Harry regardait les membres de sa famille en
essayant de se rappeler la dernière fois où ils avaient tous été
réunis. Non, décidément, elle ne s’en souvenait pas.
Sa mère, assise en face d’elle, serrait entre ses
mains osseuses le sac Gucci sur ses genoux. A côté, Amaranta
pressait ses doigts sur ses lèvres.
Les chuintements et sifflements du respirateur
artificiel de Salvador Martinez, qui envoyait de l’air dans ses
poumons, résonnaient dans la pièce. Harry reporta son attention sur
le blessé, dont seul le mouvement régulier du torse indiquait qu’il
était encore en vie. Sur ses bras à la peau flasque s’étalaient de
larges ecchymoses couleur aubergine aux endroits où les infirmiers
avaient tenté de trouver une veine.
Graves lésions internes, avaient dit les médecins.
Rate endommagée, poumons perforés, dégâts au foie et aux reins. Ils
l’avaient opéré d’urgence en s’efforçant d’endiguer l’hémorragie
mais ils refusaient de se prononcer sur ses chances de
survie.
Harry prit une profonde inspiration. Ses paupières
la brûlaient et le mouchoir en papier dans sa main s’était
pratiquement désagrégé. Les pieds calés contre le sac de voyage
paternel glissé sous le lit, elle changea de position sur sa
chaise.
Soudain, Amaranta posa sur elle ses yeux
rougis.
— Tu n’as plus rien à dire aux
policiers ?
— Non,
répondit Harry. Ils sont partis il y a une demi-heure. Pour le
moment, ils considèrent l’affaire comme un homicide involontaire
avec délit de fuite.
La police l’avait interrogée pendant près de deux
heures. Une nouvelle fois, l’inspecteur Lynne s’était contenté
d’observer la scène en silence. Harry avait tout raconté aux
enquêteurs. Tout, sauf l’histoire des douze millions d’euros. Elle
fixa son regard sur les longs tubes qui, tels des serpents,
reliaient son père à la rangée de moniteurs près du lit. Peut-être
aurait-elle mieux fait de leur révéler l’existence de ces fonds,
finalement ; désormais, la justice ne pouvait plus rien contre
son père…
Elle n’en avait cependant pas soufflé mot à sa
mère ni à sa sœur. Toutes deux semblaient persuadées que les
égratignures et autres écorchures dont elle était couverte
provenaient de la collision devant la prison, et elle avait préféré
ne pas les détromper. Pourquoi leur causer de nouvelles
inquiétudes ? Quant aux policiers, ils n’avaient pas paru
convaincus par son histoire. De toute évidence, ils en savaient
encore moins qu’elle.
— Tu aurais dû me laisser leur parler, reprit
Amaranta.
— Je n’y suis pour rien, se défendit Harry. Ils
n’ont pas jugé utile de t’interroger parce que tu n’étais pas là au
moment des faits.
— Et je le regrette, crois-moi ! Il aurait
mieux valu que papa vienne habiter chez moi.
Elle gratifia sa sœur d’un regard noir.
— Je lui ai proposé de s’installer à la maison le
temps qu’il faudrait. Où voulait-il aller, bon sang ?
Harry haussa les épaules.
— Je te le répète, je n’en ai pas la moindre
idée.
Leur échange fut de nouveau ponctué par les sons
du respirateur artificiel, auxquels se mêlaient les bips des
moniteurs.
— Chez moi, déclara soudain leur mère.
Elle avait prononcé ces mots d’une voix étranglée,
étrangement assourdie.
Harry se
tourna vers elle. C’était la première fois depuis plus d’une heure
que Miriam prenait la parole.
— Pourquoi pas ? poursuivit-elle en soutenant
le regard de ses filles. Je vis toute seule, non ? Il devait
venir juste pour une nuit. Le temps de retrouver ses repères.
Elle avait les yeux larmoyants, perdus dans le
vague. De petites rides sillonnaient le pourtour de ses lèvres
pincées. Elle baissa la tête en reniflant.
— Je ne savais pas qu’il avait d’autres projets,
ajouta-t-elle.
Réprimant de justesse une exclamation incrédule,
Harry se leva.
— J’ai besoin de souffler un peu, déclara-t-elle.
Je serai dehors.
Elle sortit dans le couloir puis tira la porte
derrière elle. Elle s’y adossa un instant alors que lui parvenait
l’odeur des désinfectants et des plateaux-repas.
— Comment va-t-il ?
En voyant Jude Tiernan approcher, elle se plaqua
plus étroitement contre la porte, comme pour lui barrer l’accès de
la chambre.
— Hé, protesta-t-il, je ne cherche pas la
bagarre ! Je voulais juste prendre de ses nouvelles. Et des
vôtres, ajouta-t-il après un instant d’hésitation.
Harry scruta ses traits en essayant de déterminer
quelles étaient réellement ses intentions. Il arborait de nouveau
son costume d’homme d’affaires impeccable mais il avait les cheveux
en bataille.
— Comment avez-vous su qu’il était ici ?
lança-t-elle.
— Par Ashford. Surtout, ne me demandez pas comment
il l’a appris.
Les mains dans les poches, il balaya du regard le
couloir.
— Les hôpitaux, ça me fait le même effet que les
prisons. Je ne supporte pas.
— Moi non plus.
Il s’absorba dans la contemplation de ses
chaussures.
— Pourquoi ? répliqua Harry. Même nous, sa
famille, nous n’allions pas le voir.
— Parce que j’étais censé être son ami.
Frappée par son air de chien battu et sa posture
voûtée, Harry sentit sa tension se relâcher légèrement. En cet
instant, il lui semblait complètement absurde d’envisager qu’il ait
pu lui vouloir du mal.
Durant un moment, aucun d’eux ne reprit la parole.
Puis, sans la regarder, Jude demanda :
— Vous croyez qu’il va s’en sortir ?
La question résonna douloureusement dans l’esprit
de Harry qui, incapable de répondre, se borna à hausser les épaules
en signe d’impuissance. Son père ne pouvait pas mourir, non… Elle
ferma les yeux, pour être aussitôt assaillie par une image de la
Jeep fonçant droit sur eux : carrosserie noir métallisé,
pare-buffle chromé… Une autre image succéda aussitôt à la première,
en gros plan celle-là : le conducteur coiffé d’un bonnet
sombre d’où émergeaient quelques mèches claires, les épaules
voûtées derrière le volant au moment de l’impact. Elle souleva
lentement les paupières. Ne pleure pas, ne
pleure pas, ne pleure pas. Il lui fallut encore quelques
secondes pour affermir sa voix.
— Les médecins n’ont pas perdu espoir et moi non
plus, déclara-t-elle enfin. Bon, je ferais mieux d’y retourner,
maintenant.
Jude hocha la tête avant de lui effleurer le
bras.
— Je ne doute pas que vous soyez capable de vous
débrouiller toute seule, mais si vous avez besoin de moi, sachez
que je suis là.
Sur ces mots, il se détourna, les mains toujours
dans les poches. Songeuse, Harry le regarda s’éloigner puis elle
rentra dans la chambre.
Ni sa mère ni Amaranta n’avaient bougé. Elles
étaient toujours assises côte à côte, et soudain Harry fut frappée
par leur ressemblance, qui semblait s’accentuer avec le temps. Même teinte de cheveux, même
ossature fine, même expression pincée. Toutes deux levèrent les
yeux lorsqu’elle franchit le seuil. Mère et fille présentant un
front uni contre l’intruse… Incapable de reprendre sa place en face
d’elles, Harry alla s’installer au pied du lit.
Amaranta ajusta sur son épaule la bride de son sac
avant de se lever.
— Viens, maman, je t’emmène chez moi. Tu es
épuisée.
Comme leur mère ne réagissait pas, elle
insista :
— Ça fait des heures que tu es là. On reviendra
demain matin, d’accord ? De toute façon, les infirmières nous
appelleront au cas où il y aurait un changement.
— Non, retourne auprès de ta famille, répliqua
Miriam. Harry n’aura qu’à me raccompagner chez moi.
Harry jeta un coup d’œil à sa sœur, qui paraissait
stupéfaite.
— Mais enfin, maman… commença-t-elle.
— Je voudrais parler à Harry, s’obstina
Miriam.
— Eh bien, si tu y tiens… marmonna Amaranta.
Elle s’attarda néanmoins encore un petit moment
dans la pièce, comme pour ménager à leur mère la possibilité de
changer d’avis, puis elle sortit de la chambre en trombe après
avoir gratifié sa cadette d’un regard noir.
— Ne traînez pas trop longtemps.
Après le départ de son aînée, Harry se tourna de
nouveau vers sa mère. Tout en tripotant le collier de perles autour
de sa gorge, Miriam contemplait la poitrine de son mari, qui se
soulevait et retombait régulièrement. Les muscles de son cou
saillaient sous sa peau fripée. En dépit de ce qu’elle avait dit à
Amaranta, elle ne paraissait pas du tout décidée à parler, et Harry
résolut de ne pas la bousculer.
Au lieu de quoi, elle reporta son attention sur
son père, dont le lit était surélevé comme pour lui permettre de
mieux voir la chambre s’il ouvrait les yeux. Harry aurait tout
donné pour qu’il le fasse.
— Il avait
tellement de charme quand je l’ai rencontré, dit soudain Miriam. Et
d’ambition. Il débordait de projets, d’idées…
Perdue dans ses souvenirs, elle jouait avec les
perles de son collier.
— Mais le charme, on s’en lasse vite lorsqu’on n’a
plus un sou. Et deux enfants à charge.
Délaissant le collier, elle ouvrit son sac à main
pour en retirer un briquet en or et un paquet de cigarettes.
Aussitôt après, elle parut se rappeler où elle se trouvait, et elle
les rangea. De nouveau, ses doigts se portèrent vers le
collier.
— La plupart du temps, reprit-elle, j’ignorais où
il était et même s’il allait rentrer. Et quand il arrivait enfin,
il pouvait aussi bien nous annoncer qu’on n’avait plus de maison ou
nous emmener au restaurant.
Harry aurait aimé lui poser des questions sur
Ashford mais elle n’osait pas. Se sentir rejetée par sa mère,
c’était une chose ; l’entendre de sa bouche, c’en était une
autre.
— J’ai voulu le quitter plusieurs fois, continua
Miriam sans se douter qu’elle abordait précisément le sujet dont sa
fille souhaitait l’entretenir. Mais je n’y suis jamais parvenue.
Salvador avait toujours un autre projet mirifique en cours, une
nouvelle affaire censée tout changer.
Elle secoua la tête en soupirant, avant de
gratifier sa cadette d’un long regard appuyé.
— Tu lui ressembles tellement… Pendant longtemps,
je l’ai regretté.
Harry détourna les yeux, tritura son mouchoir en
lambeaux puis entreprit de le rouler en boule. Elle n’aurait su
dire qui, de son mari ou de sa plus jeune fille, avait le plus déçu
Miriam.
— Tu étais très proche de lui quand tu étais
petite, reprit sa mère. Vous paraissiez tous les deux unis contre
le monde entier. Contre moi.
— Non, maman, c’est faux…
— Il m’a téléphoné la semaine dernière, poursuivit
Miriam comme si elle n’avait pas entendu. Pour me confier ses projets. Il m’a raconté qu’il
voulait partir aux Bahamas, démarrer une nouvelle vie… Il a ajouté
qu’il voulait me dire au revoir.
Elle fronça les sourcils.
— C’est drôle, Sal ne disait jamais au revoir…
Harry serra le mouchoir dans son poing. Ainsi, son père avait une
nouvelle fois prévu de disparaître, de laisser les autres affronter
les conséquences de ses actes…
— Du coup, reprit sa mère, je me suis demandé ce
qu’il avait en tête. Et s’il avait encore des problèmes avec la
police. Il te parlait beaucoup, avant. Est-ce que… est-ce qu’il t’a
dit quelque chose, Harry ?
Celle-ci détourna les yeux. Elle n’avait aucune
raison de cacher la vérité à sa mère ; Miriam avait
parfaitement le droit d’être informée de la situation. Pourtant,
lorsqu’elle regarda de nouveau la silhouette immobile de son père,
ses bras décharnés, une force inexplicable la poussa à secouer la
tête.
— Non, rien du tout.
Au même moment, quelqu’un frappa à la porte, qui
s’ouvrit. Harry reconnut aussitôt les touffes de cheveux gris et le
regard de clown triste : Ashford.
A peine entré, il se dirigea droit vers
Miriam, les mains tendues.
— Mon Dieu, je suis tellement désolé… Je suis venu
aussi vite que possible.
Miriam lâcha ses perles et le laissa lui prendre
les mains. Peu à peu, elle parut se détendre.
— Bonjour, Harry, dit le nouveau venu.
— Vous vous connaissez ? s’étonna
Miriam.
— Oui, nous nous sommes rencontrés, répondit
Ashford.
Quand il lui serra la main en posant sur elle un
regard compatissant, Harry dut se forcer à ne pas retirer ses
doigts. La présence d’Ashford lui semblait malvenue, comme une
intrusion du monde extérieur dans un drame privé.
— Mon vieil ami… murmura-t-il.
Durant quelques instants, il garda la tête
baissée, comme s’il récitait mentalement une prière.
— C’est grave ? demanda-t-il enfin à
Harry.
— Les médecins ne veulent pas se prononcer,
déclara-t-elle.
Il se concentra de nouveau sur Miriam.
— Tu sembles à bout de forces. Depuis combien de
temps es-tu ici ?
Elle soupira.
— Pourquoi est-ce que tout le monde tient
absolument à ce que je rentre chez moi, bon sang ? Pour le
moment, ça va.
— Je préfère quand même te raccompagner.
Tout en parlant, il avait pris Miriam par le bras
pour l’inciter à se lever. A la grande surprise de Harry, sa
mère ne lui opposa aucune résistance. En le voyant la guider
doucement vers la porte, elle sentit sa gorge se nouer. La
prévenance d’Ashford lui rappelait celle dont Dillon avait fait
preuve lorsqu’il l’avait soutenue après son agression dans la
montagne, et elle éprouva brusquement le besoin irrépressible de se
blottir dans ses bras.
Au moment de sortir, Ashford se retourna pour lui
tendre sa carte de visite.
— Si vous avez besoin d’aide, de quoi que ce soit,
appelez-moi. Vous arriverez toujours à me joindre à l’un de ces
numéros.
Harry le remercia. Soudain, les propositions
d’aide affluaient de toutes parts. La porte se referma derrière eux
et elle se retrouva seule dans la chambre avec son père.
D’un pas raide, elle se dirigea vers la chaise
qu’elle avait occupée précédemment. Après la collision brutale avec
sa voiture, devant la prison, elle avait mal partout.
Ses yeux se posèrent sur le visage paternel. Des
tubes émergeaient de sa bouche et ses narines semblaient
étrangement pincées. Elle referma les doigts sur les siens.
Ce faisant,
elle jeta un coup d’œil à la carte de visite qu’elle tenait
toujours dans son autre main. Logo bleu, Klein, Webberly &
Caulfield, Ralph Ashford, Président.
Un hoquet de stupeur lui échappa. Ralph ? Elle tenta de se raisonner. Après
tout, c’était un prénom extrêmement courant. N’empêche…
Ralphy.
Se pouvait-il qu’Ashford soit le cinquième membre
du cercle ?
Elle se souvint de la visite qu’il lui avait
rendue dans les locaux de Lúbra Security, et de la Jaguar grise
qu’elle avait remarquée dans la circulation. L’avait-il
suivie ? Elle songea à la façon dont Felix Roche avait éclaté
de rire lorsque Tiernan et elle avaient essayé de lui soutirer un
mot de passe en brandissant le nom d’Ashford pour l’intimider.
Roche le savait-il impliqué ? Ashford était-il le
Prophète ?
Dans l’immédiat, cependant, peu importait son
identité. Il fallait qu’elle trouve l’argent de toute urgence, mais
comment ? Elle ne savait même pas dans quelle banque son père
l’avait déposé. Si seulement il avait pu lui parler, la mettre sur
la voie…
Elle baissa les yeux vers le sac de voyage à ses
pieds et le poussa de la pointe de sa chaussure. Puis elle fronça
les sourcils. Le sac de son père. Contenant tous les effets en sa
possession à la prison d’Arbour Hill. Un frémissement la
parcourut.
Peut-être allait-il pouvoir l’aider,
finalement.