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Les doigts immobilisés au-dessus des touches, Harry jeta un coup d’œil à la petite pièce qui lui servait de bureau. Enfin, elle tapa résolument : Salvador Martinez, Sorohan, délit d’initié. Sans se laisser le temps de changer d’avis, elle cliqua sur « Valider ».
Une liste d’articles apparut sur l’écran. Le premier, daté du 7 juin 2001, était intitulé : Un banquier d’affaires arrêté pour délit d’initié. Elle sentit sa gorge se nouer à la lecture des autres accroches : Le banquier soupçonné de malversations nie en bloc ; Les principales banques d’affaires mises en cause dans l’affaire du cercle d’initiés… Harry les parcourut toutes, reconstituant ainsi l’engrenage infernal du désastre jusqu’à sa conclusion. Le dernier titre, daté du 14 avril 2003, allait droit au but, sans faire dans le sensationnalisme comme les précédents.
Salvador Martinez derrière les barreaux.
Elle se trouvait dans la cuisine familiale quand sa mère et Amaranta étaient rentrées du tribunal le jour où la sentence avait été prononcée. Harry ne les avait pas accompagnées. Durant les derniers mois, elle avait cessé d’assister aux audiences ou même de lire les comptes rendus du procès ; si elle ne croyait pas à l’innocence de son père, elle n’avait pas non plus la force d’affronter la réalité de sa culpabilité.
Figée sur le seuil de la cuisine, les bras croisés, elle n’avait pas soufflé mot tandis que Miriam, assise toute droite à la table de la cuisine, triturait une serviette. Sa mère avait rassemblé ses cheveux clairs en un chignon serré qui lui tirait la peau, accentuant le côté slave de ses traits. Incapable de soutenir le regard maternel, Harry s’était concentrée sur la serviette rayée de rouge et de blanc, qui lui rappelait son costume de bergère dans la première pièce de théâtre montée par son école. A l’époque, elle aurait voulu jouer le rôle d’un ange, avec des ailes et un halo, mais sa mère lui avait dit que c’était impossible car les anges étaient blonds.
« Ton père a été condamné à huit ans d’emprisonnement, avait soudain déclaré Miriam en examinant sa cuisine étincelante de propreté. Il va les passer à Arbour Hill. J’ai entendu dire qu’il y avait plein de meurtriers et de violeurs, là-bas. »
Le souvenir de la scène arracha un frisson à Harry, qui tenta de se concentrer sur son écran. Elle retourna au début de la liste et parcourut de nouveau les titres en prenant cette fois le temps de lire chaque article. Peu à peu, elle rassembla tous les détails de l’affaire ; si elle en connaissait la plupart, certains ne lui étaient pas familiers.
C’était l’opération Sorohan qui avait tout déclenché. En 1998, Sorohan Software n’était qu’une start-up parmi d’autres, caractérisée par un soutien colossal d’investisseurs et aucun résultat commercial. Mais elle avait su compenser l’absence de chiffre d’affaires par une stratégie marketing habile, et en 1999 l’entreprise avait pris son essor en Bourse, enregistrant des gains record le premier jour de son introduction. Par la suite, pendant presque un an, le cours de l’action Sorohan avait défié les lois de la gravité.
Puis, en avril 2000, la société avait subi le contrecoup du phénomène de la bulle Internet. La vente massive des valeurs technologiques au niveau mondial avait provoqué une baisse du cours de l’action Sorohan, qui avait peu à peu perdu tout intérêt pour les investisseurs.
Du moins jusqu’à cette période, six mois plus tard, où les titres avaient commencé à changer de mains à un rythme si frénétique que la Bourse de Dublin s’était aussitôt penchée sur ce cas. Au début, il ne s’agissait que d’une simple enquête de routine. Deux semaines plus tard, cependant, la presse avait annoncé que la société Sorohan allait être rachetée par le géant du software Aventus, et aussitôt le cours de l’action avait décollé comme une fusée. La Bourse avait alors décidé d’approfondir ses investigations en mobilisant une équipe juridique. Les enquêteurs, soupçonnant une fuite d’informations privilégiées, avaient cherché la trace de transactions frauduleuses ; ils avaient enquêté auprès des banques qui géraient les comptes titres, interrogé les principaux acteurs de la fusion Aventus-Sorohan… Leurs démarches avaient fini par les mener jusqu’à un certain Leon Ritch.
Harry examina la photo qui figurait dans l’un des articles. Un pli amer aux lèvres, Leon Ritch détournait les yeux, manifestement désireux de fuir les journalistes. Petit, trapu, il avait une bonne cinquantaine d’années et bien dix kilos de trop.
Leon Ritch était investisseur chez Merrion & Bernstein, la banque d’affaires mandatée par Aventus pour gérer le rachat de Sorohan. En étudiant de près l’historique de ses transactions, les enquêteurs de la Bourse s’étaient aperçus que non seulement il avait acheté de grandes quantités d’actions Sorohan avant l’annonce du rachat, mais que toutes ses opérations antérieures suivaient grosso modo le même schéma. L’affaire avait été confiée à la justice, et Leon Ritch avait été arrêté peu après.
Il n’avait cependant pas l’intention de tomber seul. Il avait affirmé faire partie d’un cercle d’initiés dont il était prêt à dévoiler l’identité en échange de la clémence du tribunal. A l’en croire, ce cercle impliquait trois banques d’affaires de premier plan – KWC, Merrion & Bernstein et JX Warner –, et les banquiers concernés échangeaient des informations confidentielles dans le but de réaliser de gros profits. Spécialisés dans les fusions-acquisitions du secteur technologique, ils misaient sur la hausse des valeurs des sociétés Internet disposant de liquidités importantes, déterminées à absorber d’autres entreprises quel qu’en soit le coût. Toujours d’après Leon Ritch, le cercle opérait ainsi, à l’insu de tous, depuis presque deux ans et pouvait se targuer d’avoir engrangé plus de quatre-vingts millions de dollars.
Lui-même avait su se protéger. Il avait dressé une liste de noms, assortie de toutes sortes de documents – e-mails, enregistrements de conversations, etc. –, qu’il avait remise aux autorités. Si elle n’avait jamais été publiée, on la disait compromettante pour certains banquiers haut placés. Dont un certain Salvador Martinez.
Harry cilla en découvrant brusquement la photo de son père sur l’écran. Il posait devant le tribunal telle une célébrité. Sa barbe et ses cheveux grisonnants, coupés avec soin, encadraient un visage aux sourcils tellement sombres qu’ils semblaient avoir été teints. Il arborait un sourire détendu dont la chaleur se communiquait à ses yeux bruns – ces mêmes yeux qui savaient si bien inspirer la confiance.
Sans le quitter du regard, Harry porta une main à ses lèvres. C’était la première fois depuis six ans qu’elle le revoyait. Elle s’accorda quelques instants pour se ressaisir puis fit défiler la page sur le moniteur jusqu’à ce que l’image ait disparu.
Elle survola ensuite le texte, qui présentait Salvador Martinez comme un homme « affable et courtois, mais se croyant manifestement au-dessus des lois ». Harry haussa les sourcils et chercha le nom du reporter. Ruth Woods. Harry, qui avait déjà remarqué cette signature au bas de plusieurs articles, se demanda si la journaliste avait eu l’occasion de rencontrer son père. Quoi qu’il en soit, elle l’avait parfaitement cerné.
Après avoir pris une profonde inspiration, elle cliqua sur le dernier article. Précis, concis, il récapitulait les faits marquant la fin de l’histoire, du moins pour la presse. Au terme d’un procès qui avait duré presque deux ans, Salvador Martinez et Leon Ritch avaient été reconnus coupables de délit d’initié. Tous deux avaient été condamnés à verser quarante millions d’euros d’amendes diverses et à purger une peine de huit ans d’emprisonnement – qui, dans le cas de Leon, avait été ramenée à un an dans la mesure où il avait accepté de coopérer avec les autorités. Personne d’autre n’avait été arrêté.
Harry étudia la photo illustrant le document. Elle montrait un homme à peu près du même âge qu’elle, qui tournait la tête vers les journalistes en sortant du tribunal. Cheveux noirs, traits fins, yeux gris à l’expression alerte… Aucun doute, c’était bien le même policier qui était passé chez elle la veille. Un certain inspecteur Lynne, de la répression des fraudes, d’après la légende.
Donc, il avait participé aux investigations neuf ans plus tôt… Mais pourquoi un inspecteur de la répression des fraudes s’était-il mêlé d’une enquête de routine sur une simple effraction ? Harry songea de nouveau à l’argent viré sur son compte – ces douze millions vraisemblablement liés à l’opération Sorohan. L’inspecteur Lynne était-il toujours sur cette affaire ?
Avec un soupir, Harry se frotta les yeux. Puis, adossée à sa chaise, elle posa les pieds sur son bureau en réfléchissant à ce qu’elle venait de découvrir. Si ses recherches avaient comblé quelques lacunes, elles avaient néanmoins soulevé plus de questions qu’elles n’avaient apporté de réponses. Qu’étaient devenus les profits générés par l’opération Sorohan ? Surtout, compte tenu du montant des amendes, comment pouvait-il encore rester quelque chose ?
Ses pensées la ramenèrent à la liste établie par Leon Ritch – une piste qui, de toute évidence, méritait d’être creusée. Harry songea à la façon dont procédaient les journalistes quand ils couvraient un sujet de ce genre, à l’obligation pour eux de suivre de près le travail des policiers. Elle se redressa pour chercher le numéro de téléphone de l’Irish Times. Quelques instants plus tard, elle demandait à parler à Ruth Woods.
Tout en patientant, elle s’interrogea sur la stratégie à adopter. Elle ne tenait pas particulièrement à révéler sa véritable identité, au risque d’éveiller la curiosité de la journaliste. Mieux valait une nouvelle fois faire appel à Catalina.
Harry avait créé le personnage de Catalina Diego quand elle avait cinq ans. Cette amie imaginaire, sur qui elle se déchargeait d’une bonne partie de ses bêtises, était tout ce qu’elle-même n’était pas : blonde, jolie, populaire à l’école et choyée par ses parents. Et elle portait un nom tellement plus exotique ! Par la suite, Harry l’avait abandonnée au profit de Pirata, avant de la ressusciter lorsqu’elle s’était lancée dans le hacking, lui créant une adresse e-mail, un permis de conduire et une carte de crédit.
— Woods à l’appareil.
Surprise, Harry tressaillit. Puis elle se rapprocha de son bureau et attrapa un stylo. Elle se sentait plus à l’aise pour mentir si elle pouvait griffonner en même temps.
— Bonjour, Ruth. Je m’appelle Catalina Diego, je suis journaliste au Daily Express et… Eh bien, je me demandais si vous pourriez me donner un coup de main. Voilà, je comptais rédiger un petit article de suivi sur Sal Martinez. Vous vous souvenez de lui ? Il…
— Oui, je me souviens. Il a été condamné pour délit d’initié. Et alors ?
Percevant l’impatience de son interlocutrice, Harry décida d’aller droit au but.
— C’est ça. J’aurais besoin de quelques éclaircissements et, comme je sais que vous étiez proche de l’enquête à l’époque, je me disais qu’on pourrait peut-être s’arranger.
Le silence se prolongea à l’autre bout de la ligne. De toute évidence, Ruth Woods n’allait pas se laisser abuser facilement. Pour tromper sa nervosité, Harry commença à dessiner le symbole du dollar sur le bloc-notes devant elle.
— Le Daily Express, hein ? lança enfin la journaliste. C’est drôle, je croyais pourtant connaître tout le monde, là-bas…
Zut, songea Harry. Un mauvais point dès le départ.
— Je suis nouvelle, répliqua-t-elle, et je compte sur ce papier pour me lancer. Alors ? Vous seriez partante pour un arrangement ?
— Ça dépend. Qu’est-ce que vous avez à proposer ?
— De nouveaux éléments.
— Oh. Et vous seriez prête à me les communiquer ?
— Oui, en échange de certaines informations.
Ruth Woods s’accorda le temps de réfléchir à la proposition.
— Du genre ?
Machinalement, Harry épaissit les contours du dollar dessiné sur la page.
— Vous avez eu l’occasion de voir la liste de Leon Ritch ?
La journaliste tarda à répondre.
— Non, dit-elle enfin.
— Vous avez bien dû entendre certaines rumeurs…
— Et alors ? Il y en avait beaucoup autour de cette affaire, mais on n’en a pas publié la moitié.
— Pourquoi ?
— Parce que les autorités craignaient qu’on ne les gêne dans leur enquête. Et que mon rédacteur en chef, lui, craignait d’éventuelles plaintes pour diffamation, ajouta-t-elle d’un ton sec.
— Sur quoi portaient-elles au juste, ces rumeurs ?
— Parlez-moi d’abord de ces nouveaux éléments, rétorqua Ruth Woods du tac au tac.
Quand elle entendit un froissement de papier à l’autre bout de la ligne, Harry devina la journaliste prête à prendre des notes. Tout en ombrant son dessin, elle passa rapidement en revue les données qu’elle avait rassemblées jusque-là, à la recherche d’un détail susceptible d’éveiller l’intérêt de Ruth Woods.
— Et si je vous disais qu’un proche de Martinez a failli se faire tuer hier ?
— Bah, des gens meurent tous les jours. Où voulez-vous en venir ?
— Eh bien, il semblerait que les anciens complices de Sal Martinez soient derrière cette tentative de meurtre.
Comme le silence se prolongeait, Harry crut que la communication avait été coupée. Enfin, Ruth Woods s’éclaircit la gorge.
— C’est impossible, répliqua-t-elle d’un ton incertain.
Alertée par cette hésitation, Harry se redressa sur son siège.
— Vous savez quelque chose, j’en suis sûre. Donnez-moi juste un nom.
— Laissez tomber cette foutue liste. De toute façon, vous ne pouvez rien publier sans preuves.
— Et si moi, je vous donnais un nom ? Vous n’auriez qu’à me répondre par oui ou par non.
— C’est dingue. Vous n’avez rien à négocier.
— Que penseriez-vous de…
Harry repensa à sa réunion avec la KWC et traça un grand « F » au milieu d’un cercle.
— … Felix Roche.
Sa suggestion se heurta de nouveau à un long silence. Un silence révélateur, Harry n’en doutait pas.
Enfin, Ruth Woods déclara :
— OK, tout ça n’est qu’une perte de temps. Mais dans la mesure où je n’ai rien de mieux à faire cet après-midi, j’accepte de jouer le jeu. Vous connaissez le Palace Bar, dans Fleet Street ?
Pour le coup, Harry cessa de gribouiller.
— Oui.
— Rendez-vous là-bas dans vingt minutes.