SHALOM, POÈTE

Je n’ai jamais rencontré le poète juif Avrom Sützeker, mais un petit volume de ses vers traduits en espagnol m’accompagne où que j’aille.

J’admire les résistants, ceux qui ont fait du verbe « résister » chair, sueur, sang, et ont démontré sans faire de simagrées qu’il est possible de vivre debout, même dans les pires moments.

Avrom Sützeker est né un jour de juillet 1913 à Smorgon, un petit village proche de Vilnius, la capitale de la Lituanie. Il apprit à nommer les petites merveilles de l’enfance en yiddish et en lituanien, mais, avant d’atteindre sept ans – car il était juif et comme tel condamné à l’errance – sa famille dut émigrer à Omsk en Sibérie, où il rencontra la langue kirghiz, la seule langue capable de décrite la mélancolique nature sibérienne.

Ciels infinis, hurlements de loups, vent, toundra, bois de bouleaux et son père égrenant des notes sur un violon nostalgique sont les éléments qui nourrissent les premiers vers de Sützeker, mais la vie qui attendait le petit poète n’était pas tapissée de roses.

À neuf ans, après la mort du père, il revint à Vilnius qui, comme toutes les villes d’Europe orientale comptant une présence juive significative, était un foyer de rayonnement culturel. Einstein et Freud se rendaient souvent dans cette « Jérusalem de la Baltique », comme on l’appelait, pour y prononcer des conférences et approfondir leurs théories. Les revues littéraires, scientifiques et politiques proliféraient. L’importance éthique de cette Vilnius éclairée dépassait les frontières, jusqu’à ce que commencent à se faire entendre les grognements de la bête nazie et que l’agression allemande contre la Pologne déclenche la Deuxième Guerre mondiale.

Les bateaux peuvent-ils faire naufrage à terre ? / Je sens sous mes pieds des bateaux qui naufragent, écrivit Sützkever, qui ne tarderait pas à connaître les premiers effets du naufrage ; les Allemands envahirent la Lituanie et les Juifs furent confinés dans un ghetto.

La première nuit au ghetto est la première nuit dans le sépulcre / après on s’habitue, écrivit Sützkever, cependant ses vers ne renfermaient aucune résignation, mais disaient la nécessité de résister pour sortir du sépulcre.

Au bout de deux ans dans le ghetto de Vilnius, un matin, les nazis dirent aux gens, aux êtres vivants, aux membres de la grande famille humaine qu’ils devaient mourir le jour même. Avrom Sützkever se vit parmi eux, creusant la fosse où tomberaient les corps.

Les pelles et les bêches entraient et sortaient d’une terre amollie par les pluies, sans rencontrer d’autre résistance que des gravats, un noyau, ou un bout de racine. Soudain, la bêche que tenait Avrom Sützeker coupa en deux un ver de terre, et le poète contempla avec étonnement les deux parties qui se suivaient en bougeant…

le ver coupé en deux devient quatre / une autre coupure et les quatre se multiplient / et tous ces êtres sont créés par ma main ? / Le soleil revient alors dans mon âme sombre / et l’espoir fortifie mon bras : / si un petit ver ne se rend pas à la bêche / serais-tu par hasard moins qu’un ver ?

Avrom Sützveker survécut à cette fusillade. Blessé, il tomba dans la fosse parmi ses camarades morts, ils furent recouverts de terre, mais il continua de résister.

Sa raison résista et fut plus forte que la peur et la douleur. Son intelligence résista et fut plus forte que la colère. Son amour de la vie résista et il y puisa l’énergie nécessaire pour échapper à la mort, vivre clandestinement dans le ghetto et organiser une colonne de combattants qui, commandée par le poète, initia la résistance armée dans les pays baltes.

Les survivants de l’holocauste ne cesseront jamais de se souvenir des messages d’espoir que, en pleine horreur, Sützkever leur faisait parvenir dans les ghettos d’Europe centrale et parfois même jusque dans les camps d’extermination. L’un d’eux est un mémorable et magnifique chant de résistance intitulé « Ville secrète ». Sützeker y décrit la vie de dix personnes – le quorum juif pour prier en communauté – qui survivent dans la totale obscurité d’un cloaque. Ils n’ont rien à manger mais l’un d’eux se charge de respecter le rite kascher. Ils sont à moitié nus, mais un autre se charge de l’entretien des vêtements. Une femme enceinte s’occupe des soins et de l’éducation des enfants, ils n’ont pas de médecin mais quelqu’un conseille et console, un aveugle surveille, car son monde est celui de l’obscurité, un rabbin tout juste vêtu d’un parchemin secret demande à être le cordonnier, un jeune garçon prend leur tête et organise la vengeance, un maître d’école tient quotidiennement la chronique qui préserve la mémoire, et un poète se charge de leur rappeler la beauté.

En 1943, le poète a trente ans et est un des leaders les plus importants de la résistance antinazie. Son prestige dépasse les frontières et, après plusieurs tentatives infructueuses, un avion militaire soviétique parvient à atterrir derrière les lignes allemandes pour le ramener à Moscou. Là, il est attendu par Ilya Ehrenbourg et Boris Pasternak. Devant le comité antifasciste juif il rend compte des soulèvements dans les ghettos de Varsovie et de Vilnius et réclame les trois choses capitales qui auraient peut-être sauvé de nombreuses vies : décision, armes et solidarité.

Les intellectuels l’invitent à rester en URSS, les poètes louent sa poésie, lui offrent même le prix Staline, mais Avrom Sützkever rejette tout et décide que sa place est dans la Résistance.

La guerre finie, Sützkever fut un témoin clé lors du procès de Nuremberg contre les hiérarques nazis, puis, répugnant à trop se montrer, en 1947, à bord d’un bateau appelé Patrie, il arriva en Palestine – où chaque pierre est mon grand-père – à la veille de la naissance de l’État d’Israël.

Je n’ai jamais rencontré le poète juif Avrom Sützkever, mais il m’a appris que nous les rêveurs devons nous convertir en soldats. Je sais qu’il aura bientôt quatre-vingt-huit ans et qu’il détestera sûrement qu’on mentionne son âge vénérable, parce que les vieillards meurent en pleine jeunesse / et les grands-pères ne sont que des enfants déguisés.

Je ne l’ai jamais rencontré, mais ses vers et son exemple m’accompagnent comme le pain et le vin.