CHAPITRE IV











Les deux créatures contrôlaient plusieurs écrans. Trois, exactement. Tous transmettaient la même image, en noir et blanc, nette, d’une finesse extrême. Pourtant, la scène se déroulait à des centaines, et même des milliers de kilomètres. La technique était arrivée à une perfection maximale.

Les créatures ressemblaient aux Hommes. Elles y ressemblaient tellement qu’on s’y méprenait. Pourtant, incontestablement, elles n’appartenaient pas à la race humaine. Pas à celle de la Terre. Les costumes différaient.

A’Nko et son collègue C’Lha portaient des tuniques bleues qui leur descendaient jusqu’aux genoux. Leurs jambes étaient gainées de pantalons collants, souples, élastiques, de même couleur que les tuniques. Les vêtements provenaient d’un tissu synthétique.

A’Nko dissimulait son regard derrière des lunettes. Son crâne chauve, dénudé, sa courte barbe grise, son visage déjà ridé, prouvaient qu’il atteignait largement la soixantaine, si l’on s’en référait à la longévité d’un Terrestre. Mais ces créatures vivaient peut-être plus vieilles.

C’Lha, encore jeune, hocha la tête. Il désigna les écrans.

— Vous y comprenez quelque chose ? Pourquoi ont-ils changé de vêtements ?

Le verre biconvexe, irradié d’une lumière éblouissante, montrait deux, hommes en burnous. Ils avançaient dans le désert, sous l’implacable soleil qui brûlait le sable.

— Ils luttent contre les effets de la chaleur, expliqua A’Nko. C’est ce qui ressort de leur conversation. Les électrodes, logées dans leurs organes, nous transmettent de précieux renseignements. Dans les déserts de leur planète, les indigènes s’habillent ainsi pour se protéger du chaud et des vents de sable. Des vêtements de laine.

— Très intéressant, apprécia C’Lha. Vous pensez qu’ils s’adapteront ?

— Sans aucun doute. Ils passeront victorieusement le cap du premier test. Cela signifiera que nous aussi nous pourrons nous adapter, en copiant sur eux. Mais triompheront-ils de la maladie ? Il faut le souhaiter.

A’Nko avait le même visage que cet homme qui, un jour, avait reçu Edward Jans dans une vieille villa de banlieue, à New York. Il connaissait bien la Terre, ses habitants. Depuis de longues années, il étudiait les caractéristiques de ce monde, si semblable au sien.

C’Lha se déplaça, quitta le champ des écrans de contrôle, traversa le laboratoire, et se figea devant d’autres appareils. Des cadrans de mesure indiquaient la fiche de santé de Jans et de ses compagnons. Des enregistreurs notaient les pulsations cardiaques, le rythme respiratoire. D’autres précisaient la température du corps, l’état psychique, le mouvement des humeurs dans l’organisme et les sécrétions des glandes internes.

Un micro-émetteur, logé dans chaque Terrien, retransmettait cette multitude de renseignements à un satellite artificiel orbitant autour de la planète. Puis ce satellite-relais renvoyait les informations au sol, où, enfin, C’Lha et A’Nko les captaient.

— Ils s’éloignent de plus en plus de la grotte, nota C’Lha avec une certaine inquiétude. Ne risquent-ils pas de s’égarer ?

— Nous n’avons pas à intervenir, dit A’Nko. Nous nous sommes déjà donné beaucoup de mal pour amener jusqu’ici Jans et ses compagnons. Nous les surveillons constamment. Si vraiment ils ont besoin d’aide, à un moment, sous une forme ou sous une autre, nous ne les abandonnerons pas. Les tests ne s’avéreront probants que si nous restons en dehors des opérations. Déjà, ils sont certains d’avoir quitté leur planète.

— Que croient-ils ?

— Ils sont dépaysés. Ils espèrent ma venue. Ils ignorent évidemment que le septième continent est inhabitable. Ils en auront très vite la confirmation.

Une certaine culpabilité ombra le visage de C’Lha.

— Ils ne s’expliqueront pas pourquoi nous les avons transplantés ici, pour les offrir en pâture à la maladie. Nous sommes responsables de leurs vies.

— Leurs vies…, répéta A’Nko, pensif. Ils en ont fait don à Dieu ou au diable. Ils ont accepté leurs suicides. Nous ne les avons jamais forcés à accepter. Au contraire, nous avons même essayé de les décourager.

— Ils ignoraient leur avenir. Cette absence d’informations accroît nos responsabilités. Ils se sont livrés à nous, sans contrainte, certes, mais dans un état voisin du découragement.

— Ne revenons pas sur des méthodes que nous avons longuement étudiées avant leur application. Nous nous sommes entourés d’un maximum de garanties. Nous n’avons lésé personne. Ces hommes, ces femmes, qui répondaient à notre annonce, venaient vers nous avec espoir. Nous les avons délivrés de leur hantise, de leur débilité psychique. Ils sont guéris. Sans nous, ils auraient trouvé dans la mort la délivrance. Une enquête a prouvé qu’ils étaient tous candidats au suicide, qu’ils avaient des motifs. Etaient-ils récupérables pour leur société ? C’est possible. Mais, dans ce cas, nous n’aurions jamais pu amener un Terrestre sur le septième continent.

A’Nko fixa soudain son attention sur les trois écrans. Les deux hommes en burnous, jumelles en main, scrutaient l’horizon.

— Ils approchent du second groupe. Irrémédiablement, ils se rencontreront.

C’Lha rejoignit hâtivement son collègue. L’inquiétude burina ses traits.

— C’est grave ?

— Pas tellement. J’aurais préféré qu’ils agissent séparément, augmentant aussi leurs chances. En tout cas, nous n’interviendrons pas. Peut-être leur alliance sera-t-elle bénéfique.

Les deux créatures notèrent un changement d’attitude chez les hommes à burnous. Ceux-ci faisaient demi-tour.

— Non, ils reviennent vers leur abri, soupira C’Lha.

— Ils récidiveront, car ils sont doués d’un sens extraordinaire de l’orientation. Ils s’enfonceront plus loin, toujours plus loin dans le désert. Ils s’adaptent terriblement vite et l’esprit de conservation les anime. C’est dire qu’ils ont changé, que leur psychisme est redevenu normal.

Le bruit n’entrait pas par la fenêtre du laboratoire, grâce à une étanchéité parfaite. La large baie s’ouvrait pourtant sur une ville immense, grouillante d’activité. Les rivages d’un océan bornaient l’horizon. Et ici, la température était clémente, alors que le même soleil rôtissait le septième continent.



*

* *



Klin s’attarda auprès de son compagnon.

— Vous voulez que je vous aide, Hokness ? Appuyez-vous sur moi.

— Non…, haleta le gros homme, le front baigné de sueur. Ça ira.

Il tremblait, comme s’il avait la fièvre, et il se sentait terriblement fatigué. Il éprouvait de la difficulté à se mouvoir. Ses jambes pesaient.

Les deux hommes, drapés dans leurs burnous, avancèrent encore. Ils avaient placé des lunettes noires devant leurs yeux. La chaleur les incommodait. De temps à autre, ils buvaient à la gourde et se réhydrataient. Jans leur avait bien recommandé de boire régulièrement, et d’avaler quelques pastilles de sel.

— Dans moins d’une heure, nous serons à la grotte, dit Klin en consultant sa montre. Du courage, Hokness.

Celui-ci, parfois, titubait. Il transpirait toujours abondamment et des frissons le parcouraient.

— Je dois avoir une fièvre de cheval ! gémit-il.

— Jans mettra bon ordre à tout ça. Heureusement que nous avons un toubib.

— Ça m’a pris quand nous étions au sommet de la dune, expliqua l’industriel. Une fatigue intense.

— La chaleur…, assura Philip. Il fait soixante-dix au soleil. Il faut même être toqués pour sortir par une température pareille. Un lézard n’y résisterait pas.

Hokness s’arrêta à nouveau, essoufflé. Il était pâle, huileux, les lèvres desséchées. Il avait insisté pour accompagner Klin et Jans lui avait cédé sa place. Il voulait se rendre utile.

— La nuit, ça gèle. Il faut quand même savoir où nous sommes. La chaleur arrive immédiatement, avec l’aube. A quel moment faut-il sortir, alors ?

Le comédien serra son fusil contre lui. Il n’avait pas eu à s’en servir. Aucun animal ne hantait ce territoire torturé par la soif. Par précaution, ils évitaient les cactus, à cause des épines peut-être venimeuses, et ils passaient loin des plantes géantes.

Un soupçon envahit Klin.

— Vous êtes sûr, Hokness… Une épine de cactus ne vous a pas touché ?

— Non. Vous pensez bien que j’évitais les piquants. Comme moi, vous l’avez constaté.

Ils avaient seulement parcouru quelques kilomètres. Ils n’avaient découvert que des cactus, des plantes grasses dont certaines ressemblaient aux aloès, et des mandragores, effrayantes statues fibreuses aux racines sclérosées. L’isolement était total.

— Qu’est-ce qu’on fabrique dans ce fichu pays ? grommelait Klin qui étouffait sous son burnous. Mieux valait la mort. Oui, cent fois la mort. Ici, nous crèverons à petit feu. Nous nous dessécherons. Serions-nous en Enfer ?

Ils discernèrent un monticule de rochers, sans arbre. Leur abri. Dans la grotte, régnait une certaine fraîcheur qu’Edward Jans expliquait par la structure de la roche dont l’épaisseur jouait le rôle d’isolant thermique. Une source s’exsudait du rocher et tarissait pendant la journée. Elle coulait du crépuscule à l’aube.

Hokness trébucha et Klin le retint in extremis.

— Nous arrivons, souffla Philip.

Jans les aperçut et il accourut à leur rencontre.