CHAPITRE XVI











Jans sortit de son sommeil quatre jours après avoir avalé de l’extrait de cactus « traité ». Il s’éveilla, tout naturellement, sans que Kassel eût à intervenir médicalement.

Ses compagnons poussèrent de profonds soupirs. Leur inquiétude se dissipa, mais, jusqu’au dernier moment, ils se demandèrent si Edward ne resterait pas prostré indéfiniment. Etat physiologique qui s’apparentait à celui engendré par la maladie.

— Eh bien ? dit Klin en riant. Vous nous avez fait une belle peur. Vous vous en tirez à bon compte. Un somme de quatre jours !

Jans bâilla. Il éprouvait des tiraillements d’estomac et Kassel lui apporta quelques conserves. Pendant qu’il s’alimentait, il faisait le point de la situation.

— Mon test s’avère concluant. Les Zonds cherchent à neutraliser les Ksiss. Ils ont découvert un excellent système qui consiste à leur faire inoculer un produit soporifique, par l’intermédiaire des Fargs, sans que ceux-ci en éprouvent le moindre trouble.

— Pourtant, remarqua très justement Helen Cadwell, les Fargs représentent un danger bien plus grand que les Ksiss. Ces derniers sont pratiquement inoffensifs.

— Ils le seraient, confirma Edward, s’ils ne commandaient pas les Fargs. Or, les hémiptères obéissent aux Ksiss. Ils sont des agents exécuteurs. Si les Zonds veulent envahir le septième continent, il faut qu’ils frappent ceux qui ont intérêt à défendre ce territoire. Vous comprenez ?

Kassel hocha la tête.

— Moi, mon point de vue concorde avec celui d’Helen. Les Fargs peuvent terrasser les Zonds. Pas les Ksiss.

— Les Zonds, insista Jans, persuasif, ignorent tout du peuple d’Hooa. Ils savent seulement qu’il existe, mais ils n’ont jamais vu un Ksiss. Ils croient en son agressivité. Pour eux, les Fargs ne sont que des subalternes. D’ailleurs, ils prouvent qu’ils ne mésestiment pas les hémiptères, puisque, par précaution, ils se sont équipés de combinaisons protectrices.

— Pourquoi les Zonds désirent-ils envahir le septième continent, au climat épouvantable comparé à celui des six autres ? demanda John Phil.

— Hooa l’ignore, dit Edward. Il n’a jamais communiqué télépathiquement avec un autre habitant de Borh.

Le grand problème, s’il se décantait lentement, se posait toujours avec la même acuité. L’avenir restait incertain, aussi bien pour les hôtes du septième continent que pour les humains.

Quelques jours plus tard, Hooa vint aux nouvelles, comme il l’avait promis. Il arriva une nuit et choisit Jans comme interlocuteur. Le docteur, réveillé par la présence du Ksiss sur sa poitrine, ne manifesta pas la même émotion qu’au début. Pourtant, du corps d’Hooa émanait une chaleur insolite, communicative, étrange, une odeur sulfureuse persistante mais à laquelle on s’habituait. Cette adhérence répugnante, sur la peau, créait une sensation d’insécurité perpétuelle.

Jans ne troubla pas le sommeil de ses compagnons. La silencieuse conversation s’établit.

— Les nouvelles sont mauvaises. Les Zonds inoculent une drogue soporifique dans les cactus.

— Déjà, révéla Hooa, plusieurs membres de mon clan dorment d’une façon que je n’expliquais pas. C’est très grave ce que vous m’apprenez. Si les Zonds parviennent à endormir tous les Ksiss du septième continent, celui-ci sera à leur merci.

— Les Fargs le défendront.

— Ils le feraient, si nous le leur ordonnions. Mais s’ils ne reçoivent aucun ordre, ils seront incapables de prendre des initiatives. Vous ne les connaissez pas. Abandonnés à eux-mêmes, ils tomberaient dans l’anarchie. C’est pourquoi nous leur avons rendu service en nous associant si intimement avec eux.

— Vous les coyez incapables de se gouverner ?

— Oui, assura Hooa avec une profonde conviction. Chaque jour, ils prennent nos ordres et les exécutent fidèlement. Ils ressemblent à des robots. Mais que deviendraient des robots sans leurs maîtres ? Sans nous, les Fargs perdraient leur organisation et ils retomberaient dans l’individualisme, comme avant notre association.

Jans, qui ne savait pas très bien s’il devait prendre le parti des Zonds ou des Ksiss, hésita. La situation s’embrouillait. En tout cas, elle n’augurait rien de favorable pour les humains qui se demandaient comment ils sortiraient du tunnel.

— Ecoutez, Hooa. J’ai beaucoup de sympathie pour vous et comme, jusqu’à preuve du contraire, vous avez tenu vos promesses, je tiendrai les miennes. Je vous aiderai. Pouvez-vous jeûner pendant quelques jours ?

— Oui, mais cet état ne peut se prolonger au-delà d’une certaine période. La nourriture extraite du cactus nous est indispensable.

— Abstenez-vous de prendre du suc nutriftif. Vous éviterez la contamination. En attendant, je trouverai peut-être le moyen de vous aider.

— Je reviendrai, promit Hooa. Merci de vos efforts. Car, si les Zonds envahissent le septième continent, ils défricheront le désert, détruiront la végétation, et, privé de sa nourriture habituelle, mon peuple périra.

Jans aperçut la chauve-souris phosphorescente qui s’envolait vers la voûte de la grotte. Elle se réfugia dans un recoin inexpugnable, car sa taille atteignait celle d’un gros chat. Elle attendit toute la journée du lendemain et resta invisible, bien que Kassel, Phil et Clara Leen la cherchassent, car ils voulaient bien voir un Ksiss, eux aussi.

La nuit suivante, Hooa partit à tire-d’ailes vers l’océan. Pour ce peuple étrange, la survie devenait préoccupante, et s’imposait à tout prix. Mais les Zonds étaient terriblement armés.



*

* *



Le Farg, criblé de micro-électrodes, reposait sur une plaquette de verre. Il ne bougeait pas, immobilisé par des attaches magnétiques. Un écran à polymorphisme, traversé par une lumière spéciale, le rendait visible.

Il était plus gros qu’un pou. Normalement, un œil humain aurait dû le détailler sans le secours d’un appareil. Mais ses élytres s’adaptaient si bien à la couleur ambiante, comme le caméléon, qu’elles le rendaient imperceptible.

Une caméra à lentilles grossissantes filmait l’hémiptère et permettait de déceler sa respiration pulmonaire. Les élytres s’élevaient et s’abaissaient à un rythme très lent, comme une pompe. On comprenait qu’ainsi structurés les Fargs s’éloignaient franchement de la classe des insectes terrestres. C’étaient des créatures intermédiaires.

Des fils électriques reliaient les micro-électrodes, piquées dans le corps du Farg, à deux autres électrodes plus volumineuses. Celles-ci étaient enfoncées dans les tempes d’A’Nko, assis à proximité.

L’étrange expérience à laquelle se livraient les Zonds correspondait à un but bien précis. A’Nko et C’Lha s’étaient aperçus, en examinant la physiologie d’une de ces minuscules créatures capturée vivante sur la combinaison d’un Zond, que le Farg était doué de pensée. Or, les Zonds décidèrent de stimuler cette pensée et de la communiquer électriquement à un autre cerveau.

— N’ayez pas peur, songea fortement A’Nko, en contact télépathique avec le Farg. Nous ne vous voulons aucun mal, au contraire. Si nous l’avions voulu, nous aurions pu vous détruire. Vous et tous vos congénères. Vous avez un nom ?

— Oui, Ro-Bur.

Une étincelle de joie illumina les yeux d’A’Nko qui leva la main en signe de victoire. C’Lha interpréta ce geste et resta aux aguets. Il ne participait pas à l’extraordinaire conversation entre deux êtres aussi dissemblables, mais il espérait un résultat positif.

— Eh bien ! Ro-Bur, vous subissez l’influence néfaste des Ksiss. En alimentant vos maîtres, vous devenez des créatures abâtardies. Or, un avenir plus brillant s’offre à votre peuple.

L’étonnement grandit chez le Farg. Jamais personne ne l’avait autant flatté.

— Sans les Ksiss, nous serions désorganisés. Nous avons accepté notre association.

— Erreur, sans vous, les Ksiss ne vivraient pas. Vous leur apportez la nourriture. Vous êtes leurs auxiliaires indispensables et ils vous font croire le contraire. Votre peuple, bridé, réduit à l’esclavage, aspire sûrement à la liberté. Ce sentiment, enfoui au plus profond de vous-mêmes, reste latent, parce que les Ksiss se gardent bien de l’évoquer. Comme un muscle qui ne fonctionne pas, il s’atrophie. Sincèrement, avez-vous besoin de vos maîtres ?

Ro-Bur hésita. Pour la première fois, quelqu’un le mettait en face de ses responsabilités. Il se rappela la vie de ses ancêtres, telle qu’il la connaissait à travers les bribes d’un passé transmis de génération en génération, comme un patrimoine héréditaire.

— Nos maîtres nous protègent.

— De quoi ? dit A’Nko avec diplomatie. C’est eux qui utilisent vos capacités. Ils vous ordonnent d’inoculer la maladie et vous obéissez. Mais, livrés à vous-mêmes, seriez-vous aussi agressifs ?

— Je ne sais pas.

— Non, assura le Zond, persuasif. C’est pourquoi nous vous offrons une chance unique. Cessez d’alimenter les Ksiss. Révoltez-vous. Inoculez la maladie à vos anciens maîtres. Vous serez les rois du septième continent.

Trop d’attaches, de liens, soudaient les Ksiss et les Fargs. Ro-Bur ne pouvait pas décider seul.

— Inoculer la maladie aux Ksiss ? Non, nous ne le pouvons pas. Nos maîtres secrètent une substance qui neutralise les effets de nos piqûres. Vous pensez bien qu’ils se sont garantis contre nous avant de nous accepter !

— Eh bien ! cessez de les alimenter. Vous jouirez de la liberté. Nous sommes puissants et capables de vous détruire. Réfléchissez bien à notre suggestion. N’entraînez pas tout votre peuple dans la mort. Nous vous contacterons à nouveau pour savoir ce que vous avez décidé.

A’Nko ôta les électrodes de son front et les reposa sur la table. Il considéra le Farg, écartelé sur la plaquette de verre, et se tourna vers C’Lha.

— Les Ksiss ne peuvent plus nous échapper maintenant, même si les Fargs refusent notre proposition.

Il désigna le petit insecte.

— Ramenez Ro-Bur sur le septième continent et relâchez-le.

C’Lha sourit. Les Zonds, avec patience, s’acheminaient vers la victoire finale. Leur intelligence et leur science triomphaient.