— Alors, c’est comment, Copenhague ?
— Je suis gelé, répondit Dillon.
Le téléphone plaqué contre l’oreille, Harry
sourit.
— C’est le risque, quand on veut conquérir la
Scandinavie…
Il éclata de rire.
— Où es-tu ?
Elle jeta un rapide coup d’œil à la longue
forteresse grise érigée sur Arbour Hill, à la façade sinistre
fermée par des grilles qui brillaient au soleil.
— Dans ma voiture, déclara-t-elle.
Au moins, ça, c’était vrai. Elle venait de se
garer devant la prison lorsque Dillon avait appelé. De nouveau, son
regard se porta vers la bâtisse, s’attardant sur les étroites
fenêtres à meneaux alignées de part et d’autre de l’entrée
principale. Sans les barreaux, elles auraient pu ressembler à
celles d’une église.
Elle détourna les yeux. Dillon s’apprêtait sans
doute à lui répéter d’aller trouver la police, mais elle ne pouvait
s’y résoudre. Quels que soient les torts de son père, elle ne
voulait pas le renvoyer derrière ces murs.
— J’en ai encore pour deux jours, reprit Dillon.
Et si tu remplissais ton placard du dimanche soir, histoire qu’on
se fasse une petite soirée chez toi ?
— Bonne idée. Tu te charges d’apporter la bière
danoise et je m’occupe du reste, d’accord ?
Elle hésita
un instant. Elle aurait voulu lui parler de leur nuit ensemble, lui
demander ce qu’elle signifiait pour lui, mais elle ne savait pas
comment introduire un sujet aussi sérieux dans une conversation
engagée sur le mode de la plaisanterie. Il lui vint à l’esprit que
le célibat n’avait pas que des inconvénients, finalement ; en
un sens, c’était plus reposant.
— Ton voyage s’est bien passé ? lança-t-elle
enfin, consternée par la banalité de la question.
— Sans problème. Sauf que je crois avoir été suivi
jusqu’à l’aéroport.
Harry se redressa.
— Quoi ?
— Un balèze en veste sombre, avec la boule à
zéro.
Quinney.
— Sûrement le complice de Leon,
murmura-t-elle.
— C’est ce que j’ai pensé. Mais pour autant que je
le sache, il n’est pas monté dans l’avion.
— Merde. Désolée de t’avoir entraîné
là-dedans.
— Je t’ai déjà dit de ne pas t’inquiéter pour moi.
De toute façon, qu’est-ce qu’il peut faire ? Fouiller
dans mon passé ? Et alors ? Il ne trouvera rien qu’il
puisse utiliser contre toi. Pas le plus petit élément à donner à
Leon.
— J’espère…
— N’y pense plus.
Harry se mordilla la lèvre, consciente de ne pas
lui avoir tout dit. Bon, les vieilles habitudes avaient peut-être
la vie dure, mais elle pouvait toujours essayer… Elle prit une
profonde inspiration.
— Je suis allée voir mon père, ce matin.
— Waouh !
Il marqua une pause.
— Eh bien, tant mieux. Comment ça s’est
passé ?
— Pas très bien. Il ne m’aidera pas. On pourra
peut-être en parler à ton retour ?
— Entendu.
— Ecoute, je vais prendre une douche et me reposer
un peu, mais je te rappellerai plus tard, d’accord ?
Une image de lui nu sous la douche lui traversa
l’esprit, et elle sourit.
— Avec plaisir. Hé ! N’oublie pas la bière,
hein ?
Lorsque Dillon eut coupé la communication, Harry
procéda à une rapide analyse de ses émotions. Niveau de dépendance,
nul ; niveau de désir, maximum. Aucun doute, il y avait de
l’amélioration.
Elle vérifia l’heure. 13 h 45. Son père
n’allait plus tarder à sortir… Le soleil qui tapait sur le
pare-brise chauffait l’habitacle au point de le rendre presque
étouffant. Les nuages de pluie s’étaient évanouis, laissant dans
leur sillage un ciel bleu limpide. Harry baissa sa vitre en
balayant du regard les alentours. Il n’y avait pas beaucoup de
passage devant la prison. Elle-même s’était garée en face des
grilles, près des murs de l’ancienne caserne. A chaque
extrémité, la portion de route sur laquelle elle se trouvait
décrivait un virage serré, accentuant l’impression
d’isolement.
Une femme en survêtement rouge déboucha soudain du
tournant devant Harry, peinant dans la montée derrière une
poussette. L’enfant qu’elle promenait tenait un bout de bois qu’il
fit rebondir sur la clôture le long de la prison.
Harry reporta son attention sur le bâtiment
victorien austère qui dominait la colline. La grille métallique à
l’entrée évoquait la herse d’un château fort. Les murs lui parurent
plus hauts que dans son souvenir, plus sinistres aussi avec leurs
épais entrelacs de fil barbelé au sommet. Quand elle songea aux
criminels qu’ils abritaient, au semblant de vie qu’ils menaient à
l’intérieur, un frisson la parcourut.
L’antre des dragons, songea-t-elle.
La femme en rouge poursuivait son chemin. L’enfant
dans sa poussette cessa brièvement d’agiter son bâton pour indiquer les rosiers jaunes à
l’entrée de la prison. Harry laissa son regard s’attarder sur leurs
silhouettes qui s’éloignaient.
Soudain, un cliquetis sonore retentit, et elle
tourna la tête. Sous le porche, un gardien déverrouillait la
grille. Quand il la poussa, elle émit un grincement strident. Puis
il s’écarta et Harry vit son père avancer vers la lumière du
soleil.
Il portait un blazer bleu marine sur un pull blanc
et un pantalon gris. D’une main, il tenait un sac de voyage ;
de l’autre, il se protégeait les yeux pour pouvoir scruter le ciel.
Un instant plus tard, il se tourna en souriant vers
le gardien, qu’il salua. Harry avait l’impression de voir un
officier de marine se préparant à profiter d’une permission à
terre.
Quand il s’engagea dans l’allée alors que la
grille se refermait derrière lui, elle se demanda quel rôle il
allait endosser. Allait-elle avoir affaire au criminel en col blanc
ou au génie de la finance ? Au héros de son enfance ou au
parent inconscient de ses responsabilités ? Il lui semblait
qu’elle ne parviendrait jamais à le cerner.
Enfin, jugeant inutile de différer l’échéance,
elle descendit de voiture. L’air lui parut agréablement frais après
l’atmosphère étouffante de la Micra. Quand elle claqua la portière,
son père leva les yeux et se fendit d’un large sourire assorti d’un
geste de la main, renforçant encore l’image du marin enjoué. En
dépit de ses griefs, Harry se surprit à lui sourire en
retour.
Elle s’engagea sur la chaussée en même temps qu’il
pressait le pas vers elle. La luminosité accentuait la pâleur de sa
peau, constata-t-elle ; par contraste, ses épais sourcils
noirs semblaient incongrus, presque artificiels. Il passa devant
les rosiers jaunes, le sac de voyage battant contre sa jambe.
Peut-être qu’il avait raison, en fin de compte, et
que tout allait s’arranger. Peut-être qu’il avait un plan pour lui
venir en aide. Et s’il n’en avait pas, elle se débrouillerait.
Tout ce qu’il lui fallait,
c’était le nom de cette fichue banque ; sa maîtrise du social
engineering ferait le reste.
Son père transféra son sac dans son autre main
avant de s’avancer sur la route. Soudain, son attention fut attirée
vers la gauche et il fronça les sourcils. Alarmée par sa réaction,
Harry suivit la direction de son regard.
La première chose qu’elle aperçut fut le
pare-buffle chromé, énorme, menaçant. La Jeep à laquelle il était
fixé fonçait droit sur son père. Harry aurait voulu s’élancer vers
lui, sauf que ses jambes refusaient de se mouvoir. De l’autre côté
de la route, elle le vit articuler son prénom mais elle n’entendit
pas sa voix.
Le temps parut alors se dilater, s’étirer à
l’infini, comme si chaque seconde durait une éternité. Harry prit
alors conscience d’une foule de détails : le soleil se
réfléchissant sur les barres métalliques du pare-buffle ; le
visage livide de son père, sillonné de rides creusées par
l’angoisse ; la chaleur émanant de la Micra derrière
elle ; les pétales brunis des rosiers en fleur…
Son père se rua sur la chaussée pour essayer
d’échapper à la Jeep. Il heurta violemment Harry, la projetant vers
sa voiture. Elle se retrouva plaquée brutalement contre la
carrosserie et une douleur violente lui traversa les omoplates.
Aussitôt après, le vrombissement de la Jeep lui emplit les
oreilles. Il fut ponctué par un choc sourd et son père s’envola
dans les airs. Harry s’entendit hurler :
— Papá !
Il retomba sur le sol quelques mètres plus loin
dans un craquement d’os odieux. La Jeep s’éloigna en faisant rugir
son moteur, négocia le virage sur les chapeaux de roues et
disparut.
Harry se redressa tant bien que mal. Les jambes
tremblantes, la peur au ventre, elle s’approcha de son père. Il
gisait sur le dos, immobile, les yeux fermés, le teint cireux. Un
filet de sang coulait de ses lèvres pour aller se perdre dans sa
barbe.
Pas plus tard qu’aujourd’hui,
je vous montrerai quel sort je réserve à ceux qui me
trahissent.