26
— Tiens, tiens, mon vieux copain Jude a besoin de moi…
La voix de Felix Roche, qui s’élevait du haut-parleur sur le téléphone de Jude Tiernan, rendait un son à la fois pâteux et sifflant. Harry se pencha vers l’appareil. Elle était assise à sa table de travail, dans son propre bureau, que l’impressionnante stature du banquier faisait paraître encore plus petit. C’était elle qui avait suggéré d’aller poursuivre leurs investigations chez elle. A ce stade, mieux valait agir en toute discrétion.
— Ce n’est pas souvent qu’on a l’occasion de se rendre service, tous les deux, hein ? continua Roche.
Harry distingua un bourdonnement sourd en arrière-fond, comme si leur interlocuteur se trouvait au milieu d’une immense ruche. Elle jeta un coup d’œil interrogateur à Tiernan. La mâchoire crispée, il contemplait le téléphone entre eux.
Le temps de saisir un stylo, et elle lui griffonna quelques mots sur un bloc-notes. Soyez aimable. Après tout, mettre sa cible à l’aise constitue la première étape du social engineering.
Quand il croisa son regard, Tiernan hocha la tête.
— Ça ne te prendra pas plus de cinq minutes, Felix, déclara-t-il. C’est juste un petit problème de rien du tout que tu devrais pouvoir m’aider à résoudre en un tournemain.
— A une heure pareille ? Et depuis quand je suis censé bosser le week-end pour KWC ?
— Je me rends bien compte qu’il est tard…
— Tard ? C’est peu dire ! On est presque demain !
Roche éclata d’un rire accompagné d’une sorte de sifflement asthmatique qui s’acheva en une toux grasse, prolongée, amenant Harry à se demander s’il ne souffrait pas de tuberculose. Par réflexe, elle s’écarta du combiné.
Entre deux quintes de toux, Roche lança :
— Hé, Judy, je… je t’ai dit que c’était mon anniversaire aujourd’hui ?
Les yeux fixés sur Harry, Tiernan haussa les sourcils.
— Non, je ne crois pas.
— Je leur avais pourtant dit, à tous… à tous ces connards du bureau, mais y en a pas un qui s’est pointé, reprit Roche en butant sur les mots.
Le brouhaha en arrière-fond enflait peu à peu, remarqua Harry. De toute évidence, Roche se trouvait dans un pub où les affaires marchaient bien.
— Alors, Judy, qu’est-ce que tu veux ?
A son intonation, Harry devina qu’il allait prendre plaisir à refuser, quelle que soit la requête de son collègue.
— Oh, c’est vraiment un truc idiot, répondit Tiernan. Je suis passé à la boîte, et figure-toi que j’ai oublié mon mot de passe. Je ne sais pas pourquoi, il m’est complètement sorti de la tête.
— Et c’est pour ça que tu me déranges ? Appelle donc un des abrutis de la SSI, ceux qui sont si cools…
— J’y ai pensé, mais je suis tombé sur un répondeur.
— Eh bien, j’aimerais vraiment t’aider, sérieux… Malheureusement, je ne suis plus qu’un pauvre petit responsable de la gestion des stocks, aujourd’hui.
— Arrête, Felix. Tu en sais plus long sur le réseau de KWC que tous les gars de la SSI réunis.
Roche marqua une pause.
— Tu me flattes, Judy. J’en déduis que t’es vraiment coincé.
— Allez, sois sympa. Je ne peux rien faire sans mot de passe.
— Bah, t’as qu’à rentrer chez toi. Il te reviendra sûrement demain matin.
— Impossible, Felix. J’ai un dossier à envoyer ce soir, et il faut que je récupère un document sur le réseau. Tu ne peux pas réinitialiser mon mot de passe, un truc comme ça ?
— Pas sans ordinateur, non. Et crois-moi, il n’est pas question que je quitte la fête maintenant.
Jude Tiernan jeta un coup d’œil interrogateur à Harry, qui hocha la tête. Il se pencha vers le téléphone.
— Et si tu me donnais d’autres identifiants ? Quelque chose qui me permettrait d’accéder aux fichiers personnels sur le réseau ?
Un braillement rauque explosa dans le haut-parleur, suivi par un concert de voix masculines gouailleuses. Harry se concentra pour essayer d’entendre la réponse de Roche au milieu du vacarme.
— Felix ? demanda Tiernan. T’es toujours là ?
— Bien sûr, Judy ! J’allais pas te laisser tomber. Hé, à ton avis, ça me fait quel âge ? Vas-y, essaie de deviner.
Avec un soupir, Tiernan leva les yeux au ciel. Harry lui fit frénétiquement signe de continuer à jouer le jeu ; ils avaient absolument besoin de Roche.
— OK, déclara Tiernan. Quarante ?
— Quarante-cinq, vieux. Quarante-cinq ans aujourd’hui. Tu sais depuis combien de temps je bosse chez KWC ?
— Dix ou douze ans ?
— Trop longtemps, crois-moi. Mais tu veux que je te dise ? Ça va changer.
— Ah bon ? Tu comptes partir ?
— Oh que oui. J’ai des projets, figure-toi.
Tiernan prit une profonde inspiration.
— Ecoute, Felix, pourquoi tu ne me filerais pas le mot de passe administrateur ? Ça devrait faire l’affaire, non ?
— Pour que tu puisses te balader tranquillement sur tout le réseau ? T’es dingue ou quoi ? Oh non, mon vieux. Toi, tu t’occupes de tes fusions-acquisitions, moi, je gère la technologie.
— Bon sang, Felix, je n’en aurai que pour cinq minutes !
Son interlocuteur éructa bruyamment dans le combiné.
— Ecoute, Judy, je commence à me lasser de cette conversation. Tu envahis mon espace de beuverie, là.
Cette fois, le regard que Tiernan adressa à Harry se teintait d’impuissance. Elle ferma les yeux pour mieux réfléchir, puis nota un seul mot sur le bloc-notes avant de le souligner à deux reprises : PRÉSIDENT.
Ils avaient déjà envisagé cette solution. Au cas où Roche n’accepterait pas de collaborer, ils devraient jouer leur va-tout : la figure de l’autorité.
Tiernan tira sur sa cravate pour la desserrer.
— Tu sais, Felix, si je ne boucle pas mon dossier ce soir, il faudra que je me justifie auprès d’Ashford. T’as vraiment envie de lui rendre des comptes ?
— Oh, t’imagines que j’ai peur de lui ? D’abord, c’est pas mon boulot de t’aider. Et de toute façon, il peut plus rien contre moi.
L’air dérouté, Tiernan secoua la tête et se tourna vers Harry.
Celle-ci jeta son stylo sur le bureau avant de s’adosser à son siège. Cette fois, ils étaient dans l’impasse… Elle ferma les yeux et se massa la nuque, consciente d’une douleur qui lui remontait tout le long de la colonne vertébrale. Quand elle rouvrit les yeux, ce fut pour découvrir le regard de Jude Tiernan fixé sur elle. Avec un petit sourire désabusé, elle lui fit signe de laisser tomber. Si Felix Roche détenait des renseignements, elle devrait trouver un autre moyen de les obtenir.
Elle se préparait à éteindre son ordinateur quand la voix de Tiernan s’éleva de nouveau.
— Je saurai me montrer reconnaissant, dit-il dans le combiné.
Harry le dévisagea sans comprendre. Qu’avait-il en tête ? A aucun moment ils n’avaient envisagé une telle stratégie.
— Ah oui ? lança Felix. Et comment ?
— Je te propose un marché. Un identifiant de connexion contre des infos.
— Quel genre d’infos ?
— Le genre strictement confidentiel.
Il y eut un instant de silence.
— Vas-y, je t’écoute.
— L’opération sur laquelle je travaille en ce moment concerne Nectel, annonça Tiernan. Ils projettent un rachat.
— Peuh, c’est pas un secret. Ils vont absorber BridgeCom. C’était dans tous les journaux.
— Sauf que ce n’est plus d’actualité. Ils ont changé d’avis. Je viens juste d’en avoir la confirmation par le P-DG de Nectel. Ils abandonnent BridgeCom au profit d’une autre boîte.
Harry percevait la respiration laborieuse de Roche à l’autre bout de la ligne. A quoi pensait Tiernan ? se demanda-t-elle. S’apprêtait-il réellement à livrer des informations secrètes ? Cette perspective la glaçait. Elle aurait dû l’arrêter, elle le savait, mais elle ne voyait pas comment. Il lui vint également à l’esprit que ce n’était peut-être pas la première fois qu’il se livrait à ce genre d’exercice.
— Ils ne l’annonceront pas avant au moins un mois, poursuivit Tiernan. Ce qui te laisse largement le temps d’exploiter la situation sans que personne se doute de rien.
Il croisa le regard de Harry.
— Donne-moi un identifiant, Felix.
Un brouhaha de voix s’éleva de nouveau du haut-parleur.
— Pour en arriver là, tu dois être dans un sacré pétrin, observa Roche un instant plus tard.
Tiernan, imperturbable, garda le silence.
Enfin, son interlocuteur éclata de rire.
— D’accord, je marche. Ça m’amuse. Le nom de la cible de Nectel contre un identifiant. Et, Judy… ?
— Oui ?
— Essaie pas de m’entuber, OK ?
— Parole de banquier.
Cette réponse fut saluée par un ricanement moqueur.
— C’est ça, ouais. Alors ?
— La cible, c’est Aslan Technology.
— Aslan, tiens donc… Bien, bien, bien. J’admets que ça vaut un nom d’utilisateur et un mot de passe. Mais pas le compte administrateur.
Merde, songea Harry. Il lui fallait absolument les droits administrateur. Puisqu’elle n’avait pas le mot de passe de Roche, c’était le seul autre moyen d’accéder à ses e-mails.
— Je me méfie de toi, Judy, continua Roche. Tu serais capable de semer le bordel dans le système… Bon, t’as qu’à te servir de mon compte. Il n’a pas autant de droits que le compte administrateur mais il te permettra de lire tes fichiers.
Harry leva les deux pouces à l’adresse de Tiernan, qui lui sourit.
— Super, déclara-t-il. Merci, Felix.
— Nom d’utilisateur, Froche. Mot de passe, rasputin45. Maintenant, fous-moi la paix. De toute façon, je vais éteindre mon téléphone. Je sens que je suis en veine.
Il coupa la communication alors que Harry achevait de noter les renseignements. Tiernan, les joues empourprées, la regarda d’un air satisfait.
— Impressionnant, commenta-t-elle. Vous feriez un bon hacker ! Mais… où est passé votre sens de l’éthique ? A moins que vous n’ayez inventé l’histoire d’Aslan ?
— Non, non, c’est vrai…
Il se laissa aller en arrière et croisa les mains derrière sa nuque.
— Nectel a réellement des vues sur Aslan. Sauf que c’est perdu d’avance. Compte tenu de leurs difficultés financières, jamais ils ne pourront lever les fonds nécessaires à une nouvelle acquisition.
— Donc, Roche n’aura pas la possibilité d’exploiter cette information ?
— Non. Mais quand il le découvrira, il sera trop tard.
Harry le dévisagea durant quelques secondes. Elle le devinait plus affecté par cet échange avec son collègue qu’il ne voulait le laisser paraître.
— Merci, dit-elle simplement avant de se tourner encore une fois vers son écran.
Elle réactiva la connexion du RAT avec l’ordinateur de Frank Buckley. Ses doigts voltigèrent sur les touches, et bientôt elle quittait le compte de Buckley pour pénétrer de nouveau dans le réseau sous l’identité de Felix Roche. Quelques secondes plus tard, elle avait affiché tous les messages les plus récents de sa cible.
Harry les lut en prêtant une attention particulière aux adresses susceptibles de contenir un détail pertinent. Si Roche interceptait toujours les e-mails de ses anciens partenaires, comme elle le supposait, il y avait peut-être une chance pour qu’il soit tombé sur un élément utile.
Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer un courrier de Leon Ritch daté de la veille.

 

Salut, Ralphy,
T’es au courant de cette histoire ?
Leon

 

Suivait la copie d’un autre envoi :

 

Leon,
L’argent de l’opération Sorohan a changé de mains. C’est sa fille, Harry, qui l’a récupéré. Je vous en apporterai la preuve. Il me semble que le magot nous appartient, non ?
Le Prophète

 

Harry frissonna en voyant son nom sur l’écran.
— L’adresse du Prophète est différente, observa soudain Tiernan.
Elle jeta un coup d’œil aux informations affichées. Il avait raison. Cette fois, le message du Prophète avait été envoyé depuis an7623398@ anon.obfusc.com et non plus de l’adresse alias.cyber.net dont il s’était servi auparavant.
— Il a changé de remailer, déclara-t-elle. Par obligation. L’autre a été fermé il y a deux ans après de sérieux démêlés avec plusieurs gouvernements.
De nouveau, Harry considéra le message. Qui pouvait bien être ce Ralphy ? Elle vérifia le destinataire. ww483554@realXremail.com. Encore un alias indéchiffrable. Le dénommé Ralphy était-il le dernier membre du cercle ?
Quand un élancement douloureux fusa dans sa tempe, elle grimaça. Elle aurait tellement voulu s’enfouir sous la couette et oublier ce cauchemar, ne serait-ce que pendant quelques heures…
Comme s’il devinait son épuisement, Tiernan lui pressa l’épaule en disant d’une voix douce :
— Vous avez l’air exténuée. Allez donc vous reposer.
Loin d’avoir envie de protester, Harry tendait déjà la main pour éteindre son ordinateur, quand soudain elle suspendit son geste. Elle venait seulement de remarquer l’événement système affiché au bas du mémo :
Vous avez répondu le 10/04/2009. Cliquez ici pour accéder à tous les messages afférents.

 

Intriguée, Harry plissa les yeux. Pourquoi Felix Roche aurait-il soudain décidé d’écrire aux membres du cercle ?
D’un clic sur la barre d’information jaune, elle accéda à l’e-mail expédié par Roche l’après-midi précédent. Il avait été envoyé à l’adresse anonyme du Prophète, an7623398@anon.obfusc.com.

 

Nous voilà enfin en communication, monsieur le Prophète ! Permettez-moi de commencer en vous disant que je sais qui vous êtes. Il se trouve que j’ai des amis dans anon.obfusc qui ne sont pas aussi regardants sur la sécurité qu’ils devraient l’être. Dommage pour vous, n’est-ce pas ?
Je regrette le bon vieux temps. Acheter au plus bas, vendre au plus haut… Vous étiez doués, les gars. Vous devriez reprendre vos activités avant que quelqu’un ne vous démasque.
Je vous recontacterai.
Felix

 

Les joues en feu, Harry attrapa son stylo pour noter l’adresse du remailer. Puis elle s’empara d’autorité du mobile de Jude Tiernan et pressa la touche de rappel automatique du dernier numéro composé. Sans résultat. Roche avait bel et bien coupé son téléphone.
Un flot d’adrénaline déferla en elle, chassant pour un temps douleurs et autres courbatures. Ainsi, Roche avait découvert l’identité du Prophète…
Dès le lendemain, il lui donnerait un nom.