Blottie dans un fauteuil, une tasse de thé à la
main, Harry songeait aux illusions d’optique. A ce qu’on voit,
à ce qu’on ne voit plus.
L’image du labyrinthe lui traversa l’esprit et,
soudain oppressée, elle posa sa tasse pour courir vérifier que la
porte d’entrée de son appartement était verrouillée. Attentive au
moindre son inhabituel, elle fit ensuite le tour des pièces pour
voir si les fenêtres étaient bien fermées. C’était la quatrième
ronde de ce genre qu’elle effectuait ce matin-là.
Dillon l’avait ramenée la veille au soir et
réconfortée jusqu’à ce qu’elle s’endorme sur le canapé. A son
réveil, elle avait découvert le dessus-de-lit de sa chambre ramené
sur elle et des signes qu’il avait dormi par terre. Avant de partir
au bureau, il s’était agenouillé près d’elle et, tout en lui
caressant les cheveux, il lui avait ordonné de prendre quelques
jours de congé.
Un frisson la parcourut lorsqu’elle balaya de
nouveau du regard son appartement vide. Elle avait passé plusieurs
heures à faire le ménage, et pourtant elle ne se sentait plus chez
elle.
Dillon avait appelé la police de sa voiture
aussitôt après avoir quitté le labyrinthe, mais lorsque les agents
étaient arrivés, le rôdeur avait disparu depuis longtemps. Ils
n’avaient trouvé, pour toute trace de l’intrusion, qu’une vieille
grille rouillée dont les gonds semblaient avoir été forcés.
Machinalement, Harry tendit la main vers la poignée
de la fenêtre du salon, avant de ramener son bras vers elle d’un
geste exaspéré. Assez de rituels névrotiques. Elle était
suffisamment forte pour se ressaisir. Elle se rendit dans la
cuisine, où elle se prépara du café. Son genou enflé lui semblait
moins douloureux, son corps moins sensible. Le besoin d’agir la
stimulait, réveillant ses réflexes tel un courant électrique.
Mais avant tout, il lui fallait des informations
concrètes. Que s’était-il passé au juste lors de l’opération
Sorohan ? Qui étaient les autres membres du cercle ?
Comment avait procédé son père ? Si elle avait la possibilité
d’étudier la façon dont il opérait ses transactions, peut-être
parviendrait-elle à remonter la piste des douze millions d’euros.
Et à identifier celui qui les voulait.
Quant aux illusions d’optique, autant les
oublier ; elle s’intéressait à la science et à la technologie,
pas aux lapins sortis d’un chapeau. Non, ces douze millions
n’avaient rien d’une illusion. Elle avait vu le chiffre inscrit sur
son écran et la banque le lui avait confirmé. Il n’y avait aucun
tour de magie à la Houdini là-dedans.
A moins, bien sûr, que quelqu’un n’ait
trafiqué ses relevés de compte.
Harry, qui arpentait la pièce, s’immobilisa
brusquement. Mais comment s’y serait-on pris ? Et dans quel
but ? S’introduire dans la base de données de sa banque pour
effectuer un virement bidon ne rimait à rien ; l’argent ne
serait pas réel pour autant. Bien sûr, le montant figurerait
temporairement sur le relevé de ses transactions, mais la procédure
de rapprochement bancaire ne manquerait pas de faire apparaître
l’erreur. Personne ne pourrait jamais avoir accès à une somme
pareille. Déroutée, Harry secoua la tête. Non, cette histoire
n’avait aucun sens. Sauf si ces millions existaient, évidemment.
Auquel cas, qui aurait pu les lui transférer ?
L’esprit en ébullition, elle alla chercher sa
sacoche, la posa sur la table de la cuisine et y plongea la main.
Dillon n’avait pas tort lorsqu’il lui conseillait de s’entretenir
avec son père : elle
avait besoin d’explications, et il était sans doute le mieux placé
pour les lui fournir. Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à aller
le voir. Pas encore, du moins. Il devait y avoir une autre
solution.
Elle retira du sac une poignée de cartes de visite
qu’elle passa en revue jusqu’à trouver celle qui l’intéressait.
Durant quelques secondes, elle l’examina en se mordillant la lèvre.
Pour s’être déjà accrochée une fois avec cet homme, elle hésitait à
lui demander un service. En même temps, avait-elle le choix ?
A part son propre père, elle ne connaissait pas d’autre
banquier d’affaires.
Pour finir, elle composa le numéro inscrit sur la
carte puis attendit. Il était forcément au bureau, même le samedi.
Son expérience familiale lui avait enseigné que les week-ends ne
signifiaient pas grand-chose pour les banquiers d’affaires.
— Allô ? Jude Tiernan à l’appareil.
Il avait une belle voix grave, profonde, évoquant
le son d’un instrument à vent.
A cet instant seulement, Harry se rendit
compte qu’elle n’avait pas préparé de stratégie. Elle allait devoir
improviser, et vite.
— Bonjour, c’est Harry Martinez.
Comme le silence à l’autre bout de la ligne se
prolongeait, elle précisa :
— Nous nous sommes rencontrés hier…
— Oh, je me souviens très bien de vous. Mais je
n’arrive pas à croire que vous m’imposiez une nouvelle conversation
avec vous.
Elle ferma les yeux. D’accord, cette pique-là,
elle l’avait sûrement méritée… Jugeant préférable de ne pas
protester, elle décida de s’en tenir à la vérité.
— Ecoutez, je vous dois des excuses. Je suis allée
trop loin, hier, je le reconnais.
— C’est peu dire ! Vous nous avez tenu des
propos diffamatoires, ni plus ni moins !
A ces mots, une bouffée de colère
l’assaillit.
— Hé, j’ai
été personnellement mise en cause, vous vous rappelez ? Votre
collègue n’a pas mâché ses mots, il me semble !
— Felix Roche est un crétin, je vous l’accorde. En
attendant, vos accusations m’ont paru viser tous les participants à
cette réunion.
Avec un soupir, Harry se laissa choir sur une
chaise.
— Bon, est-ce qu’on pourrait tout reprendre de
zéro ? J’aimerais vraiment vous parler de quelque chose
d’important, ajouta-t-elle en jouant avec la carte de visite. C’est
au sujet de mon père.
Sa requête fut accueillie par un bref silence à
l’autre bout de la ligne.
— Allez-y.
— Voilà, j’aurais voulu vous poser quelques
questions sur ce qu’il a fait.
— Pourquoi vous ne lui demandez pas
directement ?
Harry grimaça.
— C’est… c’est un peu compliqué, répondit-elle. Si
je pouvais venir vous voir cet après-midi, je vous
expliquerais…
— Impossible, l’interrompit-il. Je suis pris toute
la journée, et ensuite je dois partir pour l’aéroport. Je suis
désolé mais…
— Hier, quelqu’un a essayé de me pousser sous un
train.
A peine avait-elle prononcé ces paroles
qu’elle les regretta ; elle n’avait pas prévu de formuler les
choses aussi brutalement.
— Et euh, enfin, mon agresseur a mentionné
l’argent de l’opération Sorohan.
De nouveau, son interlocuteur marqua une courte
pause.
— Celle qui a entraîné l’arrestation de votre
père, c’est ça ?
— Oui.
— Je ne comprends pas. Et je ne vois absolument
pas en quoi je pourrais vous aider. Vous avez averti la
police ?
— Bien sûr,
prétendit-elle. Mais si vous pouviez juste répondre à quelques
questions, ça me serait très utile. Je vous promets de ne pas
abuser de votre temps.
Comme il semblait toujours hésitant, elle décida
d’employer le dernier argument susceptible de le convaincre. Cet
homme était banquier ; s’il n’avait aucune raison de se
soucier d’elle, il s’intéressait forcément à l’argent. Elle prit
une profonde inspiration avant de lancer :
— Pour autant que je le sache, l’opération Sorohan
portait sur environ douze millions d’euros. Il se trouve que je
sais où ils sont.
Après quelques instants de silence, Jude Tiernan
déclara :
— D’accord, vous n’aurez qu’à m’accompagner sur
le trajet jusqu’à l’aéroport. Je vous prendrai devant le
parking de l’IFSC à 18 heures. Je ne peux pas vous proposer
mieux.
Soulagée, elle s’adossa à sa chaise.
— Merci, je vous en suis très
reconnaissante.
— Oh, ne vous y trompez pas, je ne le fais pas
pour vous. Non, je le fais pour votre père, précisa-t-il, une note
de défi dans la voix. Je l’appréciais beaucoup.