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— Pourquoi t’es-tu lancée dans le hacking ?
Du haut de ses treize ans, Harry chercha une réponse susceptible d’impressionner ce grand brun séduisant qui l’observait avec un léger sourire. Incapable d’en trouver une, elle opta pour la vérité :
— Parce que je peux le faire.
Elle guetta sa réaction, mais il semblait captivé par les dizaines de fers à souder et de tournevis entassés sur les étagères de la chambre. Le nouveau venu était habillé tout en noir, comme un prêtre, et une frange épaisse lui retombait sur le front. Bon sang, pourquoi fallait-il qu’elle porte son uniforme scolaire brun et ses vilaines chaussures à lacets ?
Sa mère l’avait introduit dans la pièce quelques minutes plus tôt d’un air aussi intimidé que s’il s’agissait d’un agent du FBI. Quand il s’était présenté sous le nom de Dillon Fitzroy, enquêteur au service de la Bourse de Dublin, un frisson de peur avait parcouru Harry.
Elle le regarda saisir l’un des tournevis et le tapoter dans sa main.
— Et pourquoi Pirata ? demanda-t-il en faisant allusion au pseudonyme qu’elle s’était choisi.
— Pi-r-r-r-ata, rectifia-t-elle en roulant le « r ». Ça veut dire « pirate » en espagnol.
En même temps qu’elle le prononçait, le terme lui parut brusquement puéril, mais Dillon ébaucha un sourire entendu, comme si l’explication se tenait. Puis il riva son regard au sien.
— Ça ne t’embête pas que je te pose toutes ces questions ?
Les joues en feu, elle secoua la tête. Pour tenter de tromper son embarras, elle s’assit sur le lit et contempla ses grosses chaussures en déplorant de ne pas pouvoir les faire disparaître d’un coup de baguette magique. Elle avait une conscience aiguë de la présence de sa mère de l’autre côté de la porte, en train d’épier la conversation.
Du coin de l’œil, elle vit Dillon examiner une nouvelle fois le fouillis de composants électroniques et de postes de radio éventrés qui s’entassaient dans la pièce.
— Tu construis quelque chose ?
Harry se força à hausser les épaules pour mieux feindre le détachement.
— Bah, dès que je vois une boîte remplie de circuits électriques, faut que je la démonte.
Elle se mordit la lèvre, regrettant déjà cette remarque qui pouvait passer pour une bravade. Compte tenu de la situation, mieux valait sans doute ne pas en rajouter.
Dillon écarta du bureau la chaise à roulettes, révélant un large paquet rouge posé sur le siège. Harry le récupéra pour le caler sur ses genoux.
— Tu comprends pourquoi je suis venu, au moins ? demanda Dillon, qui s’assit en face d’elle et croisa les bras.
Bon, cette fois, ils entraient dans le vif du sujet… Elle baissa la tête.
— Oui.
— Tu permets que je jette un coup d’œil à ton PC ?
Sans même attendre la réponse, il se tourna vers le moniteur. Alors que ses doigts voltigeaient sur les touches, Harry se déplaça sur son matelas afin de pouvoir suivre ce qu’il faisait. Elle vit du texte défiler sur l’écran alors qu’il explorait ses fichiers et ses outils de hacking.
— T’habites une chouette maison, dit-il soudain sans la regarder.
— Ouais, sûrement. On est là que depuis un an.
Elle laissa ses yeux s’attarder un instant sur les rideaux blancs mousseux et le couvre-lit en dentelle. C’était une vraie chambre de princesse. Alors pourquoi regrettait-elle toujours le petit grenier aménagé qu’elle partageait auparavant avec Amaranta, où il n’y avait que des divans étroits et la corde à sauter que sa grande sœur avait tendue sur le sol pour délimiter son territoire ? Quoi qu’il en soit, leur père avait décroché un nouveau poste. Leur mère n’avait pas manqué de lui reprocher la façon dont il avait perdu sa place chez Schrodinger, mais il avait affirmé que cette fois tout serait différent. Sur ce point, il ne s’était pas trompé.
Emergeant de ses pensées, Harry surprit le regard de Dillon fixé sur elle. Il contempla l’uniforme scolaire puis les gros souliers qui ressemblaient à des chaussures orthopédiques. Mortifiée, elle rougit de plus belle.
— T’as changé de lycée, alors ? lança-t-il en se concentrant de nouveau sur les fichiers.
A la seule mention du lycée, elle sentit son estomac se nouer. Elle s’efforça cependant d’affecter l’indifférence pour répondre :
— Ouais, mais ça va. Sauf que les autres parlent que de leurs vacances au ski et de leurs fringues de marque.
Indiquant la porte, elle ajouta à voix basse :
— M’man pense que je devrais me faire plus d’amis.
— Bah, les mamans ne sont jamais contentes.
Elle l’observa à la dérobée, sans déceler la moindre trace de moquerie dans ses yeux bruns. De la main, il désigna le paquet qu’elle tenait toujours sur ses genoux.
— C’est un cadeau de Noël ?
Harry repoussa la boîte.
— Pour mon père. Je lui ai pas encore donné.
— Pourquoi ? Il est parti ?
— Il avait une partie de poker le soir du réveillon. Il sera là dans un jour ou deux.
Dillon immobilisa ses doigts au-dessus du clavier.
— Il a manqué le repas de famille ?
De nouveau, elle haussa les épaules.
— Ouais, comme presque tous les ans.
Alors que Dillon gardait le silence, Harry souleva le paquet, dont le contenu bringuebala, pour le placer plus loin sur le lit. Elle avait acheté à son père une mallette de poker complète : six cents jetons en plastique, deux jeux de cartes et un épais manuel de règles du jeu, tous rangés dans un beau coffret d’un noir brillant. Elle avait économisé pendant des mois.
Soudain, remarquant que Dillon plissait les yeux devant l’écran, elle essaya de voir ce qui avait attiré son attention. C’était le code d’un des outils de hacking qu’elle avait conçus elle-même.
Les touches cliquetèrent lorsqu’il ferma le fichier pour en ouvrir un autre aussitôt après, dont il fit défiler les données avant de les examiner ligne par ligne. Enfin, il laissa échapper un petit sifflement.
— Cette partie-là, elle sert à quoi ? demanda-t-il en montrant une des lignes.
Harry y jeta un coup d’œil puis se lança dans une grande explication, les mots se bousculant dans sa bouche tant elle était impatiente de communiquer ses idées. Lorsqu’elle se pencha pour atteindre le clavier, elle perçut la chaleur de Dillon et la senteur épicée de son after-shave.
Quand elle eut terminé, il scruta ses traits pendant un bon moment.
— Tu as fait ça toute seule ?
— Oui, déclara Harry avant de prendre une profonde inspiration. Dis, je peux te poser une question, moi aussi ?
— Bien sûr, répondit-il sans la quitter des yeux.
— Tu m’as trouvée comment ?
— Ça n’a pas été très difficile. Tu as posté sur les forums trop de détails concernant tes exploits. Les types de la sécurité sont en permanence à l’affût de ce genre de chose. Sans compter que si tu restes en ligne suffisamment longtemps, il est tout à fait possible de remonter ta piste.
Harry se traita mentalement d’idiote. C’était si simple, en effet… Elle avait manqué de prudence, sans aucun doute. Mais bon, elle n’avait pas l’habitude de dissimuler ses traces.
Dillon pressa quelques touches puis ferma les fichiers. Il fit ensuite pivoter le fauteuil pour lui faire face, saisit de nouveau le tournevis et le tapota sur le bureau.
— Tu as modifié certaines transactions de la Bourse de Dublin, dit-il. Tu sais ce qui s’est passé quand ton intrusion a été découverte ?
— Non.
— L’administrateur de la base de données a été viré, déclara Dillon, l’air sévère. Il n’a que vingt-quatre ans et sa femme est enceinte.
Honteuse, Harry baissa la tête.
— J’ai jamais voulu ça… Pour moi, c’était juste une petite visite de rien du tout.
Dillon secoua la tête.
— Tu ne sèmes pas seulement la pagaille dans les ordinateurs, tu empoisonnes la vie des gens.
— Je suis désolée, murmura-t-elle, toujours incapable de le regarder.
— Maintenant, parle-moi des autres systèmes que tu as endommagés.
Cette fois, elle redressa la tête.
— J’avais jamais fait ça avant ! s’écria-t-elle. J’abîme rien, je jette un coup d’œil, c’est tout.
Il la considéra durant quelques instants sans qu’elle parvienne à deviner s’il la croyait ou non. Enfin, il jeta le tournevis sur le bureau et croisa de nouveau les bras comme s’il avait pris une décision.
— D’accord, j’ai vu comment tu procédais. Maintenant, j’aimerais savoir pourquoi tu t’es lancée dans le hacking.
— Mais je te l’ai déjà dit !
— Non. Tout à l’heure, tu t’es défilée. Alors vas-y, explique-moi.
Harry nageait en pleine confusion. Quel genre d’explication attendait-il de sa part ? Elle avait l’impression de se retrouver au lycée, en face d’un professeur lui posant toute une série de questions afin de l’amener à formuler une seule réponse. Mais laquelle ?
Toujours décontenancée, elle s’efforça d’analyser ce qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle réussissait un tour de force informatique.
— D’accord. En fait, je pense que ça me plaît de contourner les accès et d’aller où je devrais pas.
— Donc, tu aimes prendre des risques. Pourquoi ? Ça te donne un sentiment de puissance, c’est ça ?
Harry songea aux picotements qui lui parcouraient la nuque lorsqu’elle était sur le point de d’infiltrer un système. Elle songea aux décharges d’adrénaline qui lui fouettaient le sang quand elle réussissait à déverrouiller le dernier portail donnant accès à un réseau. Dillon avait raison : le hacking lui procurait un sentiment de puissance inégalé. Il y avait cependant une autre force à l’œuvre.
— Sûrement, oui, répondit-elle. Mais avant tout, je refuse de croire les autres quand ils prétendent que je peux pas pénétrer dans un système. C’est pas parce qu’ils le disent que c’est vrai…
Elle se frotta le nez en essayant de démêler ses pensées.
— Je sais que si je m’y colle assez longtemps, je trouverai forcément le moyen d’entrer.
— Alors c’est l’aspect technique qui te motive ? Tu tiens à comprendre comment ça marche ?
— Ben oui. C’est comme…
Hésitante, elle leva les yeux vers lui.
— C’est comme si je devais découvrir une vérité.
Une lueur fit briller les prunelles de Dillon.
— Tout juste. Le hacking, c’est avant tout la recherche de la vérité.
Les coudes sur les genoux, il se pencha en avant et joignit les mains. Son visage n’était plus qu’à quelques centimètres de celui de Harry.
— Les gens s’imaginent que le hacking répond à un besoin de destruction alors que rien n’est plus faux. C’est une démarche qui consiste à explorer la technologie, à essayer d’en repousser les limites et à partager ses connaissances avec d’autres passionnés. Un vrai hacker tente toujours d’aller au-delà de ce qui est écrit dans les livres ou de ce qu’on lui a appris, de trouver des solutions quand le mode de pensée conventionnel conduit à une impasse.
Il riva son regard au sien.
— Le hacking est une bonne chose, Harry. Même si certaines personnes le détournent à des fins malhonnêtes.
Brusquement, il lui saisit les mains. Aussitôt, elle sentit ses joues s’empourprer tandis que son cœur s’affolait.
— Le hacking, c’est d’abord un état d’esprit, tu comprends ? Une approche non seulement de l’informatique mais aussi de l’existence en général.
Peut-être pour mieux souligner ses propos, il lui pressa les doigts sans la quitter des yeux.
— Ne te laisse pas étouffer par l’opinion des autres. N’accepte jamais qu’ils t’imposent leur point de vue.
Harry l’écoutait, fascinée. Oh oui, elle se sentait étouffée par l’opinion des autres. Rabaissée par sa mère, qu’elle semblait toujours décevoir ; prisonnière d’une étiquette au lycée, où elle avait l’impression de ne pas être à la hauteur. Brusquement, Harry comprit qu’il lui expliquait comment prendre sa vie en main.
Soudain, il la relâcha et se redressa sur son siège comme s’il regrettait de s’être enflammé ainsi.
— Fin de la leçon. Merci d’avoir accepté de me parler.
Il se leva d’un bond et se dirigea vers la porte.
— Inutile de me raccompagner, je trouverai la sortie.
Stupéfaite de ce revirement, Harry se leva à son tour.
— Attends ! Qu’est-ce que… qu’est-ce qui va se passer ?
Dillon haussa les épaules.
— Probablement rien. Je vais devoir informer tes parents de ce que tu as fait, bien sûr, mais tu n’as pas grand-chose à craindre : personne n’intentera de poursuites contre une gamine de treize ans. Je te conseille quand même de ne pas recommencer, sinon tu risques de t’attirer de sérieux ennuis.
La main sur la poignée de la porte, il posa sur elle un regard toujours fébrile.
— Un jour, j’aurai ma propre société, qui réunira les meilleurs ingénieurs du pays.
Une esquisse de sourire aux lèvres, il lui adressa un clin d’œil.
— Si tu te débrouilles pour éviter la prison, peut-être que je t’embaucherai.