— Tiens, tiens, mon vieux copain Jude a besoin de
moi…
La voix de Felix Roche, qui s’élevait du
haut-parleur sur le téléphone de Jude Tiernan, rendait un son à la
fois pâteux et sifflant. Harry se pencha vers l’appareil. Elle
était assise à sa table de travail, dans son propre bureau, que
l’impressionnante stature du banquier faisait paraître encore plus
petit. C’était elle qui avait suggéré d’aller poursuivre leurs
investigations chez elle. A ce stade, mieux valait agir en
toute discrétion.
— Ce n’est pas souvent qu’on a l’occasion de se
rendre service, tous les deux, hein ? continua Roche.
Harry distingua un bourdonnement sourd en
arrière-fond, comme si leur interlocuteur se trouvait au milieu
d’une immense ruche. Elle jeta un coup d’œil interrogateur à
Tiernan. La mâchoire crispée, il contemplait le téléphone entre
eux.
Le temps de saisir un stylo, et elle lui griffonna
quelques mots sur un bloc-notes. Soyez
aimable. Après tout, mettre sa cible à l’aise constitue la
première étape du social engineering.
Quand il croisa son regard, Tiernan hocha la
tête.
— Ça ne te prendra pas plus de cinq minutes,
Felix, déclara-t-il. C’est juste un petit problème de rien du tout
que tu devrais pouvoir m’aider à résoudre en un tournemain.
— Je me rends bien compte qu’il est tard…
— Tard ? C’est peu dire ! On est presque
demain !
Roche éclata d’un rire accompagné d’une sorte de
sifflement asthmatique qui s’acheva en une toux grasse, prolongée,
amenant Harry à se demander s’il ne souffrait pas de tuberculose.
Par réflexe, elle s’écarta du combiné.
Entre deux quintes de toux, Roche
lança :
— Hé, Judy, je… je t’ai dit que c’était mon
anniversaire aujourd’hui ?
Les yeux fixés sur Harry, Tiernan haussa les
sourcils.
— Non, je ne crois pas.
— Je leur avais pourtant dit, à tous… à tous ces
connards du bureau, mais y en a pas un qui s’est pointé, reprit
Roche en butant sur les mots.
Le brouhaha en arrière-fond enflait peu à peu,
remarqua Harry. De toute évidence, Roche se trouvait dans un pub où
les affaires marchaient bien.
— Alors, Judy, qu’est-ce que tu veux ?
A son intonation, Harry devina qu’il allait
prendre plaisir à refuser, quelle que soit la requête de son
collègue.
— Oh, c’est vraiment un truc idiot, répondit
Tiernan. Je suis passé à la boîte, et figure-toi que j’ai oublié
mon mot de passe. Je ne sais pas pourquoi, il m’est complètement
sorti de la tête.
— Et c’est pour ça que tu me déranges ?
Appelle donc un des abrutis de la SSI, ceux qui sont si
cools…
— J’y ai pensé, mais je suis tombé sur un
répondeur.
— Eh bien, j’aimerais vraiment t’aider, sérieux…
Malheureusement, je ne suis plus qu’un pauvre petit responsable de
la gestion des stocks, aujourd’hui.
— Arrête, Felix. Tu en sais plus long sur le
réseau de KWC que tous les gars de la SSI réunis.
Roche marqua une pause.
— Tu me flattes, Judy. J’en déduis que t’es
vraiment coincé.
— Bah, t’as qu’à rentrer chez toi. Il te reviendra
sûrement demain matin.
— Impossible, Felix. J’ai un dossier à envoyer ce
soir, et il faut que je récupère un document sur le réseau. Tu ne
peux pas réinitialiser mon mot de passe, un truc comme
ça ?
— Pas sans ordinateur, non. Et crois-moi, il n’est
pas question que je quitte la fête maintenant.
Jude Tiernan jeta un coup d’œil interrogateur à
Harry, qui hocha la tête. Il se pencha vers le téléphone.
— Et si tu me donnais d’autres identifiants ?
Quelque chose qui me permettrait d’accéder aux fichiers personnels
sur le réseau ?
Un braillement rauque explosa dans le
haut-parleur, suivi par un concert de voix masculines gouailleuses.
Harry se concentra pour essayer d’entendre la réponse de Roche au
milieu du vacarme.
— Felix ? demanda Tiernan. T’es toujours
là ?
— Bien sûr, Judy ! J’allais pas te laisser
tomber. Hé, à ton avis, ça me fait quel âge ? Vas-y, essaie de
deviner.
Avec un soupir, Tiernan leva les yeux au ciel.
Harry lui fit frénétiquement signe de continuer à jouer le
jeu ; ils avaient absolument besoin de Roche.
— OK, déclara Tiernan. Quarante ?
— Quarante-cinq, vieux. Quarante-cinq ans
aujourd’hui. Tu sais depuis combien de temps je bosse chez
KWC ?
— Dix ou douze ans ?
— Trop longtemps, crois-moi. Mais tu veux que je
te dise ? Ça va changer.
— Ah bon ? Tu comptes partir ?
— Oh que oui. J’ai des projets, figure-toi.
Tiernan prit une profonde inspiration.
— Ecoute, Felix, pourquoi tu ne me filerais pas le
mot de passe administrateur ? Ça devrait faire l’affaire,
non ?
— Pour que tu puisses te balader tranquillement
sur tout le réseau ? T’es dingue ou quoi ? Oh non, mon
vieux. Toi, tu t’occupes de
tes fusions-acquisitions, moi, je gère la technologie.
— Bon sang, Felix, je n’en aurai que pour cinq
minutes !
Son interlocuteur éructa bruyamment dans le
combiné.
— Ecoute, Judy, je commence à me lasser de cette
conversation. Tu envahis mon espace de beuverie, là.
Cette fois, le regard que Tiernan adressa à Harry
se teintait d’impuissance. Elle ferma les yeux pour mieux
réfléchir, puis nota un seul mot sur le bloc-notes avant de le
souligner à deux reprises : PRÉSIDENT.
Ils avaient déjà envisagé cette solution. Au cas
où Roche n’accepterait pas de collaborer, ils devraient jouer leur
va-tout : la figure de l’autorité.
Tiernan tira sur sa cravate pour la
desserrer.
— Tu sais, Felix, si je ne boucle pas mon dossier
ce soir, il faudra que je me justifie auprès d’Ashford. T’as
vraiment envie de lui rendre des comptes ?
— Oh, t’imagines que j’ai peur de lui ?
D’abord, c’est pas mon boulot de t’aider. Et de toute façon, il
peut plus rien contre moi.
L’air dérouté, Tiernan secoua la tête et se tourna
vers Harry.
Celle-ci jeta son stylo sur le bureau avant de
s’adosser à son siège. Cette fois, ils étaient dans l’impasse… Elle
ferma les yeux et se massa la nuque, consciente d’une douleur qui
lui remontait tout le long de la colonne vertébrale. Quand elle
rouvrit les yeux, ce fut pour découvrir le regard de Jude Tiernan
fixé sur elle. Avec un petit sourire désabusé, elle lui fit signe
de laisser tomber. Si Felix Roche détenait des renseignements, elle
devrait trouver un autre moyen de les obtenir.
Elle se préparait à éteindre son ordinateur quand
la voix de Tiernan s’éleva de nouveau.
— Je saurai me montrer reconnaissant, dit-il dans
le combiné.
Harry le
dévisagea sans comprendre. Qu’avait-il en tête ? A aucun
moment ils n’avaient envisagé une telle stratégie.
— Ah oui ? lança Felix. Et
comment ?
— Je te propose un marché. Un identifiant de
connexion contre des infos.
— Quel genre d’infos ?
— Le genre strictement confidentiel.
Il y eut un instant de silence.
— Vas-y, je t’écoute.
— L’opération sur laquelle je travaille en ce
moment concerne Nectel, annonça Tiernan. Ils projettent un
rachat.
— Peuh, c’est pas un secret. Ils vont absorber
BridgeCom. C’était dans tous les journaux.
— Sauf que ce n’est plus d’actualité. Ils ont
changé d’avis. Je viens juste d’en avoir la confirmation par le
P-DG de Nectel. Ils abandonnent BridgeCom au profit d’une autre
boîte.
Harry percevait la respiration laborieuse de Roche
à l’autre bout de la ligne. A quoi pensait Tiernan ? se
demanda-t-elle. S’apprêtait-il réellement à livrer des informations
secrètes ? Cette perspective la glaçait. Elle aurait dû
l’arrêter, elle le savait, mais elle ne voyait pas comment. Il lui
vint également à l’esprit que ce n’était peut-être pas la première
fois qu’il se livrait à ce genre d’exercice.
— Ils ne l’annonceront pas avant au moins un mois,
poursuivit Tiernan. Ce qui te laisse largement le temps d’exploiter
la situation sans que personne se doute de rien.
Il croisa le regard de Harry.
— Donne-moi un identifiant, Felix.
Un brouhaha de voix s’éleva de nouveau du
haut-parleur.
— Pour en arriver là, tu dois être dans un sacré
pétrin, observa Roche un instant plus tard.
Tiernan, imperturbable, garda le silence.
— D’accord, je marche. Ça m’amuse. Le nom de la
cible de Nectel contre un identifiant. Et, Judy… ?
— Oui ?
— Essaie pas de m’entuber, OK ?
— Parole de banquier.
Cette réponse fut saluée par un ricanement
moqueur.
— C’est ça, ouais. Alors ?
— La cible, c’est Aslan Technology.
— Aslan, tiens donc… Bien, bien, bien. J’admets
que ça vaut un nom d’utilisateur et un mot de passe. Mais pas le
compte administrateur.
Merde, songea Harry. Il lui fallait absolument les
droits administrateur. Puisqu’elle n’avait pas le mot de passe de
Roche, c’était le seul autre moyen d’accéder à ses e-mails.
— Je me méfie de toi, Judy, continua Roche. Tu
serais capable de semer le bordel dans le système… Bon, t’as qu’à
te servir de mon compte. Il n’a pas autant de droits que le compte
administrateur mais il te permettra de lire tes fichiers.
Harry leva les deux pouces à l’adresse de Tiernan,
qui lui sourit.
— Super, déclara-t-il. Merci, Felix.
— Nom d’utilisateur, Froche. Mot de passe,
rasputin45. Maintenant, fous-moi la paix. De toute façon, je vais
éteindre mon téléphone. Je sens que je suis en veine.
Il coupa la communication alors que Harry achevait
de noter les renseignements. Tiernan, les joues empourprées, la
regarda d’un air satisfait.
— Impressionnant, commenta-t-elle. Vous feriez un
bon hacker ! Mais… où est passé votre sens de l’éthique ?
A moins que vous n’ayez inventé l’histoire
d’Aslan ?
— Non, non, c’est vrai…
Il se laissa aller en arrière et croisa les mains
derrière sa nuque.
— Nectel a réellement des vues sur Aslan. Sauf que
c’est perdu d’avance. Compte tenu de leurs difficultés financières, jamais ils ne pourront
lever les fonds nécessaires à une nouvelle acquisition.
— Donc, Roche n’aura pas la possibilité
d’exploiter cette information ?
— Non. Mais quand il le découvrira, il sera trop
tard.
Harry le dévisagea durant quelques secondes. Elle
le devinait plus affecté par cet échange avec son collègue qu’il ne
voulait le laisser paraître.
— Merci, dit-elle simplement avant de se tourner
encore une fois vers son écran.
Elle réactiva la connexion du RAT avec
l’ordinateur de Frank Buckley. Ses doigts voltigèrent sur les
touches, et bientôt elle quittait le compte de Buckley pour
pénétrer de nouveau dans le réseau sous l’identité de Felix Roche.
Quelques secondes plus tard, elle avait affiché tous les messages
les plus récents de sa cible.
Harry les lut en prêtant une attention
particulière aux adresses susceptibles de contenir un détail
pertinent. Si Roche interceptait toujours les e-mails de ses
anciens partenaires, comme elle le supposait, il y avait peut-être
une chance pour qu’il soit tombé sur un élément utile.
Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer un
courrier de Leon Ritch daté de la veille.
Salut, Ralphy,
T’es au courant de cette
histoire ?
Leon
Suivait la copie d’un autre envoi :
Leon,
L’argent de l’opération
Sorohan a changé de mains. C’est sa fille, Harry, qui l’a récupéré.
Je vous en apporterai la preuve. Il me semble que le magot nous
appartient, non ?
Le Prophète
— L’adresse du Prophète est différente, observa
soudain Tiernan.
Elle jeta un coup d’œil aux informations
affichées. Il avait raison. Cette fois, le message du Prophète
avait été envoyé depuis an7623398@ anon.obfusc.com et non plus de
l’adresse alias.cyber.net dont il s’était servi auparavant.
— Il a changé de remailer, déclara-t-elle. Par
obligation. L’autre a été fermé il y a deux ans après de sérieux
démêlés avec plusieurs gouvernements.
De nouveau, Harry considéra le message. Qui
pouvait bien être ce Ralphy ? Elle vérifia le destinataire.
ww483554@realXremail.com. Encore un alias indéchiffrable. Le
dénommé Ralphy était-il le dernier membre du cercle ?
Quand un élancement douloureux fusa dans sa tempe,
elle grimaça. Elle aurait tellement voulu s’enfouir sous la couette
et oublier ce cauchemar, ne serait-ce que pendant quelques
heures…
Comme s’il devinait son épuisement, Tiernan lui
pressa l’épaule en disant d’une voix douce :
— Vous avez l’air exténuée. Allez donc vous
reposer.
Loin d’avoir envie de protester, Harry tendait
déjà la main pour éteindre son ordinateur, quand soudain elle
suspendit son geste. Elle venait seulement de remarquer l’événement
système affiché au bas du mémo :
Vous avez répondu le
10/04/2009. Cliquez ici pour accéder à tous les messages
afférents.
Intriguée, Harry plissa les yeux. Pourquoi Felix
Roche aurait-il soudain décidé d’écrire aux membres du
cercle ?
D’un clic sur la barre d’information jaune, elle
accéda à l’e-mail expédié par Roche l’après-midi précédent. Il
avait été envoyé à l’adresse anonyme du Prophète,
an7623398@anon.obfusc.com.
Nous voilà enfin en
communication, monsieur le Prophète ! Permettez-moi de
commencer en vous disant que je sais qui vous êtes. Il se trouve que j’ai des amis dans
anon.obfusc qui ne sont pas aussi regardants sur la sécurité qu’ils
devraient l’être. Dommage pour vous, n’est-ce
pas ?
Je regrette le bon vieux
temps. Acheter au plus bas, vendre au plus haut… Vous étiez doués,
les gars. Vous devriez reprendre vos activités avant que quelqu’un
ne vous démasque.
Je vous
recontacterai.
Felix
Les joues en feu, Harry attrapa son stylo pour
noter l’adresse du remailer. Puis elle s’empara d’autorité du
mobile de Jude Tiernan et pressa la touche de rappel automatique du
dernier numéro composé. Sans résultat. Roche avait bel et bien
coupé son téléphone.
Un flot d’adrénaline déferla en elle, chassant
pour un temps douleurs et autres courbatures. Ainsi, Roche avait
découvert l’identité du Prophète…
Dès le lendemain, il lui donnerait un nom.