CHAPITRE XX











Jans et ses compagnons avaient revêtu des tenues plus correctes. Après des mois passés dans le désert, leurs vêtements terrestres étaient hors d’usage. A’Nko leur avait procuré des tuniques bleues et des collants. Ainsi, ils ne se différenciaient plus des Zonds.

Edward et Kassel pénétrèrent dans le Grand Palais vide, siège de l’assemblée collégiale. Ils portaient des carabines en bandoulière, par prudence, mais ils n’avaient rien à craindre des habitants de Borh. Ceux qui n’étaient pas atteints par la maladie se réfugiaient chez eux et n’en sortaient pas, par peur de la contamination.

Le Grand Palais était de marbre rose, luxueux. Les deux médecins traversèrent la vaste salle de conférences déserte, et après avoir enfilé de nombreux couloirs, ils entrèrent dans une loge. Ils savaient qu’ils y trouveraient R’Hur.

Ce dernier se dressa, à l’arrivée des visiteurs. A’Nko l’avait prévenu, et R’Hur attendait avec anxiété. C’était le chef de l’assemblée, mais en fait, son pouvoir égalait celui de ses collègues, et il ne possédait aucune prérogative, les dirigeants exerçant un pouvoir collégial. Toutes les décisions étaient prises à la majorité. N’empêche, R’Hur était une personnalité influente qui, parfois, faisait pencher la balance en sa faveur lorsque le vote, par exemple, se disputait à quelques voix près.

Par induction mentale, Jans avait appris le langage des Zonds, d’ailleurs très simple. Il attaqua :

— Vous savez pourquoi nous venons ?

— Oui, je suppose que vous amenez des conditions rigoureuses.

— Contrairement à ce que vous croyez, nous ne sommes pas des envahisseurs.

Le chef de l’assemblée grimaça. Les Fargs l’avaient tiré de sa léthargie pour les besoins du moment.

— Quand nous avons demandé à A’Nko et à son équipe une étude approfondie sur le septième continent, nous ne pensions pas qu’il vous amènerait sur Borh. Après tout, A’Nko a agi comme il l’entendait. Il avait carte blanche. Le résultat prouve que nous aurions dû nous méfier.

Jans sourit. R’Hur ne soupçonnait même pas A’Nko. Celui-ci ne désirait pas être compromis dans cette affaire et il avait demandé aux Terriens de jouer son rôle. Que risquaient Edward et ses compagnons ? Rien, absolument rien. Aussi avaient-ils accepté. De ce fait, les Zonds croyaient que les humains étaient responsables de la maladie, de la paralysie qui frappait Borh et ses habitants.

— Nous venons recevoir votre démission. Si vous refusez, la planète restera paralysée aussi longtemps que vous vous entêterez, expliqua le médecin new-yorkais.

A’Nko lui avait préparé un document légal, avec le nom de tous les membres de l’assemblée. Il ne restait qu’à recueillir les signatures et Jans présenta le papier à R’Hur.

Ce dernier examina le document. Sa grimace s’accentua. Oui, il s’agissait bien d’un certificat de démission, en bonne et due forme. Il regarda les Terriens, décidés, et les armes qu’ils portaient en bandoulière. Il fut impressionné.

Il signa en face de son nom, pour sauver Borh du désastre. Il ne pouvait guère faire autrement. Puis les Fargs tirèrent les autres membres de l’assemblée de leur léthargie. L’un après l’autre, les douze dirigeants collégiaux défilèrent séparément devant Jans et Kassel qui recueillirent leurs signatures. Pas un ne protesta. Tous acceptèrent avec la conviction qu’ils faisaient leur devoir.

Alors, légalement, de nouvelles élections purent avoir lieu. A’Nko lança ses amis dans la bataille. Lui-même ne se présenta pas, car le pouvoir ne l’intéressait pas. Mais sa campagne orbita autour du maintien de l’ère de facilité. Il dénonça, au cours de meetings publics, les tentatives des anciens dirigeants. Bref, il informa largement l’opinion et, comme la majorité des Zonds était conservatrice en diable, les partisans d’A’Nko gagnèrent les élections.

L’ère de facilité se poursuivit. Pas une loi ne fut abrogée. La nouvelle direction collégiale abandonna le projet d’aménagement du septième continent.

— En somme, résuma Jans, les Ksiss et les Fargs vivront comme par le passé.

— Oui, assura A’Nko. Les Fargs ont inoculé leurs antidotes aux Zonds, peu avant les élections. Notre peuple est sorti de la léthargie dans laquelle nous l’avions volontairement plongé. En contrepartie, nous avons promis aux Ksiss et aux Fargs de les laisser tranquilles.

Kassel hocha la tête. Il se moquait des affaires intérieures de la planète Borh. Il songeait à son avenir, au sien et à celui de ses compagnons.

— Vos initiatives, A’Nko, ont abouti à nous amener ici, hors de notre monde, dans un but maintenant proscrit. Tous vos efforts n’ont servi à rien.

— J’ignorais les intentions de mes supérieurs, avoua le Zond. Sinon je n’aurais jamais entrepris une œuvre aussi colossale. Effectivement, j’ai travaillé pour rien. Ou plutôt si : nous avons découvert l’existence des Ksiss, des Fargs, races semi-intelligentes. En tout cas, depuis le début, j’étais persuadé que vous réussiriez, et que vous vous adapteriez au septième continent. Mon intuition ne m’avait pas trompé. Vous avez même dépassé mes espérances.

Klin s’enhardit et posa la question cruciale qui lui tenait à cœur, à lui et à ses compagnons :

— Quel sort nous réservez-vous, maintenant ?

A’Nko hésita quelques secondes. Il regarda C’Lha, muet, immobile, dans un coin du laboratoire. Nul doute, les deux savants avaient discuté de l’avenir des Terriens.

— Vous connaissez nos intentions pacifiques. Vous pourriez très bien vous incorporer dans notre société, où vous auriez un emploi adapté à vos capacités.

— Hum ! toussa Kassel, que ce projet n’enchantait pas. Nous sommes guéris de notre idée de suicide. Nous aimerions vivre, au sens réel du terme. Ne pourrions-nous pas retourner sur notre planète ?

A’Nko fronça les sourcils. Il ne s’attendait probablement pas à ce genre de demande à laquelle il opposa des arguments de poids :

— Je me permets de vous rappeler que, légalement, envers votre propre société, vous êtes décédés, enterrés, déjà oubliés. Si vous retourniez sur votre planète, vous prouveriez difficilement vos identités et encore davantage l’aventure que vous avez vécue. Personne ne vous croirait.

— D’accord, dit Jans, qui pesait les difficultés. Mais à la majorité, mes compagnons et moi désirons ce retour sur la Terre.

Le Zond s’inclina. Il ne pouvait pas aller contre la volonté des humains. Cependant, il les avait mis en garde.

— Nous vous reconduirons aux Etats-Unis, puisque vous en exprimez le désir. J’espère que vous accepterez nos excuses pour les quelques mois passés hors de votre planète.

— Bah ! confessa Kassel. Nous avons vécu une aventure inoubliable et nous voilà vaccinés à jamais contre l’idée de suicide.

Retirés dans un appartement mis à leur disposition par les Zonds, les pionniers regardaient, par leurs fenêtres, la capitale fédérale dépourvue de véhicules, silencieuse, saine.

— Ah ! soupira Helen Cadwell. Si New York pouvait ressembler à la capitale de Borh !

— Vous parlez de ce silence, de cette pureté de l’atmosphère, fit Klin, attentif à tout ce que faisait ou ce que disait la jeune étudiante. Je vous l’accorde. New York, à côté, c’est l’enfer. Nous aimerions aussi avoir notre ère de facilité.

— Impossible ! grommela Kassel. On ne revient pas en arrière. D’ailleurs, les Zonds ne connaissent pas l’automobile, la bombe atomique, les embouteillages…

Une certaine nostalgie ombra le front de Jans. Il rêva :

— Personnellement, cela ne m’aurait pas déplu de vivre jusqu’à la fin de mes jours au milieu des Ksiss, des Fargs. C’est une association de races étonnantes.

— Vous pouvez rester, docteur ! ironisa Torn. Personne ne vous tient. Mais vous êtes le seul à regretter le septième continent.

— Vous pensez à votre femme ? minauda Clara Leen. Elle doit porter le deuil.

— Jane ! Oui, le noir doit bien lui aller. Je me demande quelle sera sa réaction en me revoyant vivant. C’est pour elle que je veux revenir, parce que je l’aime toujours.

— Sentimental ! dit John Phil en riant. Mais je crois que, de toute manière, comme l’affirme A’Nko, nous rencontrerons certaines difficultés… administratives, à notre retour.

Kassel avait déjà une idée.

— Nous signerons tous les huit une déclaration comme quoi nous avons été enlevés par les Zonds. Sous serment, s’il le faut. D’ailleurs, il faudra que les autorités nous croient. Elles verront bien que nous sommes vivants !

Ces difficultés, Klin et Helen ne les envisageaient même pas. Ils se tenaient l’un près de l’autre, à l’écart, et, dans leurs regards, défilaient des projets. Ils voulaient revenir sur leur planète pour être heureux.

— C’est magnifique de s’être rencontrés comme ça, soufflait Philip dans un murmure. Pour vous, Helen, pour toi… je… je sens que ma carrière d’acteur prendra un autre visage. Je travaillerai dur. Je me hisserai au niveau des plus grands.

Phil poussa Hokness du coude. Il désigna discrètement les deux jeunes gens perdus dans leur rêverie :

— Vous les entendez ? Ils s’en foutent si on les croit morts ou pas. Le monde ne compte plus, pour eux.

Pourtant, leur sort se préparait à tous, à tous les huit, inéluctablement. Il ne serait pas celui qu’ils espéraient, qu’ils attendaient. Non, quelque chose d’imprévisible, d’impondérable, les guettait.