Immobile sur le trottoir, Harry regarda s’éloigner
la Jaguar d’Ashford. Une nouvelle fois, elle se demanda comment les
opinions sur son père pouvaient diverger à ce point. Ami fidèle ou
parent absent ; génie de la finance ou escroc ruiné… Cela dit,
elle-même avait parfois du mal à s’y retrouver.
— Allez, montez !
Une Saab rouge à la ligne fuselée venait de
s’arrêter devant elle, et Harry reconnut la silhouette de Jude
Tiernan derrière le volant. Elle s’installa sur le siège passager
puis posa sa sacoche sur ses genoux. Tiernan ne la regardait
pas ; il se concentrait sur la circulation derrière lui. Sa
stature de rugbyman semblait disproportionnée par rapport à
l’habitacle, constata Harry en l’observant à la dérobée. Il avait
posé une main sur le levier de vitesse, et sa manche de chemise
retroussée révélait une montre énorme sur un avant-bras noueux.
Harry ne vit pas d’alliance à son annulaire gauche.
Combien de temps encore allait-il l’ignorer ?
s’interrogea-t-elle en écoutant le tic-tac du clignotant. Enfin,
Jude Tiernan s’inséra dans la file de véhicules et fit un signe
pour remercier le conducteur qui l’avait laissé passer. Comme le
silence s’éternisait, Harry en vint à douter de pouvoir obtenir la
moindre information de la part de cet individu aussi taciturne que
guindé.
Soudain, il indiqua la sacoche qu’elle avait
apportée.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Non, je voulais parler du logo.
— Oh.
Harry effleura le sigle argenté de DefCon sur son sac. La tête de mort et la paire de
tibias croisés à l’intérieur de la lettre « O »,
autrefois d’un noir d’encre, avaient viré au gris pâle.
— DefCon, dit-elle. C’est le nom d’un
rassemblement de hackers qui a lieu tous les ans à Las Vegas. J’ai
gagné cette sacoche à treize ans, lors d’un concours organisé
là-bas. C’est mon père qui m’y avait emmenée.
Tiernan la gratifia d’un regard incrédule.
— Votre père vous a emmenée à un rassemblement de
hackers ?
— Oui. De toute façon, il savait que je voulais
absolument y aller. J’avais fait toutes sortes de projets farfelus
pour sortir du pays au milieu de la nuit. Quelques jours plus tôt,
j’avais attrapé une bonne laryngite mais il en aurait fallu plus
pour me décourager. Finalement, c’est ma sœur qui a vendu la mèche
et, au lieu de se mettre en colère, papa a décidé de m’offrir le
voyage.
Le souvenir l’amena à sourire. DefCon était l’un
des plus célèbres congrès annuels de hackers, et au début la
perspective de s’y présenter en compagnie d’un parent l’avait
embarrassée au plus haut point. Pourtant, dès que son père et elle
étaient arrivés à l’hôtel Alexis pour s’inscrire aux conférences,
toute sa morosité avait disparu. Et pour cause : à treize ans,
elle débarquait en plein cœur du Strip de Las Vegas, où les néons
clignotaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où il régnait
une chaleur presque suffocante. Le hall de l’établissement
grouillait de hackers en herbe, et une vague d’excitation l’avait
submergée à la pensée de participer à l’événement.
Avide d’absorber un maximum de détails, elle avait
observé la foule. A cette époque, le territoire des hackers
était encore largement dominé par le sexe masculin. Des énergumènes
arborant tatouages et blousons de cuir se mêlaient à des jeunes qui
semblaient avoir été habillés par leur mère. Certains, assis par groupes, discutaient
des derniers outils à la disposition des hackers, tandis que
d’autres étaient déjà ivres à deux heures de l’après-midi.
Il y avait deux files devant le bureau des
inscriptions, l’une pour les chapeaux blancs, l’autre pour les
chapeaux noirs. Père et fille avaient pris place dans la première,
plus respectable, mais Harry ne cessait de couler des regards
fascinés vers les mauvais garçons dans l’autre. Alors qu’elle les
écoutait fanfaronner, elle avait reconnu certains des plus
redoutables pirates informatiques de son temps.
« T’as vu ce gars, là-bas ? avait-elle
dit à son père en le poussant du coude. Celui qui est habillé tout
en noir ? Il se fait appeler Tomahawk. Il a réussi à
s’introduire dans le réseau téléphonique d’AT&T. »
Elle l’avait tiré par la manche.
« Et le garçon à côté de lui, qui a la tête
d’un premier de classe… C’est Apollo. Ils affirment tous les deux
avoir infiltré le système du FBI. »
Malgré ses efforts pour s’exprimer d’un ton
neutre, une note d’admiration perçait dans sa voix. Elle espérait
cependant que son père croirait à un effet de la laryngite.
Durant quelques instants, il l’avait contemplée
d’un air pensif. Puis, la prenant par le bras, il l’avait entraînée
vers la file des chapeaux noirs.
« Pourquoi ne pas vivre
dangereusement ? » avait-il lancé.
Un coup de klaxon ramena Harry au présent. Ils
avaient déjà parcouru une bonne distance, constata-t-elle, et
l’aéroport n’était plus très loin.
A un certain moment, Jude Tiernan ralentit
pour laisser une fourgonnette se glisser dans le flot des
véhicules. Harry observa discrètement son profil, notant les
reflets blonds dans ses cheveux bruns. Elle était prête à parier
qu’il conduisait toujours de la même façon : tout en
courtoisie, sans esbroufe, et à une allure digne d’une
tortue.
— Vous n’accélérez jamais ? le
taquina-t-elle.
— Pas quand il y a autant de circulation. Ça ne
sert à rien. De toute façon, la vitesse, ce n’est pas
prudent.
— C’était quel genre de concours ?
reprit-il.
— Pardon ?
— La sacoche. Vous avez fait quoi pour la
gagner ?
— Oh. C’était une compétition de social
engineering.
Devant le regard vide qu’il lui opposait, elle
expliqua :
— Le social engineering est une technique utilisée
par les hackers pour amener les gens à leur livrer des informations
confidentielles. En somme, c’est un peu comme pirater les êtres
humains…
Jude haussa un sourcil.
— Ça me paraît douteux sur le plan de l’éthique,
non ?
— Oh, ça l’est ! Et c’est d’autant plus
excitant, répliqua-t-elle, incapable de résister à l’envie de le
provoquer.
Sans quitter des yeux la route devant lui, il
demanda :
— Et donc, vous avez fait quoi ?
— Eh bien, on nous a donné à tous un nom et un
numéro de téléphone. Le premier candidat à obtenir les références
du compte bancaire de son interlocuteur et son code de carte de
crédit devait remporter la compétition.
— Ça ressemble à un entraînement pour futurs
artistes de l’escroquerie…
— Peut-être, oui.
Harry vit un avion descendre vers le sol, se
préparant manifestement à l’atterrissage. L’aéroport était
désormais tout proche.
— Allez-y, insista Tiernan. Expliquez-moi comment
vous vous y êtes prise.
— Bah, ça n’a pas été trop difficile. J’ai appelé
ce gars en me présentant comme une employée de sa banque, du
service de prévention des fraudes. Ma laryngite me donnait une voix
plus grave, plus adulte, si bien que je n’ai pas eu de mal à le
convaincre. Je lui ai raconté que le code de sa carte de crédit
avait servi à effectuer des retraits en pleine nuit la semaine
précédente, pour un montant total de plus de trois mille dollars,
et que je voulais voir avec
lui s’il n’y avait pas de problèmes. Le pauvre a manqué tomber dans
les pommes.
— Je le comprends !
— Oh, je me suis montrée très compréhensive, tout
en soulignant qu’il était responsable des débits sur son compte.
Après, j’ai glissé que pour cette fois je pourrais peut-être
enfreindre le règlement et effacer la dette. Je me suis arrangée
pour le convaincre que je lui rendais un immense service. Il
n’avait qu’à me donner les références de son compte, ainsi que son
code PIN, et je me débrouillerais pour annuler les transactions. Je
peux vous dire qu’il ne s’est pas fait prier !
Jude Tiernan secoua la tête. Son expression sévère
en disait long sur ce qu’il pensait de la méthode employée.
— C’est ce qui vous a permis de
gagner ?
— Pour être honnête, je suis arrivée deuxième. En
fin de test, j’ai passé trop de temps à essayer de rassurer mon
interlocuteur, à lui expliquer qu’il s’agissait juste d’un exercice
de sécurité. Et je lui ai fait la leçon. Franchement, il avait
manqué de prudence !
A son tour, Harry secoua la tête en laissant
échapper une exclamation réprobatrice.
— Jamais personne ne devrait donner des
informations de ce genre par téléphone. Lui, il n’est pas près de
recommencer, c’est sûr.
Sentant le regard de son voisin peser sur elle,
Harry tourna la tête vers lui.
— Vous savez, ce n’est pas pour parler de tout ça
que j’ai voulu vous voir, dit-elle. Et malheureusement, nous sommes
presque arrivés.
Il la considéra durant quelques instants comme
s’il révisait son opinion sur elle.
— Ne vous inquiétez pas, on a largement le temps,
déclara-t-il enfin.
— Ah bon ? Je croyais que vous aviez un avion
à prendre…
— Pas au sens où vous l’entendez.