48
— C’est pas trop tôt, marmonna Leon en regardant Quinney rabattre le siège du fauteuil voisin.
— Pourquoi ce rendez-vous, nom d’un chien ? répliqua le nouveau venu.
Lorsqu’il se pencha, les lueurs vacillantes de l’écran firent briller son crâne chauve.
— Putain ce que c’est glauque, ici !
Leon jeta un coup d’œil au cinéma vide et haussa les épaules. L’endroit, humide et crasseux, sentait la pluie de la veille. Mal entretenu depuis une bonne cinquantaine d’années, il allait être prochainement reconverti en salle de bingo. Quinney avait raison, c’était sinistre. Mais c’était également un lieu sûr. Leon s’enfonça dans son fauteuil en resserrant les pans de son anorak. Il avait passé pas mal de temps dans cette salle au cours des deux journées écoulées. Depuis qu’il avait appris ce qui était arrivé à Sal.
— Bon, voilà mon rapport, annonça Quinney.
Il parut hésiter au moment de tendre une grande enveloppe blanche, comme s’il remarquait soudain les sachets de chips vides sur le sol et les vêtements froissés de Leon.
— Le fric d’abord.
Avec un petit ricanement de mépris, Leon plongea la main dans sa poche, dont il retira lui aussi une enveloppe.
— Tenez.
Il regarda Quinney compter l’argent. Cet homme-là ressemblait à un troll avec son crâne chauve et ses lèvres épaisses. S’il faisait du bon boulot, Leon avait néanmoins du mal à le cerner. C’était la seconde fois qu’il avait recours à ses services. La première remontait à cinq ans, lorsque Maura avait demandé le divorce. A l’époque, elle avait juré qu’il n’y avait personne d’autre mais Leon ne l’avait pas crue. Et Quinney lui avait apporté la preuve qu’il ne se trompait pas, sous la forme d’une série de photos la montrant au bras d’un grand blond – ce même blond qui avait ébouriffé les cheveux de Richard à la gare la semaine précédente.
Enfin, Quinney fourra les billets dans sa poche puis flanqua sa propre enveloppe sur les genoux de Leon.
— Comme je vous l’ai dit au téléphone, y a aucune trace du magot nulle part. Vous auriez dû me laisser prendre un avion pour la suivre.
Leon grommela dans sa barbe. Les tarifs du privé étaient déjà suffisamment élevés comme ça sans qu’il lui paie en plus un voyage au soleil ! D’autant que les millions de l’opération Sorohan commençaient à ressembler de plus en plus à un mirage…
Lorsque Quinney se leva, le siège de son fauteuil remonta contre le dossier.
— Ces gars lui veulent pas du bien, ça, c’est sûr. Ils la filent depuis le début. Tous les noms sont là-dedans, ajouta-t-il en indiquant l’enveloppe. Certaines photos devraient aussi vous intéresser.
Il longea la rangée de sièges jusqu’à la sortie. Leon le regarda s’éloigner. Quinney lui avait raconté la tentative de meurtre à laquelle il avait assisté devant la prison d’Arbour Hill, quand la Jeep avait percuté Sal Martinez. A l’idée de voir les images de la victime, Leon sentit son estomac se nouer.
Soudain, les lumières se rallumèrent dans la salle, le faisant cligner des yeux. Il avait à peine prêté attention au film, qui lui était apparu comme une sorte de comédie gentillette mettant en scène une famille heureuse où il y avait trop d’enfants. Malgré lui, Leon repensa à son fils. Il était retourné à la gare de Blackrock tous les matins dans l’espoir de l’apercevoir à nouveau. Il avait même fait nettoyer son costume pour être plus présentable. Malheureusement, Richard était resté invisible.
Une famille heureuse, hein ? pensa-t-il avec amertume. Quelle connerie !
Il effleura l’enveloppe puis la déchira brusquement avant d’en sortir une dizaine de pages dactylographiées, ainsi qu’une liasse de clichés. Quinney avait suivi Harry Martinez une bonne partie de la semaine et effectué des recherches sur les personnes de son entourage. Leon feuilleta rapidement le rapport. Il contenait des biographies de tous les principaux protagonistes. Il tenta de les lire mais il ne pouvait penser qu’aux photos. Pour finir, il laissa de côté le texte pour saisir le premier tirage d’une main tremblante.
Celui-ci, pris de nuit, montrait la fille Martinez en train d’ouvrir la portière d’une Mini bleue garée dans une rue arborée, bordée de maisons victoriennes aux façades de briques rouges. Leon y regarda de plus près. Un second véhicule stationnait de l’autre côté de la chaussée – une Jeep, à en juger par sa forme carrée. Leon jeta un coup d’œil au dos du cliché. Quinney avait noté à l’encre bleue le nom de la fille, la date et l’endroit. Raglan Road, dimanche 12 avril, 20 h 30. Soit trois jours plus tôt.
La photo suivante montrait un grand brun qui aidait la fille Martinez à gravir les marches du perron d’une des maisons victoriennes. Elle avait le visage meurtri et tout sale. Leon ne repéra aucun signe de la Jeep.
Plein d’appréhension, il posa les yeux sur la troisième image qui, à son grand soulagement, se révéla n’être qu’un portrait de Jude Tiernan devant l’immeuble de KWC. Leon s’était souvent pris de bec avec lui à l’époque où ils travaillaient tous les deux pour JX Warner. Au souvenir de cette période, un petit rictus lui déforma les lèvres. Sans l’intervention de ce moralisateur hypocrite, lui-même n’aurait peut-être pas été viré…
Il glissa la photo à l’arrière de la liasse et, alors qu’il examinait les autres, il sentit sa tension se relâcher peu à peu. Elles représentaient toutes la famille de la fille : sa sœur à la sortie de l’hôpital Saint-Vincent ; sa mère, qui devait avoir une soixantaine d’années. Leon l’examina plus attentivement. Ainsi, c’était la femme de Sal… Avec ses traits fins et ses pommettes saillantes, elle aurait pu être d’origine polonaise ou russe. Il fronça les sourcils en reconnaissant l’homme qui lui donnait le bras. Leon aurait reconnu entre mille ce crâne dégarni. Qu’est-ce que ce vieux Ralphy pouvait fabriquer avec la femme de Sal ?
Il passa ensuite à un tirage qui lui fit froid dans le dos. Il montrait de hauts murs gris pris de loin, percés de fenêtres victoriennes munies de barreaux. Il aurait pu s’agir d’un orphelinat ou d’un asile psychiatrique mais Leon savait ce qu’il en était. Il frissonna. Il avait lui-même passé un an dans cet endroit sinistre, où il avait partagé une cellule avec un dénommé Noel, condamné à la réclusion à perpétuité pour avoir mis le feu à sa propre maison alors que sa femme et ses trois enfants se trouvaient à l’intérieur. Leon sentit son front se couvrir de sueur. Pendant douze mois, il avait vécu dans un univers délimité par une couchette et des toilettes, avec des gardes qui tambourinaient à la porte chaque matin à cinq heures pour s’assurer qu’il n’était pas mort dans son sommeil.
Après avoir écarté le cliché, il inspira profondément à plusieurs reprises comme si cela pouvait l’aider à chasser ses souvenirs. Quand ses yeux se posèrent sur la photo suivante, il ne comprit pas tout de suite de quoi il s’agissait. Une silhouette gisait sur le sol, en partie dissimulée par une petite voiture rouge, de sorte que seules les jambes émergeaient : pantalon gris, chaussures noires. La fille était agenouillée par terre, le dos à l’objectif. Leon cilla. C’était l’image qu’il avait redoutée, et pourtant on ne voyait rien d’horrible, pas de sang, pas même un visage. Son regard s’attarda sur les jambes de Sal, et il secoua lentement la tête. Le jour même où ce pauvre imbécile quittait enfin cet enfer, il se faisait faucher par une voiture ! Quel destin merdique…
Leon glissa la photo à l’arrière de la liasse, persuadé que c’était la dernière. Mais il en restait encore une, constata-t-il – le gros plan d’un homme au volant d’une Jeep. Des mèches de cheveux blanc-blond, semblables à de la paille, émergeaient de sous son bonnet de laine. Les doigts crispés sur le volant, il fixait du regard un point droit devant lui, et la vue de ses yeux écarquillés arracha un frisson à Leon. Ils étaient tellement clairs qu’ils en paraissaient presque translucides, et ils brillaient d’une lueur de démence manifeste. Leon tenta de s’humecter les lèvres mais il n’avait plus de salive. S’il se doutait depuis longtemps que le Prophète se servait d’un homme de main pour s’occuper du sale boulot, c’était la première fois qu’il avait la preuve de son existence.
Il se passa la main sur la bouche. Merde, peut-être qu’il s’était laissé entraîner beaucoup trop loin, ce coup-ci. Peut-être qu’il aurait intérêt à se retirer du jeu au plus vite… Puis il songea à Jonathan Spencer, et aussitôt une boule d’acide lui brûla l’estomac. Jonathan avait essayé de se retirer du jeu, lui aussi, mais le Prophète n’avait pas apprécié. Leon plaqua les mains sur son abdomen. Pourquoi avait-il fallu que le Prophète lui envoie cet e-mail à propos de la fille ? Pourquoi l’avait-il impliqué ?
Oh, il ne connaissait que trop bien la réponse à ces questions. Le Prophète le manipulait, une fois de plus ; il resserrait peu à peu l’étau de façon à orienter tous les soupçons sur lui en cas de problème. C’était ainsi que le Prophète opérait : de loin, en laissant les autres prendre tous les risques. A l’époque où les membres du cercle réalisaient leurs opérations les plus rentables, jamais il n’avait effectué une seule transaction. Seuls Sal, Jonathan et lui-même avaient mis leur carrière en jeu, pensa Leon. Le Prophète se contentait de réclamer sa part du gâteau sans laisser aucune trace compromettante derrière lui. Même la mort de Jonathan avait tout d’un accident.
Une nouvelle fois, le regard de Leon se posa sur la photo, sur ces yeux trop clairs de fou furieux. Il desserra son col en songeant à tous les indices permettant de remonter jusqu’à lui. Après tout, c’était le privé engagé par ses soins pour la filer qui avait saccagé l’appartement où elle habitait. Et qui se trouvait à Arbour Hill au moment où Sal s’était fait renverser. Leon sentit son cœur s’affoler. Il avait reçu le relevé bancaire de cette fille, bonté divine ! Autrement dit, sa propre adresse devait figurer quelque part dans les archives de la banque… Un gémissement sourd monta de sa gorge. Comment avait-il pu se fourrer dans un tel merdier ?
Il saisit de nouveau le rapport. Il y avait forcément quelque chose à exploiter dans ce document, une information dont il pourrait se servir… Qu’avait dit Quinney, déjà ? Tous les noms sont là-dedans. Il tourna rapidement les pages sans s’arrêter aux détails ; Quinney l’avait déjà renseigné par téléphone sur les allées et venues de la fille. Il parcourut les biographies, lisant beaucoup trop vite pour assimiler toutes les informations. Néanmoins, il put se rendre compte que le détective n’avait pas bâclé la tâche. Nom, âge, situation familiale, parcours professionnel, données financières, rien ne manquait. Alors que les mots se brouillaient, le nom JX Warner lui sauta brusquement aux yeux, l’amenant à se figer. Ses anciens associés et lui avaient toujours pensé que le Prophète y travaillait. Les sourcils froncés, il reprit la pile de clichés pour l’étudier encore une fois. Jusque-là, comme beaucoup de monde, il ignorait que ce bon vieux Crâne d’œuf avait bossé chez JX Warner.
Deux tirages en particulier l’intriguaient, qu’il retourna pour vérifier les noms au dos avant de se concentrer sur les visages représentés. Etait-ce le lien ? Il se reporta aux biographies dans le rapport. Cette fois, il prit son temps pour les lire. Il savait ce qu’il cherchait et il ne tarda pas à trouver. De fait, l’information était soulignée.
Même Quinney l’avait jugée significative. Il ne pouvait s’agir d’une coïncidence.
Les doigts tremblants, Leon fourra tous les documents dans l’enveloppe. Puis il se leva, longea la rangée de sièges vides, sortit de la salle minable et déboucha dans la rue. La lumière blanche de l’après-midi lui fit mal aux yeux. Il s’engagea sur le trottoir, le cœur cognant à grands coups sourds dans sa poitrine. L’argent de la fille allait sûrement lui échapper, mais peut-être serait-il en mesure de négocier à prix d’or l’identité du Prophète…
Il essuya son front couvert de sueur et glissa l’enveloppe à l’intérieur de son anorak. La douleur dans son estomac s’était dissipée, anesthésiée par l’adrénaline. La découverte qu’il venait de faire le mettait en danger, c’était évident. Mais elle constituait également un précieux moyen de pression.
Il y avait beaucoup de circulation dans les rues qu’il longeait. En temps normal, le trajet à pied jusqu’à South Circular Road lui aurait pris une dizaine de minutes, mais ce jour-là il s’en était écoulé à peine plus de cinq lorsqu’il tourna à gauche dans St. Mary’s Road, laissant la rumeur du trafic derrière lui. Il plongea la main dans sa poche pour récupérer ses clés. Il allait se doucher et se changer tout en réfléchissant à un plan d’action.
Alors qu’il levait les yeux vers la fenêtre de sa chambre, de l’autre côté de la rue, il eut la surprise de voir une brune sur le balcon. Accoudée à la balustrade, elle fumait une cigarette. Quand elle l’aperçut, elle se redressa. Leon plissa les yeux. Elle lui disait quelque chose, avec sa silhouette menue et ses cheveux qui formaient comme un casque… Brusquement, il la reconnut. C’était cette fouineuse de journaliste qui était venue plusieurs fois au tribunal. Qu’est-ce qu’elle fabriquait là ?
Il descendit du trottoir pour traverser la rue, pressé d’aller lui demander des comptes. La garce. Il n’avait pas oublié le portrait au vitriol qu’elle avait dressé de lui dans ses articles. Comment Sal avait-il pu se montrer aimable avec elle ?
La journaliste leva un bras en articulant quelque chose. Soudain, elle plaqua une main sur sa bouche et lâcha sa cigarette. Elle regardait fixement un point derrière lui. Etonné, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et aussitôt il se figea.
Au milieu de la route, un motard couché sur son engin lancé à pleine vitesse arrivait droit sur lui. Le rugissement du moteur assourdit Leon. Il tenta de s’écarter mais ses pieds semblaient transformés en sacs de ciment. La moto fonçait toujours, noire et menaçante. Galvanisé par la panique, Leon parvint à faire bouger ses jambes. Sauf qu’il était déjà trop tard. La machine se dressa sur sa roue arrière et le heurta en pleine poitrine. Sous la violence du choc, Leon partit à la renverse. Etrangement, il ne ressentait aucune douleur.
Il eut encore le temps de voir le motard pencher la tête vers lui. La visière de son casque était relevée, révélant des yeux presque translucides tant ils étaient clairs.
Aussitôt après, le ciel envahit son champ de vision. En un éclair, Leon se remémora le visage souriant de son fils. Puis le sol se précipita à sa rencontre par-derrière et lui fracassa le crâne.