LE DOUANIER DE LAUFENBURG

Laufenburg est une petite ville suisse et allemande partagée par le vieux Rhin, qui glisse vert et majestueux sous le pont qui autrefois séparait, et relie à présent, les deux parties de la ville. Du côté allemand, derrière Laufenburg, commence le monde vert et splendide de la Forêt Noire. Dans la partie suisse on peut voir l’ordre parfait, presque énervant de la campagne helvétique, et on se demande si on n’a pas des hallucinations quand on se rend compte que les brins d’herbe ont presque tous la même longueur et que les vaches, affectées d’une folie bien pire que celle de leurs collègues britanniques, se déplacent toutes au même rythme.

Dans la partie allemande on parle alemanisch, un des dialectes les plus doux de la riche mosaïque dialectale du sud de l’Allemagne. Quand il le comprend et remarque l’abus des diminutifs, un Sud-Américain se sent chez lui.

Du côté suisse s’impose le schwiserich, et ses habitants ne communient avec la tendresse de l’alemanisch que pendant les journées de musique et de folie de la « Fast-nacht », le carnaval. Pour passer de la partie suisse à la partie allemande il faut traverser le pont et s’armer de patience, car au poste frontière suisse se tient le Douanier.

Des deux côtés du pont il y a des douaniers. Les Allemands assument leur rôle de façon assez nonchalante, ce qui se comprend, car au milieu d’un paysage aussi rêveur personne n’a envie de créer des difficultés ni qu’on lui en crée. Si bien que les jeunes du côté allemand saluent aimablement ceux qui passent, regardent le fleuve, et très souvent vont boire des pintes de bière sur les accueillantes terrasses des bords du Rhin.

Les douaniers suisses font de même, à une exception près : le Douanier.

Il s’agit d’un homme trapu qui porte très dignement son uniforme gris et, coquettement incliné sur la gauche, son béret réglementaire. Il a la soixantaine, les cheveux blancs et des lorgnons pincés sur le nez. À première vue, son aspect suggère un petit gros débonnaire, mais ce n’est pas le cas, car cet homme est le Douanier.

Nombreux sont les Allemands qui travaillent en Suisse et tremblent chaque matin à la pensée que le Douanier est de service. Cette crainte est entièrement justifiée : ils prennent le risque de perdre beaucoup de temps à cause de ses excès de zèle et de son sens fiévreux du devoir.

Prenons par exemple cet habitant du Laufenburg allemand qui traverse la frontière deux fois par an, routine qui dure depuis dix ans, et qui a la malchance de tomber sur le Douanier.

— Pièce d’identité, oder, dit le Douanier.

— Encore ? Mais vous me connaissez depuis que je suis gosse, répond l’Allemand.

— Pièce d’identité, insiste froidement le Douanier.

L’Allemand la lui remet et supporte avec stoïcisme le regard du Douanier qui vérifie l’authenticité du document, que la photo coïncide, que la couleur des yeux correspond bien à celle qui est mentionnée et que la date de validité n’est pas dépassée.

— Vous avez quelque chose à déclarer, oder ? demande le Douanier.

— Rien. Que diable aurais-je à déclarer ? répond l’Allemand.

— Motifs de votre voyage en Suisse ? s’enquiert le Douanier.

— Écoutez, il y a dix ans que je travaille dans les laboratoires CIBA et vous le savez parfaitement, s’exclame l’Allemand qui prend la mouche.

— Et ce sac ? Que transportez-vous dans ce sac ? demande le Douanier en désignant l’objet de ses soupçons.

L’Allemand ouvre le sac. Il contient un thermos de café et un délicieux sandwich de pain noir, fromage, jambon et concombre.

— Pain, fromage et concombre, oder ? énumère le Douanier.

— Et beurre. Beaucoup de beurre, murmure l’Allemand en consultant sa montre.

— Ouvrez le coffre du véhicule, ordonne le Douanier.

L’Allemand sort de sa voiture, respire profondément et obéit. Quand il ouvre le coffre il entend une exclamation de triomphe du Douanier qui pointe un doigt accusateur sur ce qu’il y a à l’intérieur.

L’Allemand regarde et se maudit de n’avoir pas vidé le coffre. La veille il est allé avec ses enfants à la piscine et a oublié d’enlever les bouées en forme de canard, les masques et deux terribles pistolets à eau que le Douanier examine avec les mêmes précautions que les artificiers britanniques en Ulster.

— Écoutez, on se connaît si bien qu’on pourrait être de la même famille. Vous n’allez tout de même pas penser que je fais de la contrebande de canards gonflables, dit l’Allemand consterné.

La mère du Douanier est très populaire parmi les habitants du Laufenburg allemand et, si je m’en tiens au curieux inventaire des insultes scatologiques allemandes, son sphincter aussi.

C’est ce que pense l’Allemand tandis qu’il lève le capot afin que le Douanier inspecte, avec ses yeux de lynx et une lampe de poche, le carburateur, le radiateur et le liquide de freins.

Je traverse la frontière trois fois par semaines pour acheter des chocolats et des cigarettes brunes dans la partie suisse de Laufenburg et je peux assurer avec fierté que je détiens un curieux record : le Douanier a photocopié mon passeport au moins cinq cents fois, intégralement, page par page. J’ai coûté très cher au Trésor public suisse.

Chaque fois qu’il le fait et me demande où je vais, les motifs de mon voyage en Suisse, et si j’ai quelque chose à déclarer, oder ? il me semble entendre sous ses questions une déclaration de principe qui dit : À nous deux le traité de Maastricht ! À nous deux les accords de Schengen ! Je suis là, moi, le défenseur des frontières et des murs, le dernier chevalier croisé qui défend l’Europe contre les infidèles. Je suis là, moi, le Douanier suisse de Laufenburg.