CHAPITRE PREMIER
Edward Jans reposa son verre d’orangeade sur la table puis se replongea dans la lecture du journal. Il était distant, lointain, rêveur. Son front soucieux se plissait constamment et la fixité de son regard prouvait qu’un grave problème le préoccupait.
Sa femme savait qu’il était déprimé, pour tout dire, qu’il se remettait mal d’une dépression nerveuse. D’un coup, son activité s’était arrêtée, comme une pendule privée de son ressort. Il demeurait taciturne, inquiet, malgré les tranquillisants dont il se bourrait.
Jane soupira, navrée par cet état de choses qui durait depuis plusieurs semaines, et aucun symptôme d’amélioration ne s’annonçait.
— Tu veux une autre orangeade ?
Il secoua négativement la tête. Il parlait peu, très peu, le moins souvent possible. Il restait plutôt prostré, immobile, silencieux. Il se repliait sur lui-même.
Elle tenta une diversion :
— Tu sembles bien absorbé par le journal.
— Oui. J’ai trouvé un truc intéressant.
— Reprendrais-tu goût à la vie ? dit Jane avec espoir, le cœur battant.
Il haussa les épaules et se montra décevant. Son front ne se dérida pas.
— Bah ! La vie…
— Tais-toi ! supplia-t-elle. Tu me fais mal chaque fois que tu abordes ce chapitre. Tu voudrais te détruire que tu ne parlerais pas autrement. Tu guériras. Tu as trop travaillé ces dernières années. Tu devrais partir en vacances.
Il repoussa cette solution. Non, il était bien, chez lui. Comme il se cantonna à nouveau dans le mutisme, Jane n’insista pas et emporta le verre vide. Quand elle insistait, cela tournait généralement au drame. Edward s’emportait, se fâchait, son visage se crispait, se creusait dangereusement. Il se trouvait dans un état d’hypersensibilité et il fallait tout le tact, tout le doigté, et la patience, de sa femme pour ne pas envenimer une situation déjà déplorable.
Jans s’assura que son épouse était à la cuisine. Il l’entendit remuer de la vaisselle. Alors il gagna son bureau, s’assit dans le fauteuil, et posa le journal devant lui, ouvert à une certaine page.
Il décrocha le téléphone et composa un numéro sur le cadran. Il attendit à peine une minute. A l’autre bout du fil, il perçut la voix un peu aigrelette de son correspondant.
— Allô ? Je vous écoute.
— Whit 05-43 ? Je vous appelle au sujet de votre annonce parue ce matin dans le Sun. Oui, ça m’intéresserait… Comment dites-vous ? D’accord, je note votre adresse et je passerai dans la journée.
Il raccrocha, plia le journal et l’enfouit dans la poche de sa veste. Il cria, en traversant le hall :
— Je sors. Je ne sais pas quand je rentrerai.
Jane jaillit de la cuisine comme un boulet de canon. Elle entendait cette phrase tous les jours, invariablement.
— Très bien, Edward, fit-elle, résignée. Je t’attendrai pour le dîner.
Il sortit sans explications. Sur le palier, il contempla sombrement la plaque de cuivre fixée à la porte :
« Docteur Edward Jans. Médecine générale. Consultations tous les jours sauf samedi, de 13 h à 16 heures. »
Puis, au-dessous, Jane avait collé une étiquette très explicite :
« Le docteur ne reçoit pas actuellement. »
Elle en avait assez d’ouvrir journellement la porte aux clients et de leur rabâcher toujours la même chose. Les gens admettaient mal qu’un docteur puisse interrompre son activité pour cause de maladie. Pourtant !…
Edward négligea l’ascenseur. Il descendit à pied les deux étages. Dans la rue inondée de soleil, il héla un taxi et donna une adresse en banlieue.
Le taxi traversa presque complètement New York. Cette foule grouillante sur les trottoirs, cette circulation intense, donnaient le vertige au médecin. Il ferma les yeux et il les rouvrit brusquement lorsque le chauffeur cria, croyant que son passager dormait réellement :
— Nous sommes arrivés, monsieur.
Le taxi parti, Jans resta seul devant la villa d’allure peu engageante. Une villa à un étage, un peu délabrée, vieillotte, entourée d’un parc aux arbres mal taillés. Même pas des arbres, un bosquet épais, inextricable, où les mauvaises plantes et les ronces s’enchevêtraient.
Une profonde impression d’abandon émanait de cette demeure construite en vieilles pierres. Pourtant, c’était là. Edward ressassait l’adresse dans sa tête et il se souvenait très bien de la voix un peu aigrelette entendue au téléphone.
Le portail rouillé grinça quand il poussa le battant. De l’herbe sèche envahissait l’allée et craquait sous les pieds. Août était particulièrement chaud et sec.
Jans épongea son front mouillé de sueur. En mémoire, il relut la petite annonce du Sun, juste un entrefilet de quelques lignes noyé au milieu d’une page. Mais une annonce extraordinaire, inhabituelle, en tout cas insolite :
« Déprimés, anxieux, neurasthéniques, candidats au suicide, nous vous offrons une chance. Une vie nouvelle, saine, aventureuse, avec certitude d’un retour à un équilibre psychique normal. Téléphoner à Whit 05-43. »
Vaste plaisanterie ou leitmotiv d’une organisation sérieuse ? La porte s’ouvrit et un homme parut, pas très jeune, avec une petite barbe grise, des yeux extrêmement brillants. Jans discerna beaucoup de vitalité dans cet organisme prématurément vieilli. Une vitalité plus intellectuelle que physique.
L’inconnu, au crâne chauve, portait des lunettes. y Il esquissa une courbette devant le visiteur et l’invita à pénétrer dans un bureau d’aspect aussi délabré, aussi vieillot que la maison elle-même. Ni l’homme, ni le décor, n’incitaient à la confiance.
Le type à lunettes parla et le praticien reconnut la voix aigrelette du téléphone.
— Asseyez-vous. Comment vous appelez-vous ?
— Edward Jans, docteur en médecine.
— Votre âge ?
— Quarante-sept ans.
— Pourquoi désirez-vous en finir avec la vie ?
Edward hésita quelques secondes, puis il se lança à corps perdu dans la filière dont il venait de franchir un des premiers éléments. Il ignorait ce qui l’attendait, ce que les annonceurs voulaient de lui. Ce plongeon dans l’inconnu ne l’effrayait pas. Au contraire, il s’en délectait, oubliant ses préoccupations.
— La vie ne m’a pas apporté les satisfactions que j’attendais, expliqua-t-il. Je ne critique pas ma femme, Jane. Elle a été pour moi une excellente épouse. Non, je parle de la vie en général, de son rythme épuisant, étourdissant. Une sorte de monstruosité, dévoreuse de substance nerveuse, qui vous vide, vous extirpe votre énergie.
Il fixa son interlocuteur, attentif, d’un air las :
— Que pouvez-vous pour moi ?
— Beaucoup. Cependant, avant de prendre une décision à votre sujet, une enquête s’avérera nécessaire. Rassurez-vous. Nos services fonctionnent avec célérité et cette formalité exigera très peu de temps. Quelques heures.
L’homme à lunettes joignit ses mains fines et soupira. Son travail consistait à éloigner les charlatans, les amateurs de sensations fortes, voire les simples curieux.
— Vous voulez vraiment vous suicider ?
— Bien sûr, protesta Edward avec impatience. Sinon votre annonce ne m’aurait pas intéressé.
— Nous saurons si vous pensez ce que vous dites, car nos méthodes de détection sont infaillibles. Conformément au contrat qui vous liera avec nous, nous vous informons que nous ne répondrons à aucune de vos questions concernant votre avenir. C’est clair ? D’ailleurs, si vous ne tenez pas à la vie, à quoi bon vous tourmenter pour ce qui vous arrivera ? De toute manière, vous vivrez d’une façon différente de celle qui était la vôtre jusque-là. Je ne peux pas vous en dire davantage.
— Beaucoup de personnes sont intéressées par votre annonce ?
— Je ne sais pas. Vous êtes notre premier client. Je pense que généralement, avant de nous téléphoner, les candidats réfléchissent sur la portée exacte de nos intentions.
Jans haussa les épaules. Il ne reculerait pas. Ce qui l’attendait ne pouvait pas être pire que la mort.
— Franchement, je cherche une échappatoire à ma maladie. Le suicide semble répondre à ce vœu.
L’homme chauve se dressa. Il était bizarre et prenait parfois certaines attitudes gauches. On aurait dit qu’il jouait un rôle, qu’il n’était pas vraiment dans la peau de son personnage.
— Suivez-moi, docteur Jans.
Il conduisit Edward à travers un couloir sombre où ne parvenait même pas la lumière du jour. Puis il ouvrit une porte et l’amorce d’un escalier apparut. Plusieurs marches, en ciment, accédaient à une cave, brillamment éclairée.
Au milieu de la pièce au plafond voûté, aux murs vétustes et humides, trônait un étrange appareil. Un siège métallique surmonté d’un casque à électrodes, relié à un tableau de commandes et de contrôle.
Edward songea à un électro-encéphalographe. Mais il ne s’expliquait pas l’utilité d’un tel matériel en ces lieux. Il s’étonna :
— Exerceriez-vous une activité illicite ?
— Je vous ai averti, docteur Jans. Ne posez pas de questions. Je ne vous répondrai pas. Asseyez-vous sur le siège.
Le médecin obéit. Pendant quelques secondes, sa volonté se révolta. Il aurait presque voulu fuir, retrouver Jane. Très rapidement, son état dépressif reprit le dessus, le submergea. Il ferma les yeux et sentit qu’on lui fixait le casque à électrodes sur la tête. Un contact froid, désagréable, salement insolite.
Comme il ne sentait rien, il rouvrit les yeux. L’homme chauve s’installait devant son clavier de commandes.
— Votre annonce dans le Sun… Ne va-t-elle pas attirer la police, vu son caractère énigmatique inhabituel ?
— Probablement, opina l’inconnu sans la moindre inquiétude. Mais les policiers ne trouveront rien de compromettant. Rien qui tombe sous le coup de la loi. Soyez tranquille, nous avons pris toutes nos précautions.
Il abaissa une manette. Aussitôt, un torrent d’énergie électrique se rua dans les électrodes tandis que les isolateurs fonctionnaient parfaitement et évitaient l’électrocution du patient.
Edward éprouva de multiples picotements sur tout le corps. Il en conclut qu’il ne s’agissait pas d’un électro-encéphalographe ordinaire. Mais il ne put approfondir davantage la question. Il sombrait lentement dans une inconscience totale.