Harry, immobile devant la Flamme éternelle,
rassembla son courage pour traverser la rue en direction de l’IFSC.
Des flots de véhicules, dont les conducteurs paraissaient
concentrés uniquement sur leur destination, contournaient à vive
allure la Custom House. Harry frémit au souvenir de l’individu qui
l’avait poussée devant le train. Avait-il d’abord envisagé de la
précipiter au milieu de ce circuit infernal ?
L’estomac noué, elle s’attarda derrière les autres
piétons en faisant semblant d’examiner le mémorial pour se donner
le temps de se ressaisir. De l’endroit où elle se tenait, elle
pouvait sentir la chaleur de la flamme qui dansait à l’intérieur de
la gigantesque sphère en métal. Machinalement, elle jeta un coup
d’œil aux personnes près d’elle : deux hommes d’une
cinquantaine d’années en costume, un jeune garçon coiffé d’un
bonnet de laine, des femmes avec des poussettes… Aucun de ses
voisins n’avait l’air d’un tueur en puissance.
Enfin, les voitures s’arrêtèrent et, soudain, la
foule s’ébranla. Harry suivit le groupe à une certaine distance, le
cœur cognant à se rompre. Lorsqu’elle eut atteint le trottoir de
l’autre côté, elle tremblait de la tête aux pieds. La bouche sèche,
elle s’éloigna vivement du bord. Seigneur, allait-elle devoir
revivre cette épreuve chaque fois qu’elle traverserait une
rue ?
Elle
consulta sa montre. Bon, elle était en avance. Après avoir placé sa
sacoche par terre, entre ses pieds, elle se prépara à attendre Jude
Tiernan.
Avant de quitter le Palace Bar, elle avait
interrogé Ruth Woods sur les profits générés par les transactions
illégales, mais la journaliste n’avait guère pu la renseigner.
D’après elle, cette piste-là débouchait sur une impasse. Salvador
Martinez et Leon Ritch avaient dû vider leur compte pour payer les
amendes auxquelles ils avaient été condamnés, et il était désormais
impossible de retrouver une quelconque trace des gains réalisés par
les autres membres du cercle.
De nouveau, Harry songea aux douze millions
d’euros virés anonymement sur son compte. Peut-être Jude Tiernan en
saurait-il plus sur les opérations financières du cercle ? Cet
argent provenait bien de quelque part, bon sang !
Soudain, une Jaguar gris métallisé s’arrêta près
d’elle et, en voyant la vitre s’abaisser du côté passager, Harry
s’en approcha. Quand elle se pencha, elle reconnut Ashford, le
président de KWC, à son crâne dégarni, parsemé de rares touffes de
cheveux gris.
— Je pourrais vous parler, mademoiselle
Martinez ?
Harry hésita, échaudée par leur précédent
entretien, puis secoua la tête en lui opposant une mine contrite,
genre « j’aimerais beaucoup mais ce n’est pas
possible. »
— Désolée, j’ai rendez-vous avec quelqu’un,
répliqua-t-elle.
— Ce ne sera pas long.
A court d’arguments, elle finit par céder et
monta dans la voiture. Elle laissa cependant la portière ouverte et
posa un pied sur le trottoir pour bien montrer qu’elle n’avait pas
l’intention de s’attarder.
Ashford l’étudia durant quelques secondes,
manifestement intrigué par ses contusions.
— J’ai entendu dire que vous aviez eu un accident,
déclara-t-il enfin. Quel genre d’accident, au juste ?
— Rien de grave. Je vais bien.
— Personne ne m’a rien fait.
Elle prit une profonde inspiration.
— Ecoutez, je crois que je vous dois des
excuses.
— Non, ne vous inquiétez pas. J’ai appelé votre
patron pour lui expliquer que KWC assumait l’entière responsabilité
de ce qui est arrivé.
— Oui, je sais.
Un peu honteuse de la froideur qu’elle lui avait
manifestée devant la salle de réunion, elle baissa les yeux.
— Merci.
— Je connais Salvador depuis une éternité. C’était
le moins que je puisse faire.
La mention de son père la mit mal à l’aise et elle
changea de position sur son siège. Des élancements lui parcouraient
la jambe gauche et elle commença à regretter d’avoir gardé le pied
sur le trottoir.
— Je souhaiterais vous parler de lui, si vous le
permettez, ajouta Ashford.
Sans répondre, Harry se concentra sur ses
mains.
— Je ne vous apprendrai rien en vous disant que
c’était une tête brûlée, continua-t-il. Courageux ou inconscient,
selon le point de vue, mais brillant. Il travaillait pour
Schrodinger lorsque je l’ai rencontré. Vous n’étiez pas encore
née.
Harry fronça les sourcils. Schrodinger… Le nom lui
était familier, sans qu’elle puisse le situer précisément.
Les yeux fixés sur les files de voitures, Ashford
déclara :
— Il m’a aidé à sauver ma carrière, un jour…
Agrippant sa sacoche, Harry l’interrompit
brusquement :
— Désolée, il faut vraiment que…
— J’étais dedans jusqu’au cou, poursuivit-il,
ignorant l’interruption. J’avais parié sur un titre que je pensais
sur le point d’exploser, pour découvrir finalement qu’il
n’intéressait personne. La société s’appelait Chevron, je m’en
souviens encore…
— Jamais je n’avais risqué aussi gros sur une
seule valeur. Quand les cours se sont effondrés, je me suis
retrouvé sur un siège éjectable. A ce moment-là, Salvador est
intervenu.
Harry sentit sa mâchoire se crisper.
— Laissez-moi deviner… Il a proposé de vous
racheter tout votre stock, qu’il a revendu plus tard en réalisant
un énorme profit ?
— Non, il m’a juste conseillé de ne pas bouger et
de lire les journaux.
Comme Harry le gratifiait d’un regard
interrogateur, il expliqua :
— Deux jours plus tard, j’ai découvert un petit
article au sujet d’une éventuelle acquisition de Chevron par KSA.
Ce n’était pas fondé, mais cette rumeur a suffi à alerter les
acheteurs et à relancer le cours de l’action pendant quelques
jours, ce qui m’a laissé le temps de me débarrasser des titres en
limitant les pertes.
— Donc, mon père aurait communiqué de fausses
informations à la presse ?
Ashford hocha la tête.
— Il savait qu’une manœuvre spéculative sur
Chevron m’aiderait à faire surface. Si la manœuvre en question est
discutable d’un point de vue éthique, elle m’a néanmoins permis de
conserver mon poste. Et elle aurait pu lui coûter le sien.
— Tout est bien qui finit bien, alors, ironisa
Harry qui, sa sacoche à la main, se prépara à sortir de la voiture.
Cela dit, mon père ne s’est jamais beaucoup soucié des questions
d’éthique…
Quand Ashford lui posa une main sur le bras, elle
se retourna pour le regarder. Il la dévisagea de ses grands yeux de
cocker.
— Ce n’était peut-être pas le meilleur père du
monde, c’est vrai. Et Dieu sait que Miriam méritait un meilleur
mari…
— Vous connaissez ma mère ? s’étonna
Harry.
— Je la connais très bien, dit-il enfin. Et j’ai
conscience de ce qu’elle a été obligée d’endurer pendant toutes ces
années…
Il reporta son attention sur elle.
— En attendant, Sal était toujours mon ami. Et
quoi que vous en disiez, vous lui ressemblez beaucoup.
Harry esquissa une grimace.
— C’est ce que pense aussi ma mère,
marmonna-t-elle. D’ailleurs, elle ne m’aime guère.
Ignorant l’air surpris de son interlocuteur, elle
allait s’éloigner lorsque, soudain, elle se rappela un épisode de
la carrière paternelle.
— Pour finir, mon père a été viré par Schrodinger,
c’est ça ?
— Au bout de six mois, oui, répondit Ashford. Mais
pour un motif complètement différent.
Un motif complètement différent… Harry songea à
l’amertume dans la voix de sa mère lorsqu’elle évoquait le motif en
question. Son père avait été accusé de détourner l’argent de ses
clients, ce qui lui avait valu un licenciement immédiat. Privé de
revenus, écrasé de dettes liées à un train de vie luxueux, il avait
dû revendre la maison familiale. Là-dessus, alors qu’il avait une
fille en bas âge et une femme enceinte, il n’avait rien trouvé de
mieux à faire que s’absenter pendant deux ans pour écumer les
circuits de jeu. Sans même prendre la peine de revenir pour la
naissance du bébé. Forcée de se débrouiller toute seule, Miriam
avait perdu son goût pour les prénoms espagnols romantiques…
— C’est vous qui l’avez aidé à réintégrer le
milieu de la finance ? demanda Harry, les sourcils
froncés.
Ashford confirma d’un signe de tête.
— Ça s’est passé des années plus tard. Nos chemins
se sont de nouveau croisés et, à cette époque, j’étais en position
de lui renvoyer l’ascenseur. J’avais une dette envers lui, vous
comprenez, alors je lui ai accordé une chance.
Un soupir
échappa à Harry. C’était bien tout le problème : il y avait
toujours une bonne âme prête à accorder une autre chance à Salvador
Martinez.
Y compris elle.