38
Harry regardait les membres de sa famille en essayant de se rappeler la dernière fois où ils avaient tous été réunis. Non, décidément, elle ne s’en souvenait pas.
Sa mère, assise en face d’elle, serrait entre ses mains osseuses le sac Gucci sur ses genoux. A côté, Amaranta pressait ses doigts sur ses lèvres.
Les chuintements et sifflements du respirateur artificiel de Salvador Martinez, qui envoyait de l’air dans ses poumons, résonnaient dans la pièce. Harry reporta son attention sur le blessé, dont seul le mouvement régulier du torse indiquait qu’il était encore en vie. Sur ses bras à la peau flasque s’étalaient de larges ecchymoses couleur aubergine aux endroits où les infirmiers avaient tenté de trouver une veine.
Graves lésions internes, avaient dit les médecins. Rate endommagée, poumons perforés, dégâts au foie et aux reins. Ils l’avaient opéré d’urgence en s’efforçant d’endiguer l’hémorragie mais ils refusaient de se prononcer sur ses chances de survie.
Harry prit une profonde inspiration. Ses paupières la brûlaient et le mouchoir en papier dans sa main s’était pratiquement désagrégé. Les pieds calés contre le sac de voyage paternel glissé sous le lit, elle changea de position sur sa chaise.
Soudain, Amaranta posa sur elle ses yeux rougis.
— Tu n’as plus rien à dire aux policiers ?
— Non, répondit Harry. Ils sont partis il y a une demi-heure. Pour le moment, ils considèrent l’affaire comme un homicide involontaire avec délit de fuite.
La police l’avait interrogée pendant près de deux heures. Une nouvelle fois, l’inspecteur Lynne s’était contenté d’observer la scène en silence. Harry avait tout raconté aux enquêteurs. Tout, sauf l’histoire des douze millions d’euros. Elle fixa son regard sur les longs tubes qui, tels des serpents, reliaient son père à la rangée de moniteurs près du lit. Peut-être aurait-elle mieux fait de leur révéler l’existence de ces fonds, finalement ; désormais, la justice ne pouvait plus rien contre son père…
Elle n’en avait cependant pas soufflé mot à sa mère ni à sa sœur. Toutes deux semblaient persuadées que les égratignures et autres écorchures dont elle était couverte provenaient de la collision devant la prison, et elle avait préféré ne pas les détromper. Pourquoi leur causer de nouvelles inquiétudes ? Quant aux policiers, ils n’avaient pas paru convaincus par son histoire. De toute évidence, ils en savaient encore moins qu’elle.
— Tu aurais dû me laisser leur parler, reprit Amaranta.
— Je n’y suis pour rien, se défendit Harry. Ils n’ont pas jugé utile de t’interroger parce que tu n’étais pas là au moment des faits.
— Et je le regrette, crois-moi ! Il aurait mieux valu que papa vienne habiter chez moi.
Elle gratifia sa sœur d’un regard noir.
— Je lui ai proposé de s’installer à la maison le temps qu’il faudrait. Où voulait-il aller, bon sang ?
Harry haussa les épaules.
— Je te le répète, je n’en ai pas la moindre idée.
Leur échange fut de nouveau ponctué par les sons du respirateur artificiel, auxquels se mêlaient les bips des moniteurs.
— Chez moi, déclara soudain leur mère.
Elle avait prononcé ces mots d’une voix étranglée, étrangement assourdie.
Harry se tourna vers elle. C’était la première fois depuis plus d’une heure que Miriam prenait la parole.
— Pourquoi pas ? poursuivit-elle en soutenant le regard de ses filles. Je vis toute seule, non ? Il devait venir juste pour une nuit. Le temps de retrouver ses repères.
Elle avait les yeux larmoyants, perdus dans le vague. De petites rides sillonnaient le pourtour de ses lèvres pincées. Elle baissa la tête en reniflant.
— Je ne savais pas qu’il avait d’autres projets, ajouta-t-elle.
Réprimant de justesse une exclamation incrédule, Harry se leva.
— J’ai besoin de souffler un peu, déclara-t-elle. Je serai dehors.
Elle sortit dans le couloir puis tira la porte derrière elle. Elle s’y adossa un instant alors que lui parvenait l’odeur des désinfectants et des plateaux-repas.
— Comment va-t-il ?
En voyant Jude Tiernan approcher, elle se plaqua plus étroitement contre la porte, comme pour lui barrer l’accès de la chambre.
— Hé, protesta-t-il, je ne cherche pas la bagarre ! Je voulais juste prendre de ses nouvelles. Et des vôtres, ajouta-t-il après un instant d’hésitation.
Harry scruta ses traits en essayant de déterminer quelles étaient réellement ses intentions. Il arborait de nouveau son costume d’homme d’affaires impeccable mais il avait les cheveux en bataille.
— Comment avez-vous su qu’il était ici ? lança-t-elle.
— Par Ashford. Surtout, ne me demandez pas comment il l’a appris.
Les mains dans les poches, il balaya du regard le couloir.
— Les hôpitaux, ça me fait le même effet que les prisons. Je ne supporte pas.
— Moi non plus.
Il s’absorba dans la contemplation de ses chaussures.
— J’aurais dû lui rendre visite, murmura-t-il. En prison, je veux dire.
— Pourquoi ? répliqua Harry. Même nous, sa famille, nous n’allions pas le voir.
— Parce que j’étais censé être son ami.
Frappée par son air de chien battu et sa posture voûtée, Harry sentit sa tension se relâcher légèrement. En cet instant, il lui semblait complètement absurde d’envisager qu’il ait pu lui vouloir du mal.
Durant un moment, aucun d’eux ne reprit la parole. Puis, sans la regarder, Jude demanda :
— Vous croyez qu’il va s’en sortir ?
La question résonna douloureusement dans l’esprit de Harry qui, incapable de répondre, se borna à hausser les épaules en signe d’impuissance. Son père ne pouvait pas mourir, non… Elle ferma les yeux, pour être aussitôt assaillie par une image de la Jeep fonçant droit sur eux : carrosserie noir métallisé, pare-buffle chromé… Une autre image succéda aussitôt à la première, en gros plan celle-là : le conducteur coiffé d’un bonnet sombre d’où émergeaient quelques mèches claires, les épaules voûtées derrière le volant au moment de l’impact. Elle souleva lentement les paupières. Ne pleure pas, ne pleure pas, ne pleure pas. Il lui fallut encore quelques secondes pour affermir sa voix.
— Les médecins n’ont pas perdu espoir et moi non plus, déclara-t-elle enfin. Bon, je ferais mieux d’y retourner, maintenant.
Jude hocha la tête avant de lui effleurer le bras.
— Je ne doute pas que vous soyez capable de vous débrouiller toute seule, mais si vous avez besoin de moi, sachez que je suis là.
Sur ces mots, il se détourna, les mains toujours dans les poches. Songeuse, Harry le regarda s’éloigner puis elle rentra dans la chambre.
Ni sa mère ni Amaranta n’avaient bougé. Elles étaient toujours assises côte à côte, et soudain Harry fut frappée par leur ressemblance, qui semblait s’accentuer avec le temps. Même teinte de cheveux, même ossature fine, même expression pincée. Toutes deux levèrent les yeux lorsqu’elle franchit le seuil. Mère et fille présentant un front uni contre l’intruse… Incapable de reprendre sa place en face d’elles, Harry alla s’installer au pied du lit.
Amaranta ajusta sur son épaule la bride de son sac avant de se lever.
— Viens, maman, je t’emmène chez moi. Tu es épuisée.
Comme leur mère ne réagissait pas, elle insista :
— Ça fait des heures que tu es là. On reviendra demain matin, d’accord ? De toute façon, les infirmières nous appelleront au cas où il y aurait un changement.
— Non, retourne auprès de ta famille, répliqua Miriam. Harry n’aura qu’à me raccompagner chez moi.
Harry jeta un coup d’œil à sa sœur, qui paraissait stupéfaite.
— Mais enfin, maman… commença-t-elle.
— Je voudrais parler à Harry, s’obstina Miriam.
— Eh bien, si tu y tiens… marmonna Amaranta.
Elle s’attarda néanmoins encore un petit moment dans la pièce, comme pour ménager à leur mère la possibilité de changer d’avis, puis elle sortit de la chambre en trombe après avoir gratifié sa cadette d’un regard noir.
— Ne traînez pas trop longtemps.
Après le départ de son aînée, Harry se tourna de nouveau vers sa mère. Tout en tripotant le collier de perles autour de sa gorge, Miriam contemplait la poitrine de son mari, qui se soulevait et retombait régulièrement. Les muscles de son cou saillaient sous sa peau fripée. En dépit de ce qu’elle avait dit à Amaranta, elle ne paraissait pas du tout décidée à parler, et Harry résolut de ne pas la bousculer.
Au lieu de quoi, elle reporta son attention sur son père, dont le lit était surélevé comme pour lui permettre de mieux voir la chambre s’il ouvrait les yeux. Harry aurait tout donné pour qu’il le fasse.
— Il avait tellement de charme quand je l’ai rencontré, dit soudain Miriam. Et d’ambition. Il débordait de projets, d’idées…
Perdue dans ses souvenirs, elle jouait avec les perles de son collier.
— Mais le charme, on s’en lasse vite lorsqu’on n’a plus un sou. Et deux enfants à charge.
Délaissant le collier, elle ouvrit son sac à main pour en retirer un briquet en or et un paquet de cigarettes. Aussitôt après, elle parut se rappeler où elle se trouvait, et elle les rangea. De nouveau, ses doigts se portèrent vers le collier.
— La plupart du temps, reprit-elle, j’ignorais où il était et même s’il allait rentrer. Et quand il arrivait enfin, il pouvait aussi bien nous annoncer qu’on n’avait plus de maison ou nous emmener au restaurant.
Harry aurait aimé lui poser des questions sur Ashford mais elle n’osait pas. Se sentir rejetée par sa mère, c’était une chose ; l’entendre de sa bouche, c’en était une autre.
— J’ai voulu le quitter plusieurs fois, continua Miriam sans se douter qu’elle abordait précisément le sujet dont sa fille souhaitait l’entretenir. Mais je n’y suis jamais parvenue. Salvador avait toujours un autre projet mirifique en cours, une nouvelle affaire censée tout changer.
Elle secoua la tête en soupirant, avant de gratifier sa cadette d’un long regard appuyé.
— Tu lui ressembles tellement… Pendant longtemps, je l’ai regretté.
Harry détourna les yeux, tritura son mouchoir en lambeaux puis entreprit de le rouler en boule. Elle n’aurait su dire qui, de son mari ou de sa plus jeune fille, avait le plus déçu Miriam.
— Tu étais très proche de lui quand tu étais petite, reprit sa mère. Vous paraissiez tous les deux unis contre le monde entier. Contre moi.
— Non, maman, c’est faux…
— Il m’a téléphoné la semaine dernière, poursuivit Miriam comme si elle n’avait pas entendu. Pour me confier ses projets. Il m’a raconté qu’il voulait partir aux Bahamas, démarrer une nouvelle vie… Il a ajouté qu’il voulait me dire au revoir.
Elle fronça les sourcils.
— C’est drôle, Sal ne disait jamais au revoir… Harry serra le mouchoir dans son poing. Ainsi, son père avait une nouvelle fois prévu de disparaître, de laisser les autres affronter les conséquences de ses actes…
— Du coup, reprit sa mère, je me suis demandé ce qu’il avait en tête. Et s’il avait encore des problèmes avec la police. Il te parlait beaucoup, avant. Est-ce que… est-ce qu’il t’a dit quelque chose, Harry ?
Celle-ci détourna les yeux. Elle n’avait aucune raison de cacher la vérité à sa mère ; Miriam avait parfaitement le droit d’être informée de la situation. Pourtant, lorsqu’elle regarda de nouveau la silhouette immobile de son père, ses bras décharnés, une force inexplicable la poussa à secouer la tête.
— Non, rien du tout.
Au même moment, quelqu’un frappa à la porte, qui s’ouvrit. Harry reconnut aussitôt les touffes de cheveux gris et le regard de clown triste : Ashford.
A peine entré, il se dirigea droit vers Miriam, les mains tendues.
— Mon Dieu, je suis tellement désolé… Je suis venu aussi vite que possible.
Miriam lâcha ses perles et le laissa lui prendre les mains. Peu à peu, elle parut se détendre.
— Bonjour, Harry, dit le nouveau venu.
— Vous vous connaissez ? s’étonna Miriam.
— Oui, nous nous sommes rencontrés, répondit Ashford.
Quand il lui serra la main en posant sur elle un regard compatissant, Harry dut se forcer à ne pas retirer ses doigts. La présence d’Ashford lui semblait malvenue, comme une intrusion du monde extérieur dans un drame privé.
Enfin, il s’écarta et s’approcha du blessé inconscient, dont il effleura le front.
— Mon vieil ami… murmura-t-il.
Durant quelques instants, il garda la tête baissée, comme s’il récitait mentalement une prière.
— C’est grave ? demanda-t-il enfin à Harry.
— Les médecins ne veulent pas se prononcer, déclara-t-elle.
Il se concentra de nouveau sur Miriam.
— Tu sembles à bout de forces. Depuis combien de temps es-tu ici ?
Elle soupira.
— Pourquoi est-ce que tout le monde tient absolument à ce que je rentre chez moi, bon sang ? Pour le moment, ça va.
— Je préfère quand même te raccompagner.
Tout en parlant, il avait pris Miriam par le bras pour l’inciter à se lever. A la grande surprise de Harry, sa mère ne lui opposa aucune résistance. En le voyant la guider doucement vers la porte, elle sentit sa gorge se nouer. La prévenance d’Ashford lui rappelait celle dont Dillon avait fait preuve lorsqu’il l’avait soutenue après son agression dans la montagne, et elle éprouva brusquement le besoin irrépressible de se blottir dans ses bras.
Au moment de sortir, Ashford se retourna pour lui tendre sa carte de visite.
— Si vous avez besoin d’aide, de quoi que ce soit, appelez-moi. Vous arriverez toujours à me joindre à l’un de ces numéros.
Harry le remercia. Soudain, les propositions d’aide affluaient de toutes parts. La porte se referma derrière eux et elle se retrouva seule dans la chambre avec son père.
D’un pas raide, elle se dirigea vers la chaise qu’elle avait occupée précédemment. Après la collision brutale avec sa voiture, devant la prison, elle avait mal partout.
Ses yeux se posèrent sur le visage paternel. Des tubes émergeaient de sa bouche et ses narines semblaient étrangement pincées. Elle referma les doigts sur les siens.
Ce faisant, elle jeta un coup d’œil à la carte de visite qu’elle tenait toujours dans son autre main. Logo bleu, Klein, Webberly & Caulfield, Ralph Ashford, Président.
Un hoquet de stupeur lui échappa. Ralph ? Elle tenta de se raisonner. Après tout, c’était un prénom extrêmement courant. N’empêche…
Ralphy.
Se pouvait-il qu’Ashford soit le cinquième membre du cercle ?
Elle se souvint de la visite qu’il lui avait rendue dans les locaux de Lúbra Security, et de la Jaguar grise qu’elle avait remarquée dans la circulation. L’avait-il suivie ? Elle songea à la façon dont Felix Roche avait éclaté de rire lorsque Tiernan et elle avaient essayé de lui soutirer un mot de passe en brandissant le nom d’Ashford pour l’intimider. Roche le savait-il impliqué ? Ashford était-il le Prophète ?
Dans l’immédiat, cependant, peu importait son identité. Il fallait qu’elle trouve l’argent de toute urgence, mais comment ? Elle ne savait même pas dans quelle banque son père l’avait déposé. Si seulement il avait pu lui parler, la mettre sur la voie…
Elle baissa les yeux vers le sac de voyage à ses pieds et le poussa de la pointe de sa chaussure. Puis elle fronça les sourcils. Le sac de son père. Contenant tous les effets en sa possession à la prison d’Arbour Hill. Un frémissement la parcourut.
Peut-être allait-il pouvoir l’aider, finalement.