GÀSFITER

Ainsi s’appelle au Chili le plombier, et maître Correa était un gásfiter fier de son métier. « Tout peut se réparer, sauf la mort », disait le code déontologique écrit sur sa vieille caisse à outils, et, fidèle à cette maxime, il parcourait les rues de San Miguel, de La Cisterna et de La Granja, en réparant les tuyauteries, éliminant le goutte-à-goutte des robinets qui provoque des nuits d’insomnie, soudant les fissures de la vie avec son chalumeau à kérosène.

La plupart des gásfiter quittaient très tôt leurs quartiers ouvriers et, agrippés à des autobus bondés, prenaient le chemin du « quartier haut », la zone des riches, l’autre Chili étranger et lointain. Là il y avait du travail en veux-tu-en voilà, et, de temps en temps, un patron généreux leur donnait un pourboire.

Maître Correa détestait le mot patron, si bien qu’il ne quitta jamais ses quartiers. Il considérait qu’il y était véritablement nécessaire car lorsque quelque chose ne marchait plus dans une maison de riches, ceux-ci la remplaçaient purement et simplement, en revanche, parmi les siens, il fallait prolonger la vie si utile des appareils et en cela résidaient les secrets de son métier.

D’un œil exercé il examinait un robinet aux gouttes rebelles et à la question de la maîtresse de maison demandant s’il fallait en installer un neuf, il répondait en faisant l’éloge des fabricants, citait les caractéristiques nobles du métal et la perfection de ses éléments dans lesquels il aimait à retrouver des détails du Bauhaus ou de l’art déco. Enfin, avec une précision de chirurgien, il procédait au démontage du robinet et lançait : « Tout se répare, sauf la mort ».

Il ne buvait pas car il considérait qu’une main ferme était fondamentale pour son activité. Avec passion, il consultait ou lisait des publications sur l’architecture qu’il achetait chez des marchands de livres d’occasion, s’émouvait aux larmes en décrivant les éléments de quelque nouveau matériau de construction, et s’autorisait comme seul luxe d’aller au stade pour y assister aux compétitions sportives universitaires. Maître Correa voyait dans les athlètes des mécanismes parfaits, exempts de vert-de-gris et de toute trace de rouille.

Il y a un peu plus d’un an, il se sentit mal, et les médecins diagnostiquèrent un cancer avancé, déjà en phase terminale. Le gásfiter avait placé son chalumeau de kérosène au pied de son lit et l’observait d’une mine soucieuse, avec une angoisse qui n’était pas due à la certitude de sa mort, mais à l’abandon qui attendait les robinets, les tuyaux et tant d’appareils qui dépendaient de ses mains.

Il avait quelque chose à faire et il le fit. Rassemblant ses dernières forces, il convoqua les clientes qu’il considérait comme les plus proches, leur expliqua que le monde ne pouvait pas rester à la merci du vert-de-gris et de la rouille, et partagea avec elles tous les secrets de son métier.

Il y a quelques jours, à Santiago, sa fille Doris m’a raconté cette université de la plomberie, les outils qui passaient de main en main, tandis que les apprenties répétaient les mots techniques comme dans les vieux rituels d’initiation. Il y eut beaucoup de monde à l’enterrement de maître Correa, et parmi les parents et les voisins se détachait le bataillon des femmes gásfiter.

Ce qui se passe dans les quartiers riches ne m’a jamais intéressé, en revanche je me soucie du sort de mon quartier San Miguel, de La Granja et de La Cisterna. Et c’est un soulagement de savoir que les disciples de maître Correa sillonnent les rues outils à l’épaule, entrent dans les maisons et se chargent de faire couler l’eau libre et pure, sans scories, comme la grande vérité solidaire des pauvres, celle qui jamais ne se rouille.