CHAPITRE X
Un immense océan s’étendait à perte de vue. Ses vagues mouraient sur la grève ou cognaient contre les falaises. Un océan ou une mer. Mais en vain, Jans chercha un indice de vie.
Découragé, il glissa les jumelles dans leur étui.
— Je me demande, Klin, si nous ne nous trouvons pas sur une planète inhabitée. Dans ce cas, nous devrons nous débrouiller seuls, tout seuls.
— Mais l’inconnu de la villa de banlieue ?
— Je sais. C’est une énigme. Tout laissait croire qu’il s’agissait d’un homme de la Terre. Pourtant, nous sommes ici sur un monde inconnu, désertique.
Helen Cadwell s’était éloignée. Elle revint en courant auprès de ses compagnons. La course la rendait haletante. Son sang battait à son visage et rosissait ses joues. Au bord de mer, la température était supportable, presque délicieuse, comparée à la fournaise du désert. Une certaine fraîcheur agressait l’odorat, la peau.
La jeune étudiante tendit la main vers des falaises.
— J’ai découvert des grottes, là-bas. Ne croyez-vous pas que nous devrions chercher un abri pour la nuit ?
— Si, acquiesça le médecin. Dans deux heures, le jour s’achèvera.
Les deux hommes suivirent Helen jusqu’à l’entrée des cavernes. Celles-ci se présentaient sous forme d’anfractuosités basses. Toutes ne s’ouvraient pas au ras du sol. Sous sa voilette de tulle protecteur, le regard de la jeune fille brilla. Elle examina le sol, aux alentours. Mais elle ne découvrit aucune trace.
— Vous avez peur des hommes des cavernes ? plaisanta Philip.
— Très drôle ! grommela l’étudiante, en haussant les épaules.
— Les précautions ne s’avèrent jamais inutiles, affirma Jans. Voyez comme nous avons changé. Avant notre transfert ici, nous négligions le danger, parce qu’il n’existait pas, du moins pas sous cette forme. Nous possédons maintenant l’instinct de la conservation et ce sentiment nous pousse à des actions préventives, à des initiatives hardies.
Klin s’introduisit dans l’une des anfractuosités. Il dut se baisser et encore choisit-il une ouverture au ras du sol.
— Nous serons bien pour la nuit. Juste assez de place pour nos trois duvets.
Ils quittèrent leurs équipements. Comme il restait plus d’une heure de jour, ils en profitèrent pour explorer les cavernes. Par une habile gymnastique, Jans se hissa à plusieurs mètres du niveau du sol.
Il pénétra dans une excavation qui se continuait par un couloir rocheux. Il put se dresser, marcha quelques mètres, et eut recours à sa lampe électrique. A mesure qu’il s’enfonçait dans la galerie, l’obscurité augmentait. Quand il se retourna, il n’aperçut plus le jour. Il se trouvait environné de ténèbres.
Brusquement, il tressaillit. Quelque chose le frôla, puis il distingua un lueur verdâtre, à quelques centimètres du sol. La lueur se déplaça, s’enfuit devant lui, disparut.
Prudemment, Jans battit en retraite. Il appela Klin et Helen. Quand ils furent réunis, tous les trois. Edward expliqua le phénomène dont il avait été le témoin.
— Si, si, je me suis senti frôlé. Comme l’aile d’une chauve-souris.
— Une chauve-souris verte ? demanda Klin, perplexe.
— Verte, je n’en sais rien. En tout cas, c’était phosphorescent.
— Vous avez vu un feu follet, docteur ! dit Helen en riant.
— Ne supposez pas des bêtises ! Je n’ai décelé aucune odeur de phosphure d’hydrogène.
Philip prit la chose au sérieux. Il ne croyait guère à une plaisanterie de la part d’un homme tel que Jans. Mais celui-ci pouvait se tromper.
— Docteur… le phosphure d’hydrogène ne se dégage pas spécialement dans les marécages ?
— Non, il existe aussi dans des lieux comme les cimetières et où des matières animales se décomposent.
Klin saisit son fusil.
— Tirons la chose au clair, voulez-vous ?
Tous trois s’enhardirent. Ils franchirent l’entrée de l’excavation, après une escalade périlleuse. Quand les ténèbres les enveloppèrent complètement. Jans tendit la main.
— Là… vous voyez ?
Philip et Helen Cadwell sentirent que des gouttes de sueur humectaient leur dos et leur glaçaient la peau. Leur langue collait à leur palais. Néanmoins, ils maîtrisèrent un cri et conservèrent un certain sang-froid.
La masse verdâtre, au ras du sol, s’éloigna à nouveau dans les profondeurs de la falaise. La lampe électrique tremblait un peu entre les mains de Jans. Or, la lumière semblait effrayer la créature. Mais en était-ce une ou bien simplement une manifestation chimique ?
Par précaution, ils avaient gardé leurs voiles de tulle par-dessus leurs chapeaux et ils étaient gantés. Ils s’en félicitèrent, car soudain ils perçurent une sorte de bourdonnement, comme celui produit par un essaim d’insectes.
Jans se donna des tapes sur les bras. Il sentit qu’il écrasait quelque chose et, à la lueur de la lampe, il aperçut que sa chemise portait des taches rougeâtres. Le sang des hémiptères ! Des miliers d’hémiptères !
— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’inquiéta Klin qui, de ses bras, tentait de se protéger le visage.
— Ne vous affolez pas, conseilla Edward. Le tulle et les gants assurent une protection efficace. Les insectes essaient de nous piquer.
— S’ils ont du sang, dit Helen, les traits figés, ce ne sont pas des insectes. Mais de minuscules créatures peut-être plus perfectionnées, biologiquement.
Le médecin éclaira la voûte et les parois rocheuses du boyau, de la hauteur d’un homme. Une certaine humidité s’exsudait du rocher poreux et coulait par estafilades. L’air était chaud, irrespirable, étouffant, comme dans une serre, ou au plus épais d’une forêt.
Ils avancèrent encore, malgré l’agression incessante, invisible, des animaux ailés. La galerie s’élargit, s’évasa en forme de fer à cheval. Le souterrain s’achevait là, par de multiples alvéoles taillés dans le rocher.
Il en existait quatre rangées superposées et, dans chacune de ces petites excavations, nichait une créature phosphorescente.
Jans dirigea sa lampe sur l’alvéole le plus proche. La lumière gêna la bête verdâtre qui se réfugia au plus profond de sa tanière. Combien étaient-elles, immobiles, cachées, épiant les humains qui violaient leur domaine ?
Klin leva lentement son fusil, mais Edward s’interposa violemment, détournant le canon.
— Vous êtes fou ! Votre coup de feu risque de déclencher la fureur de ces créatures. Vous ignorez leurs possibilités.
— Bah ! dit Philip. Elles nous attaqueront, tôt ou tard.
— Ne les provoquons pas, conseilla Helen. C’est terriblement impressionnant. Vous avez remarqué ? Les hémiptères ont disparu.
Jans tendit l’oreille. Il ne surprenait plus le bourdonnement, indice des ailes frottant les unes contre les autres.
— Hum ! ils attendent, eux aussi, un moment plus favorable, sachant qu’ils ne peuvent pas nous piquer, tant que nous aurons des gants et notre masque sur le visage.
Le rayon de la lampe éclaira les cavités, l’une après l’autre. Jans en compta quarante-cinq. Il s’agissait d’un véritable nid, d’une tanière. Quelle attitude adopteraient les bêtes verdâtres ?
— Filons d’ici ! suggéra Philip. Je ne me sens pas tranquille.
— Moi non plus, approuva Helen Cadwell, tremblante, apeurée.
Les voix s’étouffaient, comme dans un tombeau, malgré l’impressionnant silence qui succédait au bourdonnement des hémiptères. Déjà, lentement, à reculons, Philip battait en retraite.
Edward le retint par le bras.
— Attendez. Je voudrais examiner davantage ces créatures.
— Sont-elles de chair, gazeuses, fluidiques ? interrogea l’étudiante.
— Je ne sais pas. De chair, sûrement, puisque, tout à l’heure, quand j’étais seul, j’ai senti que quelque chose me touchait. Leur peau émet une certaine phosphorescence. Elles possèdent de grandes ailes, comme les chauves-souris, et elles les replient sur leur tête pour se protéger de la lumière. Constatez.
Jans orienta à nouveau le faisceau de sa lampe vers un alvéole. Aussitôt, la bête se recroquevilla. Elle ne forma qu’une boule innommable, velue, car elle possédait de longs poils. Une masse informe, immobile.
Mais, brusquement, des froissements d’ailes retentirent. Klin, affolé, tendit la main.
— Là ! Là ! hurla-t-il.
Une, deux, trois de ces mystérieuses chauves-souris, ailes déployées, quittèrent leurs alvéoles et foncèrent sur les humains. Elles donnèrent le signal à un ballet extraordinaire, lourd de conséquences.
La première, Helen Cadwell chancela, bousculée par une de ces bestioles volantes dont l’envergure atteignait un mètre cinquante. Puis Klin ressentit un choc très dur à l’épaule. Enfin Jans, essayant de protéger ses yeux, glissa malencontreusement sur la roche mouillée.
De chaque niche, une créature s’envola. La caverne s’emplit d’un bruit d’ailes ouatées. Un courant d’air insolite, créé par le battement des membranes velues, et chargé d’une curieuse odeur sulfureuse, frappa le visage des Terriens.
Edward avait lâché sa lampe électrique dont le faisceau éclairait le plafond. Des ombres menaçantes dansaient dans la lumière et s’abattaient sur les hommes. Des sortes de griffes arrachèrent les voiles de tulle.
Alors, dominant le vol lourd des bêtes phosphorescentes, le bourdonnement des hémiptères reprit, comme à un signal. Des dizaines, des centaines d’animalcules se ruèrent sur leurs victimes et enfoncèrent leurs trompes abdominales dans cette chair offerte en pâture.