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Il était presque 18 heures lorsque Harry regagna son appartement, et pas loin de 20 heures quand elle se souvint de son invitation à dîner chez Dillon.
Maudissant son étourderie, elle se déshabilla et fila sous la douche, qu’elle prit bien chaude. Tout en s’efforçant de ne pas penser à sa mère, elle se lava les cheveux deux fois pour les débarrasser de la puanteur du casque.
En quittant les locaux de Lúbra Security, Ashford lui avait encore une fois renouvelé ses conseils de prudence. A en juger par sa mine consternée, il regrettait manifestement cette visite impromptue. Harry était restée de longues minutes dans le fauteuil de Dillon, incapable de bouger, jusqu’au moment où Imogen lui avait ordonné de rentrer chez elle.
Après sa douche, elle enfila en hâte un pull de coton blanc sur un jean, puis elle se dirigea vers la porte. En général, l’activité l’aidait à chasser ses idées noires, mais elle pressentait que ce ne serait pas le cas ce soir-là.
En passant devant son bureau, elle hésita un instant. Enfin, elle pénétra dans la pièce pour vérifier ses e-mails. Rien.
Elle se laissa choir sur le fauteuil et se passa une main sur le front. Ce n’était qu’une question de temps avant que le Prophète ne lui envoie ses instructions concernant le transfert des fonds… Comment allait-elle se sortir de ce pétrin ?
De son poing, elle frappa la table devant elle. Maudit soit son père et ses sales magouilles ! Pourquoi l’avait-il mêlée à tout ça ? Pendant des années, elle était parvenue à l’écarter de sa vie, à étouffer tous ses sentiments pour lui. Et pourtant, même de sa prison, il continuait de semer le chaos dans son existence.
Après avoir refermé le portable, elle sortit de l’appartement, dont elle claqua la porte avec force. A peine installée dans sa voiture, elle fit rugir le moteur, alluma les phares et démarra vers le sud en direction d’Enniskerry.
Elle ne s’autorisait pratiquement jamais à évoquer son père. Pour avoir autrefois ressassé la situation encore et encore, elle savait que ce n’était pas la solution. Aujourd’hui, cependant, elle avait le plus grand mal à lutter contre le tumulte d’émotions qui se bousculaient dans son cœur. Elle prit une profonde inspiration tremblante en s’efforçant de se concentrer sur la route.
Il n’y avait pas beaucoup de circulation, aussi lui fallut-il moins de dix minutes pour atteindre l’autoroute. A mesure qu’elle roulait, elle sentait sa tension se relâcher peu à peu. Au fond, peut-être qu’un bon dîner arrosé de quelques verres de vin lui serait des plus bénéfiques…
Un peu rassérénée, elle prit la sortie qui menait au village de Stepaside. Bientôt, les stations-service et autres aires de repos cédèrent la place à des maisons entourées de jardins verdoyants, et elle réduisit sa vitesse.
A la sortie du village, elle se retrouva sur une petite route étroite qui grimpait à l’assaut d’une colline. Non seulement la chaussée n’était pas éclairée, mais les branches des grands arbres qui la bordaient masquaient le ciel. Harry rétrograda avant d’allumer les pleins phares, révélant de part et d’autre des fossés derrière lesquels s’élevaient d’épaisses haies. Elle ralentit encore.
Soudain, deux points brillants surgirent derrière elle, et elle jeta un coup d’œil dans son rétroviseur. Une espèce de chauffard se rapprochait à toute vitesse et, à en juger par la hauteur des phares, il devait conduire une Jeep. Harry appuya sur la pédale de frein, espérant que la vue des feux de stop l’inciterait à la prudence. Au détour du virage suivant, elle regarda de nouveau dans son rétroviseur. La Jeep n’était plus visible.
Comme le moteur de la Mini peinait dans la montée, elle passa en seconde. Devant elle, seules les lumières d’un pub trouaient l’obscurité. Harry fronça les sourcils. Lorsque Dillon lui avait expliqué le trajet, il n’avait pas mentionné l’établissement… Elle le longea en ayant l’impression de laisser derrière elle une présence amicale.
Pendant une quinzaine de minutes, descentes et montées se succédèrent. Harry roulait à trente kilomètres/heure en scrutant le paysage illuminé par ses phares. Sur sa gauche, seul un muret de pierre la séparait d’une chute vertigineuse jusqu’à la vallée en contrebas. Sur sa droite s’élevait un versant montagneux couvert de pins. Et devant, c’était le noir.
Toujours en seconde, Harry dut se résigner à l’évidence : elle s’était trompée de route. Dillon n’avait pas parlé de reliefs, et il était clair qu’elle se dirigeait vers les Dublin Mountains. Pestant une fois de plus contre son sens de l’orientation défaillant, elle scruta le bas-côté à la recherche d’un dégagement où elle pourrait faire demi-tour.
Lorsque survint le choc, sa première pensée fut qu’un rocher s’était détaché de la montagne pour s’écraser sur la voiture. Sous la force de l’impact, la Mini fit un bond en avant, projetant Harry vers le pare-brise. Retenue par sa ceinture de sécurité, elle fut violemment rejetée en arrière. Durant un instant, elle demeura paralysée, puis elle écrasa la pédale de frein. Aussitôt, la voiture partit en dérapage vers le muret. Harry braqua pour tenter de modifier sa trajectoire à l’abord du virage suivant. Au même moment, elle leva les yeux vers le rétroviseur, et un gémissement monta de sa gorge.
La Jeep avait reparu. Incrédule, Harry vit les phares se rapprocher à toute vitesse. Une seconde plus tard, le gros tout-terrain emboutissait la Mini, qui se mit zigzaguer de manière incontrôlable, heurtant le muret au passage. Harry hurla quand la vitre du passager explosa. Elle freina de nouveau, amenant la voiture à faire une embardée qui la rapprocha du fossé de l’autre côté. Des branches griffèrent la carrosserie. Les mains agrippées au volant, les muscles des bras crispés, Harry tenta de redresser son véhicule.
Enfin, elle parvint à en reprendre le contrôle. Un coup d’œil lui suffit à se rendre compte que la Jeep n’était qu’à quelques mètres derrière elle. Sans hésiter, elle appuya sur l’accélérateur en priant pour qu’un camion n’arrive pas en sens inverse.
La route multipliait les virages en épingle à cheveux. Les dents serrées, les doigts blanchis à force de cramponner le volant, Harry se concentra pour les négocier. Tous ses sens étaient en alerte. Ignorant les protestations du moteur, elle accéléra encore. Ses phares illuminèrent soudain les mots RALENTIR DANGER peints en lettres phosphorescentes sur la chaussée. Elle n’en tint pas compte.
Son rétroviseur lui révéla qu’elle avait pris de l’avance sur la Jeep, retardée par les virages. Qui était au volant ? se demanda-t-elle. Quinney ? Peut-être l’avait-il bel et bien repérée près de chez Leon, puis suivie jusque-là. Mais pourquoi aurait-il soudain décidé de l’attaquer ?
Harry s’interrogeait toujours lorsqu’elle aborda une ligne droite. Le muret sur sa gauche avait disparu ; seule une bande herbeuse la séparait maintenant du vide. Constatant que son poursuivant gagnait du terrain, elle sentit sa panique grandir. Jamais la Mini ne pourrait rivaliser…
Comme pour confirmer ses pires craintes, elle vit dans son rétroviseur la Jeep foncer vers elle. Elle n’eut que le temps de distinguer l’éclat métallique de son pare-buffle avant qu’un nouveau choc ne la secoue violemment. Soudain, sa voiture quitta la route.
Elle poussa un hurlement de terreur. La Mini survola le bas-côté et, l’espace d’un instant, il lui sembla que tout se déroulait au ralenti. Le moteur se tut, plongeant la scène dans un silence irréel seulement troublé par le bruit des roues qui tournaient. Harry avait l’impression que son cerveau allait plus vite que les événements. Elle songea à relâcher ses bras et ses jambes pour minimiser les risques de fracture au moment de l’impact puis remarqua son sac en train de glisser sous le siège passager.
Et puis, brusquement, ce fut la chute. L’air s’engouffra par les vitres brisées et le sol se précipita à sa rencontre. La Mini atterrit sur l’herbe, où elle rebondit telle une pierre lancée à la surface de l’eau. Harry, projetée contre les portières et le toit, se cogna le crâne partout. Enfin, le véhicule se renversa sur le côté dans un fracas de verre brisé, tangua encore un peu et s’immobilisa.
D’abord étourdie, Harry recouvra peu à peu ses esprits et distingua le grincement des tôles froissées mêlé au crépitement des bouts de verre. Elle se retrouvait tassée contre la vitre du côté conducteur, sur lequel s’était immobilisée la voiture. Malgré tout, sa ceinture de sécurité avait tenu bon. Un goût métallique lui imprégnait la bouche ; sans doute avait-elle dû se mordre la lèvre jusqu’au sang… Elle essaya de remuer la tête mais en vain. Une rapide vérification de ses signes vitaux lui permit toutefois de constater qu’au moins elle n’avait rien de cassé.
Elle guetta un bruit de mouvement à l’extérieur, sans rien percevoir. Au souvenir de toutes les scènes de film où elle avait vu des voitures exploser, elle se dit qu’il serait sans doute plus prudent de sortir, et pourtant elle ne bougea pas. Si elle faisait semblant d’être morte, son agresseur renoncerait peut-être ?
Cette pensée venait de lui redonner espoir quand un flot de lumière l’inonda. Aveuglée, Harry leva une main pour se protéger les yeux avant de se tourner vers la lunette arrière. En constatant que deux globes jaunes l’éclairaient depuis la route, elle laissa échapper un hoquet de stupeur. C’était la Jeep, dont les phares étaient braqués sur elle tels des spots. Une silhouette sombre apparaissait et disparaissait dans leur faisceau à mesure qu’elle progressait vers l’épave. Bonnet noir, cheveux clairs, visage indistinct…
Affolée, Harry détacha sa ceinture et passa par-dessus la boîte de vitesses pour atteindre la portière côté passager. Sous son poids, la Mini se renversa. Ignorant les éclats de verre qui lui écorchaient les paumes, elle ouvrit la portière d’un coup de pied puis émergea de la carcasse. A peine avait-elle recouvré son équilibre qu’elle s’élançait.
La déclivité était forte, aussi devait-elle enfoncer ses talons dans le sol pour ne pas glisser. Le bruit d’une course précipitée résonnait maintenant derrière elle, accompagné par des halètements sourds. Elle accéléra l’allure et se précipita à travers un épais rempart de broussailles dont les épines lui déchirèrent la peau à travers son jean.
Brusquement, elle n’entendit plus son poursuivant. Elle venait de s’immobiliser lorsqu’il s’abattit sur elle, la plaquant au sol. Un instant plus tard, il se juchait sur elle, lui enfonçant ses genoux dans les reins. Le souffle coupé par le choc, Harry le sentit lui presser une main sur la tête, et son nez et sa bouche se remplirent de terre. Ce fut en vain qu’elle tenta de crier ; elle ne pouvait même plus respirer. Soudain, il la saisit par les cheveux et la tira en arrière, lui arrachant un sanglot étranglé. Lorsqu’elle battit des bras pour essayer de se dégager, il lui bloqua le poignet gauche, qu’il lui tordit dans le dos.
Quand il prit enfin la parole, la bouche tout près de son oreille, elle sut que c’était l’homme de la gare.
— J’ai entendu dire que t’avais conclu un marché, révéla-t-il d’une voix éraillée.
Elle voulut répondre mais aucun son ne filtrait d’entre ses lèvres desséchées. Elle se força à avaler.
— Je… je ferai tout ce que vous voulez, bafouilla-t-elle enfin, la nuque toujours renversée. Je vais vous rendre l’argent.
— Le Prophète a pas confiance en toi. Il a confiance en personne à part moi.
— C’est lui qui vous envoie ?
— Comme toujours, oui.
Il lui tira de nouveau les cheveux et elle poussa un cri de douleur.
— Il aime pas qu’on revienne sur une parole donnée.
La gorge nouée, elle s’efforça de rassembler tout son courage pour répliquer :
— Je n’en ai pas l’intention. Dites-moi juste où transférer l’argent et je le lui rendrai.
L’homme approcha son visage de l’oreille de Harry.
— Le dernier qui a voulu jouer au plus malin avec le Prophète a eu un malencontreux accident de la route, chuchota-t-il.
Harry songea à Jonathan Spencer, écrasé par un camion. Au prix d’un immense effort, elle parvint à refouler un flot de bile.
— Le Prophète sait que je ne vais pas me dédire, affirma-t-elle.
De la main droite, elle tâtonnait sur le sol autour d’elle à la recherche d’une pierre ou d’un bout de bois dont elle pourrait se servir comme arme.
— Oh, les gens ont tendance à devenir gourmands, gronda son assaillant. Dans ce cas-là, je m’assure qu’ils vont brûler en enfer.
Cette fois, l’image de Felix carbonisé dans son propre appartement traversa l’esprit de Harry, qui étouffa à grand-peine un gémissement. Au même moment, ses doigts rencontrèrent un objet dur et froid. Un caillou.
— Et quel… quel sort le Prophète me réserve-t-il ? demanda-t-elle, une note de défi dans la voix. Une collision fatale ou le bûcher ?
Elle tâta la pierre, pointue et aussi grosse qu’un pamplemousse.
Il accentua la pression sur son bras tout en lui tirant la tête en arrière. Elle ferma les yeux pour retenir les larmes qui lui brûlaient les paupières. Sa gorge et sa nuque l’élançaient, il lui semblait que sa colonne allait se rompre d’un instant à l’autre.
Enfin, l’homme déclara dans un souffle :
— Avec toi, c’est moi qui choisis.
Sans prévenir, il lui expédia son poing dans la tempe. Harry eut l’impression que son cerveau explosait tandis qu’un sifflement aigu résonnait dans son oreille. Alors que l’inconnu lui écrasait le visage contre le sol, elle se rendit compte qu’elle avait lâché le caillou.
— T’avise pas de bouger et commence à compter. Tu t’arrêteras quand t’en seras à trois cents.
Comme elle ne réagissait pas, il la frappa de nouveau, rendant plus sonore le bruit dans l’oreille de Harry.
— Compte !
Le temps de cracher un peu de terre, et elle s’exécuta, incapable cependant de maîtriser les tremblements de sa voix. Enfin, elle sentit son agresseur se dégager. Quand il l’eut libérée de son poids, elle put respirer plus librement et, centimètre par centimètre, elle écarta du sol son nez et sa bouche. Elle entendit les pas de l’inconnu s’éloigner puis décroître dans l’obscurité.
Quelques instants plus tard s’éleva le vrombissement du moteur de la Jeep, suivi par un crissement de pneus lorsque le véhicule démarra. Le silence retomba ensuite sur la vallée enténébrée. Harry comptait toujours. Elle attendit d’avoir atteint quatre cents pour éclater en sanglots.