LES AMANTS

L’étroite route qui relie Santo Domingo de los Colorados à Esmeraldas passe sur un pont de fer tendu à quelques mètres au-dessus des rapides du Río Esmeraldas, et seuls de rares voyageurs s’arrêtent au hameau qui s’est créé près du pont, malgré son nom prometteur : El Dorado.

Un matin de 1978, un camionneur m’y déposa et je m’approchai de l’embarcadère pour voir si un canot ne pourrait pas m’emmener en amont. Ne voyant personne, je m’assis sur mon sac à dos et attendis en écoutant l’incessante rumeur de la forêt toute proche.

Dans les terres chaudes il faut savoir attendre, ne jamais permettre que le temps devienne une charge. J’étais donc là, à attendre, quand je vis s’approcher un canot piloté par un noir d’allure athlétique qui toucha la berge, amarra son embarcation, vint s’asseoir près de moi et se roula une cigarette. Se sachant observé, il me demanda si je voulais fumer et me passa son paquet de tabac et le papier à rouler.

— Où est-ce que vous allez, si on peut savoir ? demanda-t-il.

Je lui répondis que je voulais simplement remonter la rivière jusqu’au territoire des Aucas, et il me regarda fixement.

— Comme ça vous voulez voir les Aucas. Et eux, ils veulent vous voir ?

Je ne sus que répondre et nous restâmes silencieux, jusqu’à ce qu’en me passant de nouveau l’attirail à fumer, il dise qu’il pouvait m’emmener à El Calvario, à trois heures environ en amont.

— Mais il faut attendre que mon amante arrive, précisa-t-il.

Nous attendîmes et entre-temps il me parla des Aucas qui évitaient tout contact avec les étrangers, terrorisés par les maladies qui les décimaient, et me raconta l’histoire d’El Calvario, une enclave de colons noirs vivant de la culture du manioc et de la générosité de la forêt.

— On ne vit pas mal à El Calvario, du moins pour le moment, dit-il.

Un peu avant la tombée de la nuit, un véhicule s’arrêta à l’entrée du pont et en descendit Margarita, une belle fille noire qui se jeta dans ses bras. Je sus alors que mon compagnon d’attente s’appelait Rubens.

Nous naviguâmes au crépuscule, sous la nuit noire de la forêt. Rubens semblait connaître de mémoire chaque recoin de la rivière, d’une main sûre il esquivait les tourbillons, les troncs et les rochers. Quand nous atteignîmes El Calvario les moustiques piquaient sans pitié et, après avoir attaché le canot, Rubens m’invita à passer la nuit dans sa maison de bambous au toit de palmes. Pendant que nous dînions de rondelles de manioc, ils me parlèrent d’eux. Ils s’aimaient avec passion, avec fureur, et ne voulaient jamais se marier. Leur amour non règlementé leur avait valu la haine des curés qui, deux fois par an, naviguaient le long du Río Esmeraldas en mariant les couples, et des pasteurs de l’Institut linguistique d’été, des balourds d’Américains qui les accusaient de concubinage. Être amants était pour Rubens et Margarita une agréable forme de résistance.

Je restai deux semaines à El Calvario. Pendant que Margarita accomplissait ses tâches de monitrice de santé, Rubens et moi pêchions des gratte-radeaux que nous mangions le soir cuisinés dans une sauce à la noix de coco. Parfois on voyait passer des Aucas sur une pirogue. C’étaient des Indiens tristes, aux yeux bridés qui ne regardaient pas la rive. Un jour où nous étions partis tous les trois à la chasse, nous trouvâmes deux Aucas morts à côté d’un foyer froid. Margarita les examina et hocha tristement la tête. Ils avaient tous la varicelle et le suicide était la seule manière de ne pas contaminer la tribu.

— Tu veux encore aller en territoire auca ? me demanda Rubens tandis qu’il ramassait du bois sec pour brûler les corps.

Je pris congé des deux amants un matin de forte pluie. La forêt était plongée dans le silence et c’est sans doute pourquoi nous entendîmes très nettement l’effrayant ronflement des tronçonneuses. Le progrès, sous la forme de la compagnie de bois Playwood, atteignait les forêts du nord de l’Équateur.

Le canot qui me ramenait à la route s’éloigna et je les vis tous deux sous la pluie, comme toujours, main dans la main. Ainsi les ai-je gardés en mémoire et ainsi je les garde, d’autant plus qu’une photographie récente m’a montré le hameau d’El Calvario au milieu d’un territoire désertifié.

Que sont devenus Margarita et Rubens, amants d’une forêt verte qui n’existe plus que dans ma mémoire ?