CHAPITRE XXI











A’Nko regarda l’écran de contrôle. Il sursauta. Non, lorsqu’il avait perçu le signal lumineux attestant qu’un visiteur se présentait à la porte du laboratoire, il ne s’attendait pas à voir R’Hur.

Car c’était lui, l’ancien chef de l’assemblée collégiale. A’Nko l’introduisit dans son bureau, le pria de s’asseoir, et fronça les sourcils. Il s’exprima naturellement dans sa propre langue :

— Votre visite m’étonne profondément, R’Hur. Quelque chose ne va pas ?

— Oui, je suis déshonoré. Les Terriens m’ont obligé à démissionner et je n’ai pas été réélu. Cet état de choses m’affecte énormément, à un tel point qu’elle provoque des troubles en moi, des troubles psychiques. Je suis décidé à me supprimer.

— Comment ? sursauta le savant.

Jamais un Zond ne s’était exprimé ainsi. Le suicide n’existait pas sur Borh, ou plus exactement, les habitants de la planète, heureux, ne songeaient pas à cette solution extrême. Qui aurait pu les pousser à cette funeste tentative ?

— Cette maladie mentale, qui vient de la Terre, murmura A’Nko, gagnerait-elle Borh ?

— Possible, admit R’Hur. Il faut que quelqu’un commence. Nous prenons les habitudes des Terriens, puisque nous avions caressé le projet de vivre comme eux, de copier leur système d’organisation. Peut-être, au fond, a-t-il mieux valu que les choses se passent autrement.

— Oui, pour le bien de Borh, assura le confrère de C’Lha.

— Je connais votre antipathie pour mon projet, alors que j’étais chef de l’assemblée. Je n’y reviendrai pas. Le passé est enterré. Mais j’ai quand même le droit de me détruire, d’une façon ou d’une autre. La loi ne me l’interdit pas. Tandis que si nous avions pris des mesures autoritaires, ce geste désespéré aurait pu être évité.

— Je n’apprécie guère votre sacrifice, grimaça A’Nko. Si vous mourez pour votre cause, je ne vous approuverai pas. Qu’espérez-vous de moi ?

— Oh ! la simple application de la loi, ironisa R’Hur. Je voudrais ramener les Terriens chez eux.

D’habitude, quand un Zond exprimait un désir, personne ne posait de questions. A’Nko respecta cette règle, mais en lui-même il se demanda quelles idées traversaient R’Hur. Nul doute, l’ancien dirigeant aigri cherchait à gagner la Terre.

— Vous m’accordez cette faveur ? insista R’Hur.

— Je ne peux pas vous la refuser, d’autant que Jans et ses compagnons sont encore ici.

— J’étais ancien pilote d’astronef, précisa le membre déchu de l’assemblée collégiale, en exhibant un certificat. J’aurai donc le droit de conduire un véhicule.

— Exact, dit le savant en jetant un rapide coup d’œil sur le diplôme. Vos capacités, en matière de navigation spatiale, vous autorisent à utiliser un astronef. Quand partirez-vous ?

— Le plus tôt possible.

— Bien, je préviendrai Jans et ses compagnons.

R’Hur pivota sur ses talons. Avant qu’il ne franchisse la porte, A’Nko le rappela :

— Je suppose, d’après vos déclarations, que vous ne reviendrez jamais.

— Suis-je obligé de répondre ?

— Non.

— Alors, souligna R’Hur, je me tais. Mes projets personnels ne concernent que moi. Je me détruirai sûrement lorsque j’aurai ramené les humains sur leur planète.

Quand l’ancien dirigeant fut parti, A’Nko convoqua C’Lha dans son bureau. Il lui fit entendre la bande magnétique qui avait enregistré la conversation des deux Zonds.

— Qu’en pensez-vous ?

— Ma foi, avoua C’Lha, hésitant, les allures de R’Hur sont suspectes.

— Oui, ça ne m’inquiète pas. Par contre, j’ai singulièrement réfléchi à propos du retour des humains sur leur planète. Ce retour pose des problèmes. Si on croyait Jans et ses compagnons, lorsqu’ils raconteront leur odyssée ? Ils appuieront leur récit sur quelque chose de concret : l’annonce. dans les journaux américains…

— Eh bien ?

— Eh bien ! C’Lha, toute la Terre risque d’apprendre que nous l’espionnons depuis des dizaines et des dizaines d’années.



*

* *



Le biologiste soviétique, revêtu d’une blouse blanche, se pencha davantage sur l’organe qu’il disséquait. A l’aide d’une pince, il retira un microélectrode.

Il appela ses collègues. Bientôt, ils furent quatre autour de la table de vivisection. Leurs visages reflétaient un étonnement profond.

— Vous connaissez beaucoup de Terriens qui se promènent avec des micro-électrodes dans le corps ? dit le premier biologiste russe.

— Non, apparemment.

— Ça prouve indéniablement que nous avons affaire à une race extra-planétaire. J’ai d’ailleurs retrouvé des micro-électrodes dans tous les autres organes.

Les savants de l’institut biologique de Moscou redressèrent vivement la tête. La découverte était d’importance.

— Des créatures d’un autre monde ?

— Oui, affirma le premier biologiste. D’autres éléments le confirment. D’abord, les débris de ce véhicule retrouvés en Sibérie, près de Berezov. L’étude des particules métalliques se poursuit, mais les conclusions des experts sont formelles, d’ores et déjà : l’alliage de l’engin n’est pas de conception terrestre. D’autre part, les fragments vestimentaires que nous avons pu réunir ont permis de reconstituer un vêtement de tissu synthétique, de couleur bleue, une sorte de tunique descendant jusqu’aux genoux, et un pantalon collant. Les neuf occupants du véhicule portaient ce même costume.

Le plus âgé des biologistes hocha la tête gravement. L’affaire dépassait le cadre de leurs études habituelles et excitait les esprits.

— Pourtant, remarqua-t-il, l’un d’eux ne portait aucun micro-électrode dans son organisme. C’est le premier que nous avons examiné. Aussi jugez de notre étonnement lorsque, sur les huit autres cadavres, nous avons découvert ces minuscules objets implantés dans les chairs.

— Bizarre, dit un autre savant. Ces créatures nous ressemblent étrangement. Elles possèdent les mêmes organes, le même mode d’assimilation.

La nouvelle ahurissante se répandit très vite sur la Terre, par toutes les voies de diffusion. Un avion militaire soviétique, en patrouille, avait repéré les débris d’un étrange engin près de Berezov, en Sibérie. Aussitôt, il avait alerté les autorités.

L’engin était méconnaissable. Il s’était littéralement empalé dans la terre, à une vitesse extraordinaire. Disloqué, fracassé, il béait de toutes parts. A l’intérieur, gisaient neuf cadavres aux os brisés, aux membres arrachés, aux visages défigurés.

Bien entendu, personne ne fit le rapprochement avec Jans et ses compagnons. R’Hur était parmi les cadavres. Il s’était suicidé, comme il en avait manifesté le désir, et il avait entraîné les Terriens dans sa mort. Ainsi, il se vengeait de ces humains qui avaient provoqué sa démission, et celle de l’assemblée qu’il présidait.

Pour les biologistes de Moscou, les neuf créatures retrouvées en Sibérie venaient d’un autre système solaire. Leur astronef s’était écrasé sur la Terre, soit par suite d’une fausse manœuvre, soit accidentellement.



*

* *



A’Nko laissa échapper un sourire de satisfaction. Les nouvelles qu’il avait apprises tout récemment le comblaient :

— Vous savez, C’Lha, que R’Hur s’est écrasé sur la Terre avec son astronef ? Il a tenu sa promesse. Il s’est suicidé.

— Oui, mais Jans et ses compagnons ?

— Morts. R’Hur a obéi à nos directives.

C’Lha ne montrait pas le même enthousiasme que son collègue. La fin tragique des huit humains l’affligeait, alors qu’apparemment elle réjouissait A’Nko.

— Etait-ce utile de condamner ces huit malheureux ?

— Nécessaire, C’Lha, nécessaire à notre sécurité. Songez que si leurs congénères avaient pris au sérieux leur récit, ils auraient cherché par tous les moyens à contrarier la mission de nos agents. Ils auraient opéré de vastes enquêtes et peut-être nous auraient-ils démasqués. Tandis que, maintenant, ils n’opèrent même pas le rapprochement entre l’astronef écrasé en Sibérie et l’annonce sur les journaux américains. Ils n’ont pas reconnu Jans et ses compagnons.

A’Nko se passa la main sur le menton et hocha la tête.

— Bien sûr, j’aurais préféré que Kassel et les autres restent sur Borh. Nous avons apprécié leur collaboration involontaire. Mais ils n’ont pas su accepter la chance que nous leur donnions. Ils ne pouvaient être morts et vivants à la fois. Ils ont choisi librement.

Machiavélique, le Zond s’approcha de la baie et contempla la ville léchée par l’océan. Au-delà, bien au-delà, à des milliers de kilomètres, sous un climat torride, infernal, ce même océan inondait de spasmes mouillés la côte du septième continent, terre inviolable, domaine des Ksiss et des Fargs.











FIN