a rien fait.
Elle prit une profonde inspiration.
— Ecoutez, je crois que je vous dois des excuses.
— Non, ne vous inquiétez pas. J’ai appelé votre patron pour lui expliquer que KWC assumait l’entière responsabilité de ce qui est arrivé.
— Oui, je sais.
Un peu honteuse de la froideur qu’elle lui avait manifestée devant la salle de réunion, elle baissa les yeux.
— Merci.
— Je connais Salvador depuis une éternité. C’était le moins que je puisse faire.
La mention de son père la mit mal à l’aise et elle changea de position sur son siège. Des élancements lui parcouraient la jambe gauche et elle commença à regretter d’avoir gardé le pied sur le trottoir.
— Je souhaiterais vous parler de lui, si vous le permettez, ajouta Ashford.
Sans répondre, Harry se concentra sur ses mains.
— Je ne vous apprendrai rien en vous disant que c’était une tête brûlée, continua-t-il. Courageux ou inconscient, selon le point de vue, mais brillant. Il travaillait pour Schrodinger lorsque je l’ai rencontré. Vous n’étiez pas encore née.
Harry fronça les sourcils. Schrodinger… Le nom lui était familier, sans qu’elle puisse le situer précisément.
Les yeux fixés sur les files de voitures, Ashford déclara :
— Il m’a aidé à sauver ma carrière, un jour…
Agrippant sa sacoche, Harry l’interrompit brusquement :
— Désolée, il faut vraiment que…
— J’étais dedans jusqu’au cou, poursuivit-il, ignorant l’interruption. J’avais parié sur un titre que je pensais sur le point d’exploser, pour découvrir finalement qu’il n’intéressait personne. La société s’appelait Chevron, je m’en souviens encore…
Il haussa les épaules.
— Jamais je n’avais risqué aussi gros sur une seule valeur. Quand les cours se sont effondrés, je me suis retrouvé sur un siège éjectable. A ce moment-là, Salvador est intervenu.
Harry sentit sa mâchoire se crisper.
— Laissez-moi deviner… Il a proposé de vous racheter tout votre stock, qu’il a revendu plus tard en réalisant un énorme profit ?
— Non, il m’a juste conseillé de ne pas bouger et de lire les journaux.
Comme Harry le gratifiait d’un regard interrogateur, il expliqua :
— Deux jours plus tard, j’ai découvert un petit article au sujet d’une éventuelle acquisition de Chevron par KSA. Ce n’était pas fondé, mais cette rumeur a suffi à alerter les acheteurs et à relancer le cours de l’action pendant quelques jours, ce qui m’a laissé le temps de me débarrasser des titres en limitant les pertes.
— Donc, mon père aurait communiqué de fausses informations à la presse ?
Ashford hocha la tête.
— Il savait qu’une manœuvre spéculative sur Chevron m’aiderait à faire surface. Si la manœuvre en question est discutable d’un point de vue éthique, elle m’a néanmoins permis de conserver mon poste. Et elle aurait pu lui coûter le sien.
— Tout est bien qui finit bien, alors, ironisa Harry qui, sa sacoche à la main, se prépara à sortir de la voiture. Cela dit, mon père ne s’est jamais beaucoup soucié des questions d’éthique…
Quand Ashford lui posa une main sur le bras, elle se retourna pour le regarder. Il la dévisagea de ses grands yeux de cocker.
— Ce n’était peut-être pas le meilleur père du monde, c’est vrai. Et Dieu sait que Miriam méritait un meilleur mari…
— Vous connaissez ma mère ? s’étonna Harry.
Le regard perdu dans le vague, il ne répondit pas tout de suite.
— Je la connais très bien, dit-il enfin. Et j’ai conscience de ce qu’elle a été obligée d’endurer pendant toutes ces années…
Il reporta son attention sur elle.
— En attendant, Sal était toujours mon ami. Et quoi que vous en disiez, vous lui ressemblez beaucoup.
Harry esquissa une grimace.
— C’est ce que pense aussi ma mère, marmonna-t-elle. D’ailleurs, elle ne m’aime guère.
Ignorant l’air surpris de son interlocuteur, elle allait s’éloigner lorsque, soudain, elle se rappela un épisode de la carrière paternelle.
— Pour finir, mon père a été viré par Schrodinger, c’est ça ?
— Au bout de six mois, oui, répondit Ashford. Mais pour un motif complètement différent.
Un motif complètement différent… Harry songea à l’amertume dans la voix de sa mère lorsqu’elle évoquait le motif en question. Son père avait été accusé de détourner l’argent de ses clients, ce qui lui avait valu un licenciement immédiat. Privé de revenus, écrasé de dettes liées à un train de vie luxueux, il avait dû revendre la maison familiale. Là-dessus, alors qu’il avait une fille en bas âge et une femme enceinte, il n’avait rien trouvé de mieux à faire que s’absenter pendant deux ans pour écumer les circuits de jeu. Sans même prendre la peine de revenir pour la naissance du bébé. Forcée de se débrouiller toute seule, Miriam avait perdu son goût pour les prénoms espagnols romantiques…
— C’est vous qui l’avez aidé à réintégrer le milieu de la finance ? demanda Harry, les sourcils froncés.
Ashford confirma d’un signe de tête.
— Ça s’est passé des années plus tard. Nos chemins se sont de nouveau croisés et, à cette époque, j’étais en position de lui renvoyer l’ascenseur. J’avais une dette envers lui, vous comprenez, alors je lui ai accordé une chance.
Un soupir échappa à Harry. C’était bien tout le problème : il y avait toujours une bonne âme prête à accorder une autre chance à Salvador Martinez.
Y compris elle.