BALEINES DE MÉDITERRANÉE
1988 fut déclarée année des océans par pure convention. Parce qu’il fallait célébrer quelque chose. Elle aurait pu aussi bien s’appeler année des forêts, et celles-ci auraient continué à brûler, à disparaître de la planète dans la totale indifférence de gouvernements négligents signataires de traités de protection et de développement des forêts. Elle aurait pu aussi s’appeler année de l’atmosphère, et les pays industrialisés n’auraient pas pour autant interrompu les émanations qui trouent la couche d’ozone et sont responsables du réchauffement de la croûte terrestre.
Toutes ces réalités absurdes et douloureuses peuvent conduire facilement au pessimisme, mais, heureusement, la certitude qu’existent des personnes et des organisations qui consacrent leurs efforts à la préservation du milieu naturel et incitent à pratiquer un droit élémentaire – celui de décider collectivement de ce que nous voulons faire de notre petite planète – autorise une dose d’espoir au milieu de tant d’aveuglement mercantile.
Je me rappelle un soir au bord de la mer, au nord de la Sardaigne. Nous étions un groupe d’amis en train de contempler le soleil couchant qui nous quittait pour illuminer d’autres terres à l’ouest quand, soudain, monta de la mer le chant unique des baleines, ce son aigu qui a quelque chose d’une musique futuriste et qui impressionne quiconque l’entend.
J’ai vu et entendu des baleines au Groenland, dans le golfe de Californie, dans la péninsule Valdés et au cap Horn où s’étreignent les deux grands océans, mais là, c’était la première fois que je sentais leur présence en Méditerranée. Il y en avait plusieurs. Elles émergèrent avec ces majestueux mouvements qui caractérisent les grands cétacés ; d’abord les têtes bombées, puis les dos courbés sur l’eau et enfin les queues fouettant les vagues, ou plongeant comme de sombres papillons extraordinaires.
Elles étaient là depuis des temps immémoriaux, bien avant que les Romains appellent « Costa Balenae » les rives du golfe de Gênes, ou « Portus Delphini » que des siècles plus tard nous appellerions Portofino. Elles étaient là, en Méditerranée, alimentant l’imagination et provoquant l’admiration, rappelant les limitations de l’existence humaine, servant d’inspiration à des légendes telles que celle du Léviathan, ou nous disant simplement que dans la vie il y a de l’espace pour tous.
Quand je vis ces baleines de la côte nord de Sardaigne, je ne pus réprimer un frémissement de peur en pensant dans quelle mer elles évoluaient.
Jamais dans l’histoire de l’humanité une mer ne fut aussi maltraitée que la Méditerranée. Pillée jusqu’à l’extinction de nombreuses espèces, humiliée par toutes les formes possibles de pêches illégales, et ses eaux sillonnées par toute sorte de marins d’eau douce qui ne voient dans la mer qu’un passe-temps, un parc de loisirs qu’ils pourraient tout aussi bien trouver à Las Vegas ou à Disneyworld.
Évidemment il n’existe pas d’inventaire des scooters des mers ou des embarcations sportives, rapides, criminellement rapides, qui fendent tous les jours les eaux de la Méditerranée. Il y a pourtant des rapports, quoique succincts, qui font état de collisions avec des dauphins déchiquetés par les hélices, des témoignages de centaines de pêcheurs qui, à bord de leurs bateaux lents, ont dû assister impassibles aux jeux que quelques crétins argentés se permettent avec les cétacés qui passent devant leurs embarcations sportives.
Il y a deux produits de l’ingéniosité humaine que je déteste par-dessus tout : la tronçonneuse et le hors-bord. Des millions d’hélices agitent les eaux de la Méditerranée comme s’il s’agissait d’un énorme mixeur dans lequel on prépare une boisson mortelle.
Je sais qu’il est très difficile de légiférer contre le marché, plus encore contre le marché du loisir irrationnel, et bien plus encore de prendre une mesure qui soit respectée à l’échelle internationale, limitant la vitesse, la pollution et les zones de navigation de ces pseudo-marins estivaux.
Mais la création d’une région protégée, d’un sanctuaire qui permettrait le développement et la reproduction d’une vie animale est une mesure urgente, indispensable, si nous voulons que les grands animaux de la mer soient sauvés de l’extinction en Méditerranée.
Je suis très pessimiste sur la possibilité d’émouvoir les oisifs fortunés ; cependant, par une sorte de foi en l’espèce humaine, je veux croire que dans un futur pas trop lointain, quelque industriel ou banquier, au lieu d’offrir à son fils adolescent un scooter des mers, l’invitera à aller à ce même endroit du nord de la Sardaigne où j’ai vu les baleines, et là, avec les enfants des pêcheurs, ce gamin s’émerveillera du spectacle des cétacés en mouvement dans leur espace naturel et protégé, car la vie est et sera toujours le plus digne et le plus prometteur des cadeaux.
Il est encore temps de sauver les baleines et les dauphins de Méditerranée. Il est encore temps de rendre à la mer des cultures un peu de tout ce que nous lui avons arraché.