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Un as du social engineering se doit d’exceller dans trois domaines : le bluff, la persuasion et la capacité de mentir. Or, pour avoir pu s’inspirer du modèle paternel, Harry possédait une bonne maîtrise de ces techniques.
Elle jeta un coup d’œil au combiné dans sa chambre d’hôtel. Adolescente, elle avait l’habitude de s’imposer des défis, comme par exemple amener des inconnus à lui communiquer des informations personnelles au téléphone. Que ce soit un mot de passe ou le nom de jeune fille d’une grand-mère, peu importait ; elle ne s’en servait jamais. Tout l’intérêt de la manœuvre consistait à glaner des renseignements et, par la même occasion, à améliorer son niveau de crédibilité.
Mais de quoi avait-elle besoin, cette fois ? Assise en tailleur sur son lit, elle tapota son stylo contre ses dents puis, résolument, entreprit de récapituler par écrit tout ce qu’elle avait découvert sur les mesures de sécurité instaurées par la Rosenstock, sans oublier d’y ajouter les notes prises lors de ses recherches sur le site web de l’établissement. Elle chargea ensuite sur son ordinateur les photos de la liste des numéros internes de la banque, qu’elle reconstitua morceau par morceau. Au final, elle obtint un résultat à peu près lisible. Elle griffonna encore « câble jaune » dans la marge de son calepin avant d’évaluer l’ensemble des informations dont elle disposait. Au final, hélas, ça ne représentait pas grand-chose…
Elle se leva pour sortir sur le balcon. Si l’aménagement de la chambre laissait à désirer, la vue sur Cable Beach, en revanche, valait le détour. Le sable blanc semblait aussi fin que du sucre et la rumeur des vagues qui déferlaient sur la plage lui parvenait, créant un bruit de fond apaisant.
Ses pensées la ramenèrent à son entretien avec Glen Hamilton. Elle devait bien admettre que le dispositif de sécurité mis en place par la banque semblait des plus efficaces, et, pour autant qu’elle puisse en juger, le seul moyen de pénétrer le système consistait à le forcer de l’intérieur. Mais où trouver un allié prêt à courir le risque ? Elle songea à Raymond Pickford, pour écarter aussitôt cette éventualité ; il paraissait malléable mais faible, du genre à changer d’avis à la dernière minute. Non, l’idéal, ce serait de s’adresser à quelqu’un de haut placé, dont personne n’oserait contester l’autorité.
Quelqu’un comme Philippe Rousseau, en somme.
De toute évidence, il avait parcouru pas mal de chemin depuis l’époque où il gérait le compte de son père, songea-t-elle. Elle avait beau ne pas avoir la moindre idée de ce qu’un responsable de la clientèle internationale faisait de ses journées, le titre n’en était pas moins impressionnant. Dans sa position, il n’avait certainement pas envie qu’une fouineuse dans son genre se mêle de porter des accusations sur son passé… Or, Harry se souvenait parfaitement des propos de son père, selon lesquels Rousseau avait reproduit le schéma de ses transactions. Qu’arriverait-il si l’on apprenait que le responsable de la clientèle internationale avait copié les opérations boursières d’un client impliqué dans un délit d’initié ?
Les mains posées sur la balustrade, elle ferma les yeux. Si le social engineering s’apparentait à une forme de malhonnêteté, Harry était néanmoins capable d’en rationaliser l’utilisation dans son univers ; le chantage, en revanche, se situait à un niveau nettement plus élevé sur l’échelle de la malveillance, et la perspective d’y avoir recours la mettait mal à l’aise.
Avec un soupir, elle se détourna pour rentrer dans la chambre examiner ses notes. Dans un premier temps, elle avait besoin de trouver une preuve des agissements illégaux de Rousseau. Ensuite, elle pourrait certainement le persuader de collaborer. De nouveau, elle regarda le téléphone. Elle le tenait, son nouveau défi : parvenir à obtenir un relevé des transactions de Philippe Rousseau.
Elle réétudia ses notes avec une concentration accrue puis coucha sur le papier une ébauche de plan. Dix minutes plus tard, elle donnait son premier coup de fil.
— Bonjour, vous êtes bien au service clients de la Rosenstock Bank and Trust. Je m’appelle Webster. Que puis-je faire pour vous ?
Le dénommé Webster avait pris tout son temps pour énoncer les formules de rigueur, comme s’il se délectait de la nonchalance de son débit.
— Bonjour, Webster, je m’appelle Catalina Diego.
Harry avait adopté un accent américain nasillard pour mieux tromper la vigilance de son interlocuteur. Elle savait d’expérience que le mélange d’irlandais et d’américain évoquait presque toujours la prononciation canadienne.
— Je travaille pour votre fournisseur Dell, ici même, à Nassau, poursuivit-elle. Nous procédons à un sondage afin d’améliorer la qualité de nos services. Pourriez-vous me consacrer quelques minutes ?
— Pas de problème.
— Merci, c’est gentil.
Harry sourit. Le social engineering se fondait sur la coopération d’autrui, raison pour laquelle les représentants des services clients constituaient des cibles privilégiées aux yeux des hackers. Après tout, ils avaient pour mission d’aider leurs interlocuteurs.
— Bien, Webster. Alors, combien d’employés travaillent dans votre secteur ?
Il laissa s’écouler quelques instants avant de répondre. Sans doute recensait-il toutes les personnes présentes dans la pièce.
— Aujourd’hui, entre vingt-cinq et vingt-six.
— Et quels sont vos horaires de travail ?
— De sept heures du matin à neuf heures du soir. Sept jours sur sept.
— Vous est-il déjà arrivé de réclamer l’intervention d’un de nos ingénieurs de maintenance ?
— Personnellement, non.
Harry continua à lui poser toutes sortes de questions innocentes jusqu’au moment où elle acquit la certitude qu’elle pouvait sans risque aborder les points importants.
— Avez-vous déjà rencontré des problèmes en voulant installer vos logiciels sur nos machines ? demanda-t-elle.
— Non, tout fonctionne bien. Des fois, c’est un peu lent, mais je n’ai rien remarqué d’autre.
— Ah bon ? C’est peut-être lié à la capacité de mémoire. Quel logiciel utilisez-vous, actuellement ?
— Un programme baptisé Customer Focus. On l’a déjà depuis un certain temps.
— Oui, je connais, prétendit Harry, qui n’en avait jamais entendu parler. Il est distribué par Banking Solutions, c’est ça ?
— Non, par une société appelée Clear Systems. Vous savez, le logo bleu et rouge…
— Oh, je vois, déclara Harry, toujours dans le flou. On m’a rapporté que leurs outils de reporting manquaient de fiabilité. Nous pouvons vous fournir des programmes plus performants, si vous le souhaitez.
— C’est que… tout me semble en ordre. Je dois faire quelques RQT en fin de journée et je n’ai jamais eu le moindre pépin.
— Quelques quoi ?
— RQT, rapports quotidiens de transactions.
— Ah, d’accord. Et pour ce qui est des rapports sur les données archivées ? Rien à signaler non plus ? Je vous pose la question, parce qu’ils peuvent surcharger le système. S’il est un peu lent, il faudrait peut-être penser à mettre à jour vos machines.
— Pour le coup, vous feriez mieux de vous adresser à la chef de service. C’est elle qui gère tous les RA.
Harry fronça les sourcils, avant de comprendre : RA, rapport d’archives.
— Excellente idée, Webster. Vous pourriez me donner son nom et son numéro de téléphone ?
— Bien sûr. Matilda Tomlins, poste 311. Mais c’est le COR qui gère les mises à jour matériel.
Avant que Harry n’ait eu le temps de demander, il précisa :
— Le centre d’opérations réseau, au rez-de-chaussée. Les gars qui s’occupent de la technique, quoi. Sauf que des fois, à les entendre, on croirait qu’ils dirigent la banque elle-même. Vous savez comment ils sont, tous ces bidouilleurs.
— Oh oui ! Bon, Webster, je n’ai plus que deux ou trois points à voir avec vous, et ensuite je vous libère.
— Bah, prenez votre temps, je n’ai pas de rendez-vous… Au fait, vous êtes d’où, au Canada ?
Un sourire naquit sur les lèvres de Harry.
— Toronto. Bon, pour ce qui est de votre clavier et de votre moniteur, est-ce qu’ils vous ont déjà causé du souci ?
Elle termina l’entretien par quelques questions de routine puis le remercia pour son aide et raccrocha. Les yeux fixés sur son calepin, elle réfléchit à tout ce qu’elle avait appris lors de cet entretien. Si Webster ne lui avait pas révélé d’informations confidentielles, elle détenait désormais des éléments qui renforceraient sa crédibilité lors de l’étape suivante.
Une nouvelle fois, elle examina la liste des numéros de téléphone de la Rosenstock. A côté de chaque nom figurait un intitulé de poste suivi par un numéro de ligne directe. Harry les passa tous en revue, notant qu’il s’agissait manifestement des cadres supérieurs. Elle s’intéressa de plus près à ceux qui travaillaient au COR. Il y en avait trois : Jack Belmont, directeur des opérations réseau ; Victor Williams, sécurité des systèmes ; Elliot Mitchell, assistance réseau. Harry les appela tour à tour. Quand les deux premiers décrochèrent, elle coupa aussitôt la communication. Dans le cas du troisième, elle fut mise en relation avec une boîte vocale :
« Bonjour, vous êtes bien au poste d’Elliot Mitchell. Je serai absent du lundi 13 avril au mercredi 15 avril. Veuillez laisser un message, je vous rappellerai dès mon retour. Pour toute question technique urgente, vous pouvez joindre Jack Belmont, au 5138591. »
Harry dessina un gros astérisque à côté du nom d’Elliot Mitchell. Elle téléphona ensuite à Matilda Tomlins, la chef du service clients. Cette fois, elle se servit du mobile à carte prépayée qu’elle avait acheté dans Bay Street.
— Allô ? Matilda Tomlins à l’appareil.
— Bonjour, Matilda, c’est Catalina Diego, de l’assistance réseau. Je travaille sur ce problème qu’on a eu la semaine dernière avec le RA.
Un silence perplexe accueillit cette déclaration.
— Quel problème ?
— Elliot ne vous en a pas parlé, avant de partir ? lança Harry.
— Non, personne du COR n’a pris la peine de me prévenir. Remarquez, ça ne m’étonne pas. De quoi s’agit-il ?
Harry soupira comme si elle n’avait pas de temps à perdre en explications.
— Eh bien, il semblerait qu’il y ait un bug dans Customer Focus. On collabore avec Clear Systems pour tenter d’élaborer une solution mais bon, en gros, les rapports ont été envoyés dans la base de données en ligne au lieu d’être archivés ; du coup, pas mal de pointeurs sont corrompus.
Alors que le silence se prolongeait à l’autre bout de la ligne, Harry devina Matilda noyée sous ce déluge d’informations.
— Et… ça veut dire ? demanda enfin la chef de service.
— En clair, certaines de vos données clients proviennent maintenant des archives, et non plus de la base en ligne. Du coup, votre réseau est surchargé. Si jamais ils sont trop nombreux dans votre équipe à aller chercher de mauvaises données, vous pourriez vous retrouver privée de connexion pendant quelques heures. Ce qui est sûr, c’est que vous ne pourrez pas faire de RQT aujourd’hui.
— Quoi ? J’ai toute une série de RQT à lancer dans une heure, sans parler d’une montagne de questions à régler ! Si on est déconnectés, c’est la cata.
— Je ne dis pas que ça va forcément se produire, répliqua Harry. C’est arrivé plusieurs fois pendant le week-end, et je voulais juste vous prévenir des risques.
— C’est dingue ! s’exclama Matilda Tomlins. Pourquoi Elliot ne m’a-t-il pas mise au courant, bon sang ?
— Je l’ignore. Il ne rentrera pas avant mercredi, affirma Harry avant de marquer une courte pause. Bon, écoutez, voilà ce que je vous propose. Je vais vous laisser mon numéro de portable, et si vous avez le moindre problème, n’hésitez pas à m’appeler. Je ferai de mon mieux pour vous dépanner.
— Oh, eh bien, d’accord. Merci, vraiment. Si je devais passer par les circuits habituels du COR, j’en aurais pour la semaine.
Harry lui donna le numéro de son mobile à carte prépayée.
— J’aurais intérêt à noter aussi votre numéro de port réseau, tant que j’y suis, ajouta-t-elle. Pour savoir lequel reconnecter, au besoin. Vous le connaissez ?
— Mon numéro de port réseau ? Je n’en ai pas la moindre idée.
— Il figure probablement quelque part sur le câble réseau. C’est le jaune, qui sort de votre ordinateur. En général, une étiquette bleue y est attachée.
— Je sais ce que c’est qu’un câble réseau, tout de même ! Je ne suis pas complètement idiote ! Attendez, je regarde.
Dans le silence qui suivit, Harry imagina son interlocutrice à quatre pattes sous son bureau.
— Ça y est, je l’ai, reprit Matilda Tomlins d’une voix étouffée. Port 7-45.
— Super. Bon, n’oubliez pas, vous pouvez toujours m’appeler en cas de problème.
Après avoir coupé la communication, Harry se mit à arpenter la chambre en réfléchissant à la suite de son plan. Si elle agissait trop tôt, Matilda Tomlins risquait d’avoir des soupçons. D’un autre côté, elle n’avait pas une minute à perdre.
Elle consulta sa montre. 16 h 30 aux Bahamas, donc 21 h 30 à Dublin. Elle prit une profonde inspiration ; il lui restait moins de vingt-quatre heures avant l’expiration du délai accordé par le Prophète.
Harry reprit la liste téléphonique à la recherche du numéro d’Elliot Mitchell. Elle en modifia le dernier chiffre pour composer celui d’autres postes du même service en espérant joindre un technicien. Ses deux premiers appels sonnèrent dans le vide, mais à la troisième tentative un homme lui répondit, qui se présenta sous le nom d’Eric.
— Bonjour, Eric, je suis Catalina, de DataLink Communications. J’essaie de résoudre un problème de connexion pour Matilda Tomlins, du service clients, et je me demandais si vous pouviez me donner un coup de main.
— C’est la première fois que j’entends parler d’un problème de ce genre… Bizarre, normalement, c’est moi qui gère tout ce qui est câblage réseau.
— Eh bien, tout ce que je sais, c’est qu’Elliot Mitchell nous a demandé de nous en occuper pendant son absence, alors je suis venue.
— Je vais devoir vérifier dans mes papiers. C’est quoi, votre nom, déjà ?
— Catalina. Ecoutez, j’ai une autre intervention prévue dans dix minutes. Alors, si ça vous amuse, plongez-vous dans la paperasserie. Moi, j’expliquerai à Elliot que je n’ai pas pu remplir ma mission parce que son équipe a refusé de coopérer.
— Je n’ai pas refusé de coopérer, j’ai juste dit que vous auriez dû vous adresser à moi.
— C’est ce que je suis en train de faire, non ? Voilà, j’aurais besoin que vous désactiviez le port de Matilda pendant une minute, le temps que je procède à une vérification sur le câble. Vous pouvez vous en charger ? C’est le port 7-45.
Quand Eric reprit la parole, ce fut d’une voix crispée :
— Je m’en occupe dans quelques instants. Je ne peux pas tout laisser tomber comme ça.
— Entendu. Je vous rappellerai quand il faudra le réactiver.
Lorsque Harry reposa le téléphone, elle avait les mains moites. Depuis le début, le recours au centre d’opérations réseau lui paraissait particulièrement risqué et elle craignait de s’être montrée trop insistante. Et si Eric décidait d’appeler Matilda Tomlins ou de consulter le directeur du COR ? Il ne lui faudrait pas longtemps pour découvrir que ni Catalina ni DataLink Communications n’existaient.
Mais elle eut beau ressasser son échange avec le dénommé Eric, elle ne voyait toujours pas comment elle aurait pu s’y prendre autrement. L’objectif du social engineering consistait à convaincre les autres qu’ils pouvaient se fier à vous, et la méthode de persuasion employée dépendait de la personnalité des interlocuteurs. Certains répondaient favorablement à l’amabilité, d’autres souhaitaient avant tout ne pas contrarier le patron. En l’occurrence, la mauvaise volonté d’Eric l’avait forcée à adopter une attitude plus autoritaire qu’elle ne l’avait prévu.
Pour se calmer, elle ressortit sur le balcon contempler la plage. D’après son guide, Cable Beach avait été baptisée ainsi après que les lignes téléphoniques transatlantiques eurent été enfouies sous le sable en 1907, permettant aux Bahamas de sortir de leur isolement. Cette pensée lui arracha un soupir. Inexplicablement, elle-même se sentait plus isolée que jamais.
Dillon était-il encore à Copenhague ? se demanda-t-elle. Elle ne l’avait pas vu depuis maintenant deux jours, et elle commençait à croire qu’ils n’avaient jamais passé la nuit ensemble. Elle rentra et se servit du téléphone de l’hôtel pour l’appeler sur son mobile. Une fois de plus, elle fut mise en relation avec sa boîte vocale. Elle laissa un message pour lui dire où elle était et quand elle comptait revenir. A peine avait-elle raccroché que l’appareil sonnait. C’était Matilda Tomlins, qui semblait hors d’haleine.
— Catalina ? Dieu merci, je m’attendais à tomber sur un répondeur !
— Rebonjour, Matilda. Tout va bien ?
— Oh non, loin de là ! La connexion a sauté en plein milieu d’un RQT et mon ordinateur ne veut plus rien savoir. Il faut que vous m’aidiez, je suis complètement bloquée.
— Mince, je pensais bien que ça risquait d’arriver… Bon, j’en ai encore pour environ une heure, mais je m’y mets tout de suite après.
— Une heure ? Bon sang, je dois envoyer ces rapports dans vingt minutes maximum.
— Aïe, je ne vois pas comment faire, Matilda, j’ai encore pas mal de choses à régler ici. Bon, je vais essayer de m’organiser, d’accord ? Je vous rappelle.
Lorsque Harry raccrocha, elle poussa un petit cri de joie. La technique du social engineering inversé, consistant à amener la cible à solliciter l’aide de l’attaquant, était l’une de ses préférées. Bien sûr, la pauvre Matilda en faisait les frais, mais bon, tant pis. Elle-même devait aller jusqu’au bout de son entreprise.
Dix minutes plus tard, elle rappela Eric pour lui demander de réactiver le port 7-45. Puis elle laissa encore s’écouler cinq minutes avant de téléphoner à la chef de service.
— Allô, Matilda ? Vous devriez pouvoir vous remettre au travail.
— Une minute, j’essaie de me connecter… Oui, ça marche ! Merci beaucoup pour votre aide, Catalina.
— De rien. La mauvaise nouvelle, c’est que ça risque de se reproduire à tout moment.
— Quoi ?
— Le problème au niveau des rapports n’a pas été résolu, et comme je ne suis plus au bureau, je crains de ne pas pouvoir vous dépanner la prochaine fois.
— Vous voulez dire que je serai obligée de passer par Eric ?
— J’en ai bien peur… Ecoutez, il y a peut-être une chose que je peux faire. J’ai ma petite idée sur la cause du bug, et si j’avais la possibilité d’analyser certaines données d’archives, je pourrais probablement les nettoyer. Mais pour ça, il faudrait que vous me transmettiez des rapports.
— Maintenant ?
— Ça nous épargnerait quelques bonnes migraines…
Un profond soupir résonna à l’autre bout de la ligne.
— Bon, d’accord. Je dois faire quoi ?
Harry leva un pouce triomphant.
— D’abord, j’aurais besoin de la liste des opérations effectuées sur un des comptes d’archives corrompus, de façon à pouvoir la comparer avec les transactions réelles.
— Quel compte ?
— Attendez, j’ai un mémo quelque part qui recense tous les comptes affectés.
Fébrile, Harry consulta ses notes à la recherche du numéro de compte de son père.
— OK, Matilda. Essayez celui-là : 72559353.
— Compris. Et je dois remonter jusqu’où ?
— Apparemment, le problème serait apparu en avril 2000. Alors, disons, d’avril à octobre de cette année-là. C’est possible ?
— Une seconde.
Harry entendit Matilda Tomlins pianoter sur son clavier.
— Voilà, j’y suis, dit la chef de service. Il n’y a que huit opérations de Bourse sur ce compte durant la période concernée. Et maintenant ?
— Sauvegardez. On va tenter un croisement de données, d’accord ? Pour ça, il faudrait examiner chacune de ces huit transactions pour établir la liste de tous les autres comptes qui ont acheté ou vendu les mêmes actions au même moment. Vous pouvez le faire ?
— Oui, mais ça va prendre un temps fou. Huit rapports, vous vous rendez compte ?
— Dans ce cas, concentrez-vous sur les quatre plus grosses opérations.
De nouveau, Matilda Tomlins soupira.
— J’espère au moins que ça en vaut la peine…
Dix minutes plus tard, alors que Harry tournait en rond dans sa chambre, son interlocutrice lui annonça qu’elle avait terminé.
— Parfait. Et, Matilda, vous voulez bien m’envoyer les rapports par mail ? Je suis presque arrivée chez moi. Avec un peu de chance, il ne me faudra pas longtemps pour trouver l’origine du bug…
Elle lui communiqua l’adresse e-mail de Catalina Diego.
— Je rappellerai aussi Eric pour lui demander de vous réserver le traitement VIP, au cas où, ajouta-t-elle.
— On peut toujours rêver…
Harry raccrocha puis brancha son ordinateur sur la prise téléphonique de l’hôtel. Les rapports de Matilda Tomlins ne tardèrent pas à arriver, et elle les ouvrit pour les examiner.
Il y avait d’abord la liste de toutes les actions que son père avait achetées ou vendues entre avril et octobre 2000, de même que la date et la somme correspondantes. Elle écarquilla les yeux devant le montant de certaines transactions. Les autres rapports se concentraient sur quatre titres : EdenTech, CalTel, Boston Labs et, ô surprise, Sorohan Software. Ils contenaient également la liste de tous les comptes d’investissement, soit près de deux cents au total, pour lesquels des opérations sur ces actions avaient été effectuées à la même période.
Harry s’immergea dans les données, recourant à des feuilles de calcul pour les trier et les filtrer. Au bout d’un moment, elle commença à voir apparaître des schémas distincts.
D’abord celui des transactions de son père : acheter au plus bas, vendre au plus haut, investir à court terme. Harry devina qu’il achetait les titres sur la foi d’informations privilégiées, puis les revendait dès que l’annonce de tel ou tel rachat, devenue publique, faisait s’envoler le cours. Ensuite, il y avait le schéma suivi par la majorité des comptes : achat d’actions alors que les prix montaient, au moment où son père se débarrassait des siens. Sans doute s’agissait-il d’investisseurs légitimes qui avaient connaissance d’informations officielles sur les fusions-acquisitions.
Et enfin, au milieu de tout cela, apparaissait un schéma plus subtil qu’elle n’aurait sans doute pas remarqué si elle ne l’avait pas cherché. Un seul compte d’investissement était concerné, dont toutes les opérations répondaient à une logique simple : reproduire celles de Salvador Martinez, à plus petite échelle mais exactement au même moment. Et sur les quatre mêmes titres.
Pour Harry, il ne faisait aucun doute que c’était le compte de Philippe Rousseau.