— Comment ça, l’argent n’existe pas ? lança
Harry qui, le téléphone collé à l’oreille, arpentait le salon. Mais
enfin, j’ai vu le montant de mes propres yeux !
— Malheureusement, j’ai bien peur qu’il ne
s’agisse d’une erreur dans notre logiciel, répliqua Sandra Nagle
d’un ton excessivement poli. Le service technique vient de me le
confirmer. Il semblerait que pendant deux ou trois jours, tous nos
systèmes en ligne aient indiqué un solde incorrect sur votre
compte.
— Vous êtes sérieuse ? demanda Harry,
l’estomac noué. J’ai reçu vendredi un virement de douze millions
d’euros. Vous m’avez vous-même appelée au sujet de cette
transaction.
— Je sais, mais elle n’était pas valide.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Eh bien, en d’autres termes, le transfert n’a
jamais eu lieu, expliqua Sandra Nagle d’un ton plus sec, presque
cassant. Nos archives n’en comportent pas la moindre trace.
A aucun moment cette somme n’a été créditée sur votre
compte.
Les nerfs tendus à se rompre, Harry s’arrêta au
milieu de la pièce.
— D’après vous, il s’agirait juste d’une
défaillance du système informatique ?
— Hélas, oui, répondit Sandra Nagle. Et au nom de
la banque Sheridan, permettez-moi de vous présenter toutes nos excuses. Je peux vous assurer
que ce genre d’incident ne se reproduira pas.
Harry se laissa choir sur l’accoudoir du canapé.
Les douze millions n’existaient pas… Cette pensée lui donnait le
tournis. Elle venait de passer un accord avec le Prophète. Comment
allait-il réagir en apprenant qu’elle ne pourrait pas honorer sa
part du marché ?
C’était dingue, complètement dingue. Un homme
déterminé à récupérer l’argent de l’opération Sorohan avait tenté
de la pousser sous un train, et le même jour son compte aurait été
crédité par erreur d’une somme astronomique ? Non, ce n’était
pas une coïncidence. Cet argent existait bel et bien. Mais où
était-il ?
— Désolée, reprit-elle d’un ton plus ferme, je ne
peux pas me contenter de cette explication. Mettez-moi en relation
avec le service technique, s’il vous plaît.
Cette requête fut accueillie par un bref
silence.
— Il se trouve que pour des raisons de sécurité,
nos techniciens de maintenance ne sont pas autorisés à discuter des
détails de notre système bancaire avec des personnes de
l’extérieur, déclara Sandra Nagle. Je suis sûre que vous
comprendrez…
Les yeux fermés, Harry envisagea un instant
d’insister, avant d’y renoncer. Elle était lasse de cette
conversation. De plus, elle venait de penser à un meilleur moyen de
découvrir ce qui s’était réellement produit au niveau de son
compte.
Elle s’apprêtait à couper la communication
lorsqu’elle se rappela un autre détail. C’était peut-être mesquin,
mais elle n’avait pas envie de laisser Sandra Nagle marquer des
points.
— Une dernière chose, dit-elle. Avant-hier, j’ai
demandé qu’on m’envoie un relevé bancaire. Je ne l’ai toujours pas
reçu.
Son interlocutrice soupira, et Harry l’entendit
pianoter sur son clavier.
— En effet, j’ai moi-même traité votre demande,
confirma Sandra Nagle. D’après nos informations, vous aviez déjà sollicité un relevé un
peu plus tôt dans la journée, et il est parti dans l’après-midi.
Vous auriez dû le recevoir hier.
— Eh bien, je ne l’ai pas. Et je sais que je ne
l’ai pas réclamé deux fois.
— Un instant, je vérifie votre adresse.
Le combiné toujours plaqué contre l’oreille, Harry
se leva pour se diriger vers la fenêtre. Le ciel s’était assombri
et de grosses gouttes de pluie s’écrasaient contre les carreaux.
Elle appuya son front sur la vitre froide. Seigneur ! Pourquoi
avait-il fallu qu’elle contacte le Prophète ?
— Appartement 4, 13 St. Mary’s Road,
South Circular Road, Dublin 8, annonça enfin Sandra
Nagle.
— Pardon ? fit Harry, surprise. Ce n’est pas
du tout mon adresse.
— En tout cas, c’est celle qui figure dans votre
dossier. Votre relevé a été expédié là-bas vendredi.
Harry attrapa le stylo et le bloc-notes posés sur
l’étagère à côté d’elle puis nota les coordonnées indiquées par son
interlocutrice.
— Pourriez-vous regarder s’il y a eu une
modification récemment ?
— Non, répondit Sandra Nagle au bout de quelques
secondes. Il n’y a aucune trace d’un quelconque changement
d’adresse depuis cinq ans que vous êtes enregistrée dans notre
système.
— Ça n’a aucun sens, affirma Harry en arrachant la
page du bloc-notes. J’habite Ballbridge et tous mes relevés
m’arrivent ici. Quelqu’un a dû se tromper, forcément…
Quand son interlocutrice lui proposa d’approfondir
les recherches, Harry préféra décliner l’offre. Après l’avoir
remerciée, elle raccrocha et contempla la feuille qu’elle tenait à
la main. 13 St. Mary’s Road. Ce n’était peut-être qu’une
erreur de plus mais, à ce stade, elle en doutait.
Elle se rendit à la cuisine, où elle fouilla dans
les tiroirs à couverts remplis de pochettes d’allumettes, de
bougies et de vieilles cartes de vœux. Enfin, elle trouva ce
qu’elle cherchait : un
plan de Dublin. Elle parcourut rapidement l’index des rues.
St. Joseph’s, St. Lawrence’s, St. Martin’s… Oui,
voilà, St. Mary’s. Le temps d’établir un itinéraire, et elle
alla chercher son blouson pour sortir.
Saisie par la fraîcheur de l’air, elle se dirigea
vers la grille tout en composant le numéro de téléphone de Ian
Doyle, l’administrateur système de la Sheridan avec qui elle
s’était entretenue à l’issue du test de pénétration le vendredi
précédent.
— Allô, Ian ? C’est Harry Martinez, de Lúbra
Security.
— Oh, bonjour, Harry. J’étais justement en train
de penser à vous.
— C’est vrai ?
Elle ouvrit la portière de sa voiture, une Mini
Cooper bleu vif garée le long du trottoir, lança son sac sur le
siège passager puis se glissa au volant.
— Oui, répondit-il. J’ai lu votre rapport hier. Ça
me coûte de l’admettre, mais vous avez fait du bon boulot.
— Merci. J’espère que je ne vous ai pas gâché
votre journée.
— Disons que je ne suis pas près de recevoir une
médaille !
— J’ai essayé de vous prévenir…
— Je sais, c’était sympa. Au moins, ça m’a donné
le temps de limiter les dégâts. A propos, si je vous offrais
un verre pour la peine ? Ce soir, par exemple ?
— Désolée, Ian, je suis débordée. D’ailleurs,
j’aurais bien besoin d’un coup de main.
— Allez-y, je vous écoute. Je suis d’astreinte ce
week-end, je m’ennuie comme un rat mort. Vous me sauvez mon
dimanche.
Sans tarder, elle lui relata le mystère de
l’argent disparu de son compte et l’énigme du changement
d’adresse.
— Je n’obtiendrai rien du cerbère qui dirige le
service clients, ajouta-t-elle. Vous ne pourriez pas fouiner un peu
pour découvrir ce qui s’est passé ?
— Pas de problème. Donnez-moi une bonne heure. Je
vous rappelle, d’accord ?
Harry venait
à peine de couper la communication et de poser le téléphone sur le
siège passager qu’il sonna. C’était Jude Tiernan, constata-t-elle
en jetant un coup d’œil au nom affiché sur l’écran. Peut-être
appelait-il juste pour s’assurer qu’elle allait bien. A moins
qu’il ne veuille l’interroger sur ce qu’elle avait appris ?
Dans le doute, elle décida de ne pas répondre.
Après avoir consulté le plan une dernière fois,
elle le plaça à côté d’elle et tourna la clé de contact. Il lui
suffisait en gros d’aller en ligne droite, mais, compte tenu des
défaillances de son sens de l’orientation, elle préférait garder la
carte à portée de main.
Bien que coincée entre deux berlines Volvo, Harry
n’eut aucun mal à manœuvrer pour se dégager. C’était le gros
avantage de la Mini : elle tenait dans un mouchoir de poche.
Dillon lui demandait souvent pourquoi elle ne voulait pas s’acheter
une vraie voiture, mais elle n’avait jamais été tentée. S’il
considérait les véhicules de luxe comme un signe extérieur de
richesse, elle, en revanche, n’avait aucune envie d’impressionner
les autres. La Mini constituait pour elle le moyen idéal de se
déplacer en ville, à condition évidemment de ne pas avoir à
transporter de passagers ou d’objets encombrants. De plus, sa seule
vue suffisait en général à la mettre de bonne humeur tant elle
ressemblait à un jouet.
Harry prit la direction de Leeson Street en se
concentrant sur le trajet. Vingt minutes plus tard, elle atteignait
South Circular Road. Elle ralentit pour scruter les plaques de rue,
jusqu’au moment où elle repéra St. Mary’s Road, une petite impasse
étroite, sans doute résidentielle autrefois mais manifestement
négligée depuis longtemps. Parmi les bâtisses qui la bordaient,
Harry remarqua bon nombre d’ouvertures condamnées par des planches
sur lesquelles les tagueurs s’en étaient donné à cœur joie.
Le numéro 13 était une maison mitoyenne de deux
étages dont on voyait la façade de briques rouges et le sous-sol à
travers les grilles rouillées qui se dressaient le long du
trottoir. La plaque de l’interphone à côté de la porte bleue défraîchie révélait que
l’édifice avait été divisé en appartements.
Harry chercha du regard un emplacement d’où elle
pourrait surveiller l’entrée. Elle s’apprêtait à y renoncer tant il
y avait de voitures en stationnement, quand elle repéra un espace à
moitié occupé par une moto noire dont le conducteur rangeait son
casque dans le top-case à l’arrière. Harry attendit qu’il se soit
éloigné pour garer la Mini tout près du deux-roues.
Au même moment, son téléphone sonna au fond de son
sac. C’était Ian.
— J’ai fait quelques recherches, Harry, et je suis
au regret de vous dire que le cerbère avait raison,
annonça-t-il.
— Quoi ?
— Ces douze millions d’euros n’ont jamais
existé.
— Vous en êtes sûr ?
— Certain, hélas. J’ai parlé à mes collègues du
service technique et j’ai vérifié moi-même les journaux d’audit. Il
semblerait qu’un incident soit survenu vendredi dans la base de
données centrale et que votre compte ait été corrompu.
— Comment ? Vous en avez une
idée ?
— Eh bien, mes collègues n’en savent trop rien,
mais ils sont en mesure d’affirmer que cette somme n’a jamais été
virée. Chaque soir, ils lancent une procédure de rapprochement
censée récapituler tous les mouvements d’argent de la journée, et
vendredi dernier la procédure a déclenché une alarme sur votre
compte. Apparemment, les chiffres indiqués par la base de données
ne correspondaient à aucune transaction réelle.
— Ce problème, il a affecté d’autres comptes, ou
juste le mien ?
— Juste le vôtre, répondit Ian après un bref
silence.
— Dans ce cas, on ne peut guère parler de
corruption aléatoire, hein ?
Harry se mordilla l’intérieur de la joue.
— Bon, Ian,
vous êtes un expert. Vous avez vu les journaux d’audit.
A votre avis, qu’est-ce qui a pu se passer ?
Nouveau silence à l’autre bout de la ligne.
— Pour moi, votre compte a été trafiqué.
— Donc, quelqu’un se serait introduit dans la base
de données ?
— C’est probable. En tout cas, c’est plus
plausible qu’un simple hasard.
— Vous savez à quel moment cette intrusion se
serait produite ?
— D’après les fichiers que j’ai consultés, je
dirais que c’est arrivé vendredi dernier vers 13 h 30,
répondit Ian. Et il y a autre chose : la ligne a été effacée
du système aujourd’hui.
— Quoi ? Je pensais que vous l’aviez
vous-même supprimée au moment de nettoyer mon compte.
— Non, quelqu’un s’en est chargé avant nous. Sans
doute la même personne qui a fait aussi une demande de
relevé.
Harry contempla la porte bleue de l’autre côté de
la rue.
— Et pour l’adresse ? s’enquit-elle. Vous
savez comment elle a été modifiée ?
— Même méthode, même moment.
Ian éclata de rire.
— Hé, Harry, ce ne serait pas vous qui seriez
derrière tout ça ? Après tout, vous vous êtes tranquillement
baladée dans nos systèmes, vendredi, non ? Personnellement, je
n’hésiterais pas à ajouter quelques zéros à mon solde si j’étais
sûr de pouvoir m’en tirer.
— C’est tentant, je le reconnais, mais non, je n’y
suis pour rien.
Il soupira.
— Bon, si ce n’est pas une erreur et si ce n’est
pas vous non plus, alors je crois que c’est clair…
Les yeux toujours fixés sur le numéro 13,
Harry hocha la tête.
— On a affaire à un hacker, conclut Ian.