— C’est pas trop tôt, marmonna Leon en regardant
Quinney rabattre le siège du fauteuil voisin.
— Pourquoi ce rendez-vous, nom d’un chien ?
répliqua le nouveau venu.
Lorsqu’il se pencha, les lueurs vacillantes de
l’écran firent briller son crâne chauve.
— Putain ce que c’est glauque, ici !
Leon jeta un coup d’œil au cinéma vide et haussa
les épaules. L’endroit, humide et crasseux, sentait la pluie de la
veille. Mal entretenu depuis une bonne cinquantaine d’années, il
allait être prochainement reconverti en salle de bingo. Quinney
avait raison, c’était sinistre. Mais c’était également un lieu sûr.
Leon s’enfonça dans son fauteuil en resserrant les pans de son
anorak. Il avait passé pas mal de temps dans cette salle au cours
des deux journées écoulées. Depuis qu’il avait appris ce qui était
arrivé à Sal.
— Bon, voilà mon rapport, annonça Quinney.
Il parut hésiter au moment de tendre une grande
enveloppe blanche, comme s’il remarquait soudain les sachets de
chips vides sur le sol et les vêtements froissés de Leon.
— Le fric d’abord.
Avec un petit ricanement de mépris, Leon plongea
la main dans sa poche, dont il retira lui aussi une
enveloppe.
— Tenez.
Il regarda Quinney compter l’argent. Cet homme-là
ressemblait à un troll avec son crâne chauve et ses lèvres épaisses. S’il faisait du bon
boulot, Leon avait néanmoins du mal à le cerner. C’était la seconde
fois qu’il avait recours à ses services. La première remontait à
cinq ans, lorsque Maura avait demandé le divorce. A l’époque,
elle avait juré qu’il n’y avait personne d’autre mais Leon ne
l’avait pas crue. Et Quinney lui avait apporté la preuve qu’il ne
se trompait pas, sous la forme d’une série de photos la montrant au
bras d’un grand blond – ce même blond qui avait ébouriffé les
cheveux de Richard à la gare la semaine précédente.
Enfin, Quinney fourra les billets dans sa poche
puis flanqua sa propre enveloppe sur les genoux de Leon.
— Comme je vous l’ai dit au téléphone, y a aucune
trace du magot nulle part. Vous auriez dû me laisser prendre un
avion pour la suivre.
Leon grommela dans sa barbe. Les tarifs du privé
étaient déjà suffisamment élevés comme ça sans qu’il lui paie en
plus un voyage au soleil ! D’autant que les millions de
l’opération Sorohan commençaient à ressembler de plus en plus à un
mirage…
Lorsque Quinney se leva, le siège de son fauteuil
remonta contre le dossier.
— Ces gars lui veulent pas du bien, ça, c’est sûr.
Ils la filent depuis le début. Tous les noms sont là-dedans,
ajouta-t-il en indiquant l’enveloppe. Certaines photos devraient
aussi vous intéresser.
Il longea la rangée de sièges jusqu’à la sortie.
Leon le regarda s’éloigner. Quinney lui avait raconté la tentative
de meurtre à laquelle il avait assisté devant la prison d’Arbour
Hill, quand la Jeep avait percuté Sal Martinez. A l’idée de
voir les images de la victime, Leon sentit son estomac se
nouer.
Soudain, les lumières se rallumèrent dans la
salle, le faisant cligner des yeux. Il avait à peine prêté
attention au film, qui lui était apparu comme une sorte de comédie
gentillette mettant en scène une famille heureuse où il y avait
trop d’enfants. Malgré lui, Leon repensa à son fils. Il était
retourné à la gare de Blackrock tous les matins dans l’espoir de l’apercevoir à nouveau.
Il avait même fait nettoyer son costume pour être plus présentable.
Malheureusement, Richard était resté invisible.
Une famille heureuse, hein ? pensa-t-il avec
amertume. Quelle connerie !
Il effleura l’enveloppe puis la déchira
brusquement avant d’en sortir une dizaine de pages
dactylographiées, ainsi qu’une liasse de clichés. Quinney avait
suivi Harry Martinez une bonne partie de la semaine et effectué des
recherches sur les personnes de son entourage. Leon feuilleta
rapidement le rapport. Il contenait des biographies de tous les
principaux protagonistes. Il tenta de les lire mais il ne pouvait
penser qu’aux photos. Pour finir, il laissa de côté le texte pour
saisir le premier tirage d’une main tremblante.
Celui-ci, pris de nuit, montrait la fille Martinez
en train d’ouvrir la portière d’une Mini bleue garée dans une rue
arborée, bordée de maisons victoriennes aux façades de briques
rouges. Leon y regarda de plus près. Un second véhicule stationnait
de l’autre côté de la chaussée – une Jeep, à en juger par sa
forme carrée. Leon jeta un coup d’œil au dos du cliché. Quinney
avait noté à l’encre bleue le nom de la fille, la date et
l’endroit. Raglan Road, dimanche 12 avril, 20 h 30.
Soit trois jours plus tôt.
La photo suivante montrait un grand brun qui
aidait la fille Martinez à gravir les marches du perron d’une des
maisons victoriennes. Elle avait le visage meurtri et tout sale.
Leon ne repéra aucun signe de la Jeep.
Plein d’appréhension, il posa les yeux sur la
troisième image qui, à son grand soulagement, se révéla n’être
qu’un portrait de Jude Tiernan devant l’immeuble de KWC. Leon
s’était souvent pris de bec avec lui à l’époque où ils
travaillaient tous les deux pour JX Warner. Au souvenir de cette
période, un petit rictus lui déforma les lèvres. Sans
l’intervention de ce moralisateur hypocrite, lui-même n’aurait
peut-être pas été viré…
Il glissa la photo à l’arrière de la liasse et,
alors qu’il examinait les autres, il sentit sa tension se relâcher
peu à peu. Elles
représentaient toutes la famille de la fille : sa sœur à la
sortie de l’hôpital Saint-Vincent ; sa mère, qui devait avoir
une soixantaine d’années. Leon l’examina plus attentivement. Ainsi,
c’était la femme de Sal… Avec ses traits fins et ses pommettes
saillantes, elle aurait pu être d’origine polonaise ou russe. Il
fronça les sourcils en reconnaissant l’homme qui lui donnait le
bras. Leon aurait reconnu entre mille ce crâne dégarni. Qu’est-ce
que ce vieux Ralphy pouvait fabriquer avec la femme de
Sal ?
Il passa ensuite à un tirage qui lui fit froid
dans le dos. Il montrait de hauts murs gris pris de loin, percés de
fenêtres victoriennes munies de barreaux. Il aurait pu s’agir d’un
orphelinat ou d’un asile psychiatrique mais Leon savait ce qu’il en
était. Il frissonna. Il avait lui-même passé un an dans cet endroit
sinistre, où il avait partagé une cellule avec un dénommé Noel,
condamné à la réclusion à perpétuité pour avoir mis le feu à sa
propre maison alors que sa femme et ses trois enfants se trouvaient
à l’intérieur. Leon sentit son front se couvrir de sueur. Pendant
douze mois, il avait vécu dans un univers délimité par une
couchette et des toilettes, avec des gardes qui tambourinaient à la
porte chaque matin à cinq heures pour s’assurer qu’il n’était pas
mort dans son sommeil.
Après avoir écarté le cliché, il inspira
profondément à plusieurs reprises comme si cela pouvait l’aider à
chasser ses souvenirs. Quand ses yeux se posèrent sur la photo
suivante, il ne comprit pas tout de suite de quoi il s’agissait.
Une silhouette gisait sur le sol, en partie dissimulée par une
petite voiture rouge, de sorte que seules les jambes
émergeaient : pantalon gris, chaussures noires. La fille était
agenouillée par terre, le dos à l’objectif. Leon cilla. C’était
l’image qu’il avait redoutée, et pourtant on ne voyait rien
d’horrible, pas de sang, pas même un visage. Son regard s’attarda
sur les jambes de Sal, et il secoua lentement la tête. Le jour même
où ce pauvre imbécile quittait enfin cet enfer, il se faisait
faucher par une voiture ! Quel destin merdique…
Leon glissa
la photo à l’arrière de la liasse, persuadé que c’était la
dernière. Mais il en restait encore une, constata-t-il – le
gros plan d’un homme au volant d’une Jeep. Des mèches de cheveux
blanc-blond, semblables à de la paille, émergeaient de sous son
bonnet de laine. Les doigts crispés sur le volant, il fixait du
regard un point droit devant lui, et la vue de ses yeux écarquillés
arracha un frisson à Leon. Ils étaient tellement clairs qu’ils en
paraissaient presque translucides, et ils brillaient d’une lueur de
démence manifeste. Leon tenta de s’humecter les lèvres mais il
n’avait plus de salive. S’il se doutait depuis longtemps que le
Prophète se servait d’un homme de main pour s’occuper du sale
boulot, c’était la première fois qu’il avait la preuve de son
existence.
Il se passa la main sur la bouche. Merde,
peut-être qu’il s’était laissé entraîner beaucoup trop loin, ce
coup-ci. Peut-être qu’il aurait intérêt à se retirer du jeu au plus
vite… Puis il songea à Jonathan Spencer, et aussitôt une boule
d’acide lui brûla l’estomac. Jonathan avait essayé de se retirer du
jeu, lui aussi, mais le Prophète n’avait pas apprécié. Leon plaqua
les mains sur son abdomen. Pourquoi avait-il fallu que le Prophète
lui envoie cet e-mail à propos de la fille ? Pourquoi
l’avait-il impliqué ?
Oh, il ne connaissait que trop bien la réponse à
ces questions. Le Prophète le manipulait, une fois de plus ;
il resserrait peu à peu l’étau de façon à orienter tous les
soupçons sur lui en cas de problème. C’était ainsi que le Prophète
opérait : de loin, en laissant les autres prendre tous les
risques. A l’époque où les membres du cercle réalisaient leurs
opérations les plus rentables, jamais il n’avait effectué une seule
transaction. Seuls Sal, Jonathan et lui-même avaient mis leur
carrière en jeu, pensa Leon. Le Prophète se contentait de réclamer
sa part du gâteau sans laisser aucune trace compromettante derrière
lui. Même la mort de Jonathan avait tout d’un accident.
Une nouvelle fois, le regard de Leon se posa sur
la photo, sur ces yeux trop clairs de fou furieux. Il desserra son
col en songeant à tous les indices permettant de remonter jusqu’à lui. Après tout, c’était le
privé engagé par ses soins pour la filer qui avait saccagé
l’appartement où elle habitait. Et qui se trouvait à Arbour Hill au
moment où Sal s’était fait renverser. Leon sentit son cœur
s’affoler. Il avait reçu le relevé bancaire de cette fille, bonté
divine ! Autrement dit, sa propre adresse devait figurer
quelque part dans les archives de la banque… Un gémissement sourd
monta de sa gorge. Comment avait-il pu se fourrer dans un tel
merdier ?
Il saisit de nouveau le rapport. Il y avait
forcément quelque chose à exploiter dans ce document, une
information dont il pourrait se servir… Qu’avait dit Quinney,
déjà ? Tous les noms sont
là-dedans. Il tourna rapidement les pages sans s’arrêter aux
détails ; Quinney l’avait déjà renseigné par téléphone sur les
allées et venues de la fille. Il parcourut les biographies, lisant
beaucoup trop vite pour assimiler toutes les informations.
Néanmoins, il put se rendre compte que le détective n’avait pas
bâclé la tâche. Nom, âge, situation familiale, parcours
professionnel, données financières, rien ne manquait. Alors que les
mots se brouillaient, le nom JX Warner lui sauta brusquement aux
yeux, l’amenant à se figer. Ses anciens associés et lui avaient
toujours pensé que le Prophète y travaillait. Les sourcils froncés,
il reprit la pile de clichés pour l’étudier encore une fois.
Jusque-là, comme beaucoup de monde, il ignorait que ce bon vieux
Crâne d’œuf avait bossé chez JX Warner.
Deux tirages en particulier l’intriguaient, qu’il
retourna pour vérifier les noms au dos avant de se concentrer sur
les visages représentés. Etait-ce le lien ? Il se reporta aux
biographies dans le rapport. Cette fois, il prit son temps pour les
lire. Il savait ce qu’il cherchait et il ne tarda pas à trouver. De
fait, l’information était soulignée.
Même Quinney l’avait jugée significative. Il ne
pouvait s’agir d’une coïncidence.
Les doigts tremblants, Leon fourra tous les
documents dans l’enveloppe. Puis il se leva, longea la rangée de
sièges vides, sortit de la salle minable et déboucha dans la rue.
La lumière blanche de
l’après-midi lui fit mal aux yeux. Il s’engagea sur le trottoir, le
cœur cognant à grands coups sourds dans sa poitrine. L’argent de la
fille allait sûrement lui échapper, mais peut-être serait-il en
mesure de négocier à prix d’or l’identité du Prophète…
Il essuya son front couvert de sueur et glissa
l’enveloppe à l’intérieur de son anorak. La douleur dans son
estomac s’était dissipée, anesthésiée par l’adrénaline. La
découverte qu’il venait de faire le mettait en danger, c’était
évident. Mais elle constituait également un précieux moyen de
pression.
Il y avait beaucoup de circulation dans les rues
qu’il longeait. En temps normal, le trajet à pied jusqu’à South
Circular Road lui aurait pris une dizaine de minutes, mais ce
jour-là il s’en était écoulé à peine plus de cinq lorsqu’il tourna
à gauche dans St. Mary’s Road, laissant la rumeur du trafic
derrière lui. Il plongea la main dans sa poche pour récupérer ses
clés. Il allait se doucher et se changer tout en réfléchissant à un
plan d’action.
Alors qu’il levait les yeux vers la fenêtre de sa
chambre, de l’autre côté de la rue, il eut la surprise de voir une
brune sur le balcon. Accoudée à la balustrade, elle fumait une
cigarette. Quand elle l’aperçut, elle se redressa. Leon plissa les
yeux. Elle lui disait quelque chose, avec sa silhouette menue et
ses cheveux qui formaient comme un casque… Brusquement, il la
reconnut. C’était cette fouineuse de journaliste qui était venue
plusieurs fois au tribunal. Qu’est-ce qu’elle fabriquait
là ?
Il descendit du trottoir pour traverser la rue,
pressé d’aller lui demander des comptes. La garce. Il n’avait pas
oublié le portrait au vitriol qu’elle avait dressé de lui dans ses
articles. Comment Sal avait-il pu se montrer aimable avec
elle ?
La journaliste leva un bras en articulant quelque
chose. Soudain, elle plaqua une main sur sa bouche et lâcha sa
cigarette. Elle regardait fixement un point derrière lui. Etonné,
il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et aussitôt il se
figea.
Au milieu de
la route, un motard couché sur son engin lancé à pleine vitesse
arrivait droit sur lui. Le rugissement du moteur assourdit Leon. Il
tenta de s’écarter mais ses pieds semblaient transformés en sacs de
ciment. La moto fonçait toujours, noire et menaçante. Galvanisé par
la panique, Leon parvint à faire bouger ses jambes. Sauf qu’il
était déjà trop tard. La machine se dressa sur sa roue arrière et
le heurta en pleine poitrine. Sous la violence du choc, Leon partit
à la renverse. Etrangement, il ne ressentait aucune douleur.
Il eut encore le temps de voir le motard pencher
la tête vers lui. La visière de son casque était relevée, révélant
des yeux presque translucides tant ils étaient clairs.
Aussitôt après, le ciel envahit son champ de
vision. En un éclair, Leon se remémora le visage souriant de son
fils. Puis le sol se précipita à sa rencontre par-derrière et lui
fracassa le crâne.