21
Immobile sur le trottoir, Harry regarda s’éloigner la Jaguar d’Ashford. Une nouvelle fois, elle se demanda comment les opinions sur son père pouvaient diverger à ce point. Ami fidèle ou parent absent ; génie de la finance ou escroc ruiné… Cela dit, elle-même avait parfois du mal à s’y retrouver.
— Allez, montez !
Une Saab rouge à la ligne fuselée venait de s’arrêter devant elle, et Harry reconnut la silhouette de Jude Tiernan derrière le volant. Elle s’installa sur le siège passager puis posa sa sacoche sur ses genoux. Tiernan ne la regardait pas ; il se concentrait sur la circulation derrière lui. Sa stature de rugbyman semblait disproportionnée par rapport à l’habitacle, constata Harry en l’observant à la dérobée. Il avait posé une main sur le levier de vitesse, et sa manche de chemise retroussée révélait une montre énorme sur un avant-bras noueux. Harry ne vit pas d’alliance à son annulaire gauche.
Combien de temps encore allait-il l’ignorer ? s’interrogea-t-elle en écoutant le tic-tac du clignotant. Enfin, Jude Tiernan s’inséra dans la file de véhicules et fit un signe pour remercier le conducteur qui l’avait laissé passer. Comme le silence s’éternisait, Harry en vint à douter de pouvoir obtenir la moindre information de la part de cet individu aussi taciturne que guindé.
Soudain, il indiqua la sacoche qu’elle avait apportée.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Mon ordinateur.
— Non, je voulais parler du logo.
— Oh.
Harry effleura le sigle argenté de DefCon sur son sac. La tête de mort et la paire de tibias croisés à l’intérieur de la lettre « O », autrefois d’un noir d’encre, avaient viré au gris pâle.
— DefCon, dit-elle. C’est le nom d’un rassemblement de hackers qui a lieu tous les ans à Las Vegas. J’ai gagné cette sacoche à treize ans, lors d’un concours organisé là-bas. C’est mon père qui m’y avait emmenée.
Tiernan la gratifia d’un regard incrédule.
— Votre père vous a emmenée à un rassemblement de hackers ?
— Oui. De toute façon, il savait que je voulais absolument y aller. J’avais fait toutes sortes de projets farfelus pour sortir du pays au milieu de la nuit. Quelques jours plus tôt, j’avais attrapé une bonne laryngite mais il en aurait fallu plus pour me décourager. Finalement, c’est ma sœur qui a vendu la mèche et, au lieu de se mettre en colère, papa a décidé de m’offrir le voyage.
Le souvenir l’amena à sourire. DefCon était l’un des plus célèbres congrès annuels de hackers, et au début la perspective de s’y présenter en compagnie d’un parent l’avait embarrassée au plus haut point. Pourtant, dès que son père et elle étaient arrivés à l’hôtel Alexis pour s’inscrire aux conférences, toute sa morosité avait disparu. Et pour cause : à treize ans, elle débarquait en plein cœur du Strip de Las Vegas, où les néons clignotaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où il régnait une chaleur presque suffocante. Le hall de l’établissement grouillait de hackers en herbe, et une vague d’excitation l’avait submergée à la pensée de participer à l’événement.
Avide d’absorber un maximum de détails, elle avait observé la foule. A cette époque, le territoire des hackers était encore largement dominé par le sexe masculin. Des énergumènes arborant tatouages et blousons de cuir se mêlaient à des jeunes qui semblaient avoir été habillés par leur mère. Certains, assis par groupes, discutaient des derniers outils à la disposition des hackers, tandis que d’autres étaient déjà ivres à deux heures de l’après-midi.
Il y avait deux files devant le bureau des inscriptions, l’une pour les chapeaux blancs, l’autre pour les chapeaux noirs. Père et fille avaient pris place dans la première, plus respectable, mais Harry ne cessait de couler des regards fascinés vers les mauvais garçons dans l’autre. Alors qu’elle les écoutait fanfaronner, elle avait reconnu certains des plus redoutables pirates informatiques de son temps.
« T’as vu ce gars, là-bas ? avait-elle dit à son père en le poussant du coude. Celui qui est habillé tout en noir ? Il se fait appeler Tomahawk. Il a réussi à s’introduire dans le réseau téléphonique d’AT&T. »
Elle l’avait tiré par la manche.
« Et le garçon à côté de lui, qui a la tête d’un premier de classe… C’est Apollo. Ils affirment tous les deux avoir infiltré le système du FBI. »
Malgré ses efforts pour s’exprimer d’un ton neutre, une note d’admiration perçait dans sa voix. Elle espérait cependant que son père croirait à un effet de la laryngite.
Durant quelques instants, il l’avait contemplée d’un air pensif. Puis, la prenant par le bras, il l’avait entraînée vers la file des chapeaux noirs.
« Pourquoi ne pas vivre dangereusement ? » avait-il lancé.
Un coup de klaxon ramena Harry au présent. Ils avaient déjà parcouru une bonne distance, constata-t-elle, et l’aéroport n’était plus très loin.
A un certain moment, Jude Tiernan ralentit pour laisser une fourgonnette se glisser dans le flot des véhicules. Harry observa discrètement son profil, notant les reflets blonds dans ses cheveux bruns. Elle était prête à parier qu’il conduisait toujours de la même façon : tout en courtoisie, sans esbroufe, et à une allure digne d’une tortue.
— Vous n’accélérez jamais ? le taquina-t-elle.
— Pas quand il y a autant de circulation. Ça ne sert à rien. De toute façon, la vitesse, ce n’est pas prudent.
Harry leva les yeux au ciel.
— C’était quel genre de concours ? reprit-il.
— Pardon ?
— La sacoche. Vous avez fait quoi pour la gagner ?
— Oh. C’était une compétition de social engineering.
Devant le regard vide qu’il lui opposait, elle expliqua :
— Le social engineering est une technique utilisée par les hackers pour amener les gens à leur livrer des informations confidentielles. En somme, c’est un peu comme pirater les êtres humains…
Jude haussa un sourcil.
— Ça me paraît douteux sur le plan de l’éthique, non ?
— Oh, ça l’est ! Et c’est d’autant plus excitant, répliqua-t-elle, incapable de résister à l’envie de le provoquer.
Sans quitter des yeux la route devant lui, il demanda :
— Et donc, vous avez fait quoi ?
— Eh bien, on nous a donné à tous un nom et un numéro de téléphone. Le premier candidat à obtenir les références du compte bancaire de son interlocuteur et son code de carte de crédit devait remporter la compétition.
— Ça ressemble à un entraînement pour futurs artistes de l’escroquerie…
— Peut-être, oui.
Harry vit un avion descendre vers le sol, se préparant manifestement à l’atterrissage. L’aéroport était désormais tout proche.
— Allez-y, insista Tiernan. Expliquez-moi comment vous vous y êtes prise.
— Bah, ça n’a pas été trop difficile. J’ai appelé ce gars en me présentant comme une employée de sa banque, du service de prévention des fraudes. Ma laryngite me donnait une voix plus grave, plus adulte, si bien que je n’ai pas eu de mal à le convaincre. Je lui ai raconté que le code de sa carte de crédit avait servi à effectuer des retraits en pleine nuit la semaine précédente, pour un montant total de plus de trois mille dollars, et que je voulais voir avec lui s’il n’y avait pas de problèmes. Le pauvre a manqué tomber dans les pommes.
— Je le comprends !
— Oh, je me suis montrée très compréhensive, tout en soulignant qu’il était responsable des débits sur son compte. Après, j’ai glissé que pour cette fois je pourrais peut-être enfreindre le règlement et effacer la dette. Je me suis arrangée pour le convaincre que je lui rendais un immense service. Il n’avait qu’à me donner les références de son compte, ainsi que son code PIN, et je me débrouillerais pour annuler les transactions. Je peux vous dire qu’il ne s’est pas fait prier !
Jude Tiernan secoua la tête. Son expression sévère en disait long sur ce qu’il pensait de la méthode employée.
— C’est ce qui vous a permis de gagner ?
— Pour être honnête, je suis arrivée deuxième. En fin de test, j’ai passé trop de temps à essayer de rassurer mon interlocuteur, à lui expliquer qu’il s’agissait juste d’un exercice de sécurité. Et je lui ai fait la leçon. Franchement, il avait manqué de prudence !
A son tour, Harry secoua la tête en laissant échapper une exclamation réprobatrice.
— Jamais personne ne devrait donner des informations de ce genre par téléphone. Lui, il n’est pas près de recommencer, c’est sûr.
Sentant le regard de son voisin peser sur elle, Harry tourna la tête vers lui.
— Vous savez, ce n’est pas pour parler de tout ça que j’ai voulu vous voir, dit-elle. Et malheureusement, nous sommes presque arrivés.
Il la considéra durant quelques instants comme s’il révisait son opinion sur elle.
— Ne vous inquiétez pas, on a largement le temps, déclara-t-il enfin.
— Ah bon ? Je croyais que vous aviez un avion à prendre…
— Pas au sens où vous l’entendez.