CHAPITRE XIX











Le regard d’A’Nko brilla et se posa sur Jans avec acuité.

— Je dois reprendre contact avec vous, docteur. C’est pourquoi nous vous avons ramené sur le troisième continent. Un sérieux impératif m’y pousse. Je sais quel intérêt vous attachez à la vie, à celle des autres.

Ce préambule n’annonçait rien de bon. Edward le sentit. Il remarqua qu’il se trouvait dans le même laboratoire que la dernière fois, mais C’Lha était absent. Apparemment, rien n’avait changé.

— Qu’avez-vous à m’apprendre ?

— Nos nouveaux dirigeants, en place depuis plusieurs années, et légalement élus, ont étudié les rapports que je leur ai soumis sur le septième continent. Ma mission serait terminée si…

Le Zond s’arrêta, hésitant. Jans insista, devinant un motif grave.

— Si ?

— Nos gouvernants ont décidé que le septième continent, puisqu’il est « vivable », deviendrait partie intégrante de Borh, de la Fédération. En conséquence, les Zonds pourront s’y établir.

— Eh bien ! souligna Edward, je ne vois pas là motif d’inquiétude.

— Même si je vous disais que nos dirigeants ont ordonné la destruction totale de toute trace de vie sur ce septième continent ?

— La mort des Ksiss, des Fargs ? s’effraya le médecin new-yorkais.

— Oui, j’ai tenu à vous alerter, et j’ai enfin appris pourquoi mes supérieurs m’avaient chargé d’une enquête très poussée sur cette partie inexplorée de Borh.

Jans comprit que les Zonds vivaient un tournant de leur histoire. Un tournant capital, décisif. Il ne se trompait pas, car A’Nko expliqua avec volubilité :

— Jamais je n’ai eu de sympathie pour nos nouveaux dirigeants, partisans de réformes profondes. Ils ont toujours prétendu que l’ère de facilité dans laquelle nous vivions entraînait la stagnation et freinait le progrès. Nous appelons l’ère de facilité l’ensemble de nos lois actuelles. Elles réprouvent tout ce qui est obligatoire. Sur Borh, tout le monde a le droit de faire ce qui lui plaît.

— C’est l’anarchie ! remarqua Edward.

— Non, les Zonds ne possèdent pas vos mœurs. Ils n’ont jamais connu la contrainte. Ce qu’ils font, ils l’exécutent de leur plein gré. Sur Terre, vous profiteriez à outrance de cette liberté. Ici, nous ne songeons pas au mal. Nous ne poussons jamais quelqu’un à faire ce qu’il ne veut pas. Or, nos dirigeants désirent mettre fin à ce régime. Ils veulent une ère d’austérité, de durcissement, à l’exemple de vos lois. Mais ils savent que ces réformes ne se produiront pas sans récriminations. Ils craignent même la révolte. Aussi, ils ont prévu des camps de repli pour leurs partisans, des « bagnes » pour les récalcitrants, bref, tout un système bien organisé. Ces camps, ces bagnes, ils les construiront sur le septième continent, coupé du reste de la planète. Ils se contenteront d’occuper les points névralgiques. Car le nombre de leurs partisans est plus important que nous le supposons.

— Il existe une solution, dit Jans. Dissolvez votre assemblée et opérez de nouvelles élections.

— C’est que, soupira A’Nko, l’assemblée est indissoluble jusqu’à l’expiration de son mandat. Ce dernier ne s’achèvera pas avant de nombreuses années. Or, je suis catégoriquement hostile aux projets de nos dirigeants. J’ignorais qu’en me donnant la tâche d’explorer le septième continent, ils préparaient secrètement l’avenir.

— Je croyais, ironisa l’Américain, que les Zonds faisaient ce qu’ils voulaient. Vos dirigeants ne transgressent pas vos lois.

La colère anima le visage d’A’Nko. Son regard fulgura. On le devinait surexcité par l’abolition de l’ère de facilité.

— Nous touchons à un point sensible de notre existence. La construction de bagnes va brider la liberté des individus. Or, nos dirigeants croient que l’exemple de la Terre est à suivre. D’après les statistiques, vous avez plus progressé en cent ans que nous en mille ans. Cela viendrait de votre système d’organisation, plus rationnel, mieux adapté. Mais vous en êtes arrivés à l’immatriculation des individus, à la dépersonnalisation, bref, à l’abâtardissement de la race. La machine vous supplante. C’est elle qui, en fait, règne. C’est vous, les robots. C’est ce qui nous guette si nos dirigeants appliquent leur plan.

Jans s’approcha de la baie. Il contempla la gigantesque ville silencieuse, où les véhicules étaient exclus, où les habitants faisaient ce qu’ils voulaient, sans impératif d’heures, de programmes. Oui, une vie de facilité, enviable pour un Terrien surmené. Une vie reposante, calme, détendue, sans contrainte. Vraiment quelque chose d’idéal. Et ces idiots de gouvernants voudraient s’inspirer de l’organisation terrestre !

Le médecin se retourna vers le Zond.

— Je ne veux pas m’immiscer dans vos affaires intérieures. Ça ne me regarde pas. D’ailleurs, pourquoi me racontez-vous tout cela ?

— Parce que vous êtes le seul à pouvoir m’aider. Vous, et vos compagnons. Juridiquement, légalement, nous ne pouvons rien contre l’assemblée. Nous irions à l’encontre des lois que nous voulons justement protéger. La révolte armée ? Nous n’avons jamais fabriqué une seule arme. La guerre est inconnue sur Borh. Des manifestations peuvent néanmoins secouer la planète, les six continents habités.

Le Zond désigna une vaste carte, fixée au mur. Elle représentait les sept continents de Borh. Le septième, immense, qui occupait une région équatoriale, était en blanc. Il n’avait jamais été exploré, parce que personne ne s’y était intéressé.

Jans étudia aussi la carte. Il repéra le troisième continent, où il se trouvait actuellement. La ville qui s’étalait jusqu’à l’océan et qu’on distinguait de la fenêtre du laboratoire était la capitale fédérale.

— Vous voyez, dit A’Nko. Le royaume des Ksiss et des Fargs se trouve au centre de la Fédération.

— J’ai un plan, révéla l’Américain, montrant les ressources de son esprit. Un plan que j’appliquerais, si j’étais à votre place. Il sauverait aussi les Ksiss et les Fargs de la mort.

— Je vous écoute, opina le Zond, très intéressé.

Edward parla longuement. Et, à mesure qu’il développait son idée, le visage d’A’Nko s’apaisait. Le Terrien faisait preuve d’intelligence. Grâce à lui, l’ère de facilité continuerait pour les habitants de Borh.



*

* *



L’épidémie gagna les autres continents, mais les plus importants ravages se produisirent dans la capitale fédérale. Tous les membres de l’assemblée, tous les dirigeants, furent atteints par le mal mystérieux.

Les Zonds plongèrent dans la plus profonde léthargie. En vain, les médecins cherchèrent-ils l’origine du fléau. Ils ne l’expliquèrent pas. Borh se trouva paralysée. L’activité s’y ralentit.

Seul, inexplicablement, le bâtiment réservé à A’Nko et à son équipe semblait épargné, miraculeusement. Le reste de la ville était endormi.

Dans un laboratoire, sur une plaquette de verre, fixé par des sangles magnétiques, un Farg restait immobile. Deux électrodes piquaient son corps et Jans était en communication télépathique avec l’hémiptère..

— Ro-Bur… Comment se comportent vos congénères ?

— Bien. Nous nous adaptons aux conditions climatiques des six autres continents. A’Nko nous a transportés sur le cinquième et nos essaims se sont répandus sur les villes.

— Parfait. Je savais que vous vous adapteriez au climat, contrairement aux suppositions des Ksiss. Vous avez localisé les dépôts de suc nutritif ?

— Oui, ces emplacements sont connus par tous les Fargs, qui ne manqueront pas de s’y ravitailler.

Jans leva le pouce en signe de satisfaction. A’Nko et C’Lha comprirent ce geste et un sourire se dessina sur leurs visages. Ils avaient pratiquement gagné la partie. Tous les obstacles avaient été vaincus. Mais il faut dire que le plan avait été soigneusement, méticuleusement préparé.

Comme convenu, Ro-Bur avait repris contact avec les Zonds. Amené au laboratoire, A’Nko lui avait soumis le projet de Jans. Le Farg avait accepté, parce que c’était la seule solution qui permettait à son peuple de s’en sortir.

Par l’intermédiaire d’Hooa, Edward avait expliqué aux Fargs ce qu’il attendait d’eux. Il avait stocké de grandes quantités de suc nutritif, non contaminé par Kassel. En s’alimentant à cette source saine, les hémiptères retrouvèrent donc leur vitalité, et acceptèrent les directives des Terriens. D’ailleurs, les Ksiss les encouragèrent dans cette voie. Ils luttaient pour leurs vies menacées.

Un jour, A’Nko posa son véhicule volant sur le septième continent. Jans y embarqua. Il avait réuni, dans des boîtes de plastique, un nombre incalculable de Fargs. Il libéra le contenu de ces boîtes sur la capitale fédérale.

Ro-Bur et ses congénères s’attaquèrent d’abord aux membres de l’assemblée, en priorité. Puis aux principaux fonctionnaires. Les centres névralgiques de la ville furent annihilés.

Ainsi, l’épidémie gagna toute la planète. Les substances poïkilothermiques des Fargs refroidirent le sang des Zonds et ceux-ci s’enfoncèrent progressivement dans un état permanent d’hibernation.

Jans retira les électrodes de ses tempes. Il relâcha Ro-Bur qui s’enfuit par la fenêtre ouverte.

— Eh bien ! dit A’Nko, il ne nous reste plus qu’à poser nos conditions.

— J’ai assez travaillé, avoua Edward en riant. J’ai modifié entièrement l’aspect de Borh, qui ressemble à une planète morte. Seul, votre service fonctionne. Maintenant, je vous passe le relais.

— Je vais prévenir mes amis, expliqua le Zond, que les Fargs ont eu l’intelligence d’épargner.

Avec C’Lha, il se dirigea vers des transcepteurs. Il lança divers messages à travers les six continents habités.