UN CERTAIN LUCAS

La Patagonie argentine prend une intense couleur verte, de plus en plus soutenue à mesure qu’on se rapproche de la cordillère des Andes, comme si le feuillage des arbres qui ont survécu à la voracité des compagnies forestières voulait nous dire que la vie est possible malgré tout, car il y aura toujours des fous capables de voir plus loin que le bout du nez de la cupidité.

L’un d’entre eux est Lucas, ou un certain Lucas, comme, parodiant Cortazar, l’appellent les habitants des alentours du lac Epuyén.

Pendant les années 1976 et 1977, fuyant l’horreur déclenchée par les militaires argentins contre tout ce qui pensait ou se montrait différent du modèle établi selon les besoins de la patrie, que ces mêmes militaires avaient inventé, Lucas et un groupe de filles et de garçons avaient cherché refuge dans la lointaine Patagonie.

C’étaient des gens de la ville, des étudiants, des artistes, beaucoup n’avaient jamais vu un outil agricole et arrivaient chargés de livres, de disques, de symboles, avec pour seule idée de se risquer à formuler et à pratiquer un modèle de vie alternatif, différent, dans un pays où la peur et la barbarie uniformisaient tout.

Le premier hiver, comme tous les hivers patagoniens, fut dur, long et cruel. Les efforts consacrés à cultiver quelques carrés de potager les empêchèrent de faire une provision suffisante de bois et ils ne surent pas non plus calfeutrer convenablement les cabanes en rondins qu’ils avaient construites. Le vent glacé se faufilait partout. C’était un poignard de glace qui raccourcissait encore plus les journées australes.

Les pionniers, enfants de la ville, affrontaient un ennemi inconnu et imprévisible, et le faisaient de la seule manière qu’ils connaissaient : en discutant collectivement pour arriver à une solution. Mais les paroles bien intentionnées n’arrêtaient pas le vent et le froid mordait les os sans pitié.

Un jour, alors que les provisions de bois étaient presque épuisées, des hommes aux gestes lents se présentèrent devant les cabanes mal construites et, sans grands mots, déchargèrent le bois qu’ils transportaient à dos de mules, allumèrent les salamandres et se mirent à réparer les murs.

Lucas se rappelle qu’il les remercia et leur demanda pourquoi ils faisaient tout cela.

— Parce qu’il fait froid. Pour quoi d’autre, sinon ? répondit l’un des sauveurs.

Ce fut là le premier contact avec les gens de la Patagonie. Puis d’autres vinrent, et d’autres encore, et avec chacun d’eux les enfants de la ville apprenaient les secrets de cette région, belle et violemment fragile.

Ainsi passèrent les premières années. Les cabanes dressées près du lac Epuyén devinrent solides et accueillantes, les terres alentour se transformèrent en potagers, des ponts suspendus permirent de traverser les arroyos et, appliquant les leçons des paysans, chacun devint un protecteur des bois qui naissent au bord du lac et se prolongent à travers monts.

En 1985, en même temps que l’extermination des richesses forestières de la Patagonie chilienne par des compagnies de bois japonaises, la Patagonie argentine connut les horreurs du progrès néo-libéral : les tronçonneuses commencèrent à abattre des mélèzes, des hêtres, des yeuses, des châtaigniers, des arbres de trois cents ans ou plus et des arbustes d’à peine un mètre. Tout partait dans la gueule des broyeuses qui transformaient le bois en copeaux, en sciure facile à transporter au Japon. Le désert ainsi créé au Chili s’étendait jusqu’à la Patagonie argentine.

Les modèles économiques chilien et argentin sont la grande victoire des dictatures. Les sociétés qui ont grandi dans la peur acceptent comme légitime tout ce qui provient de la force, des armes ou du capital. Autour du lac Epuyén, rien ni personne ne semblait capable de s’opposer à la sinistre rumeur des tronçonneuses. Pourtant Lucas Chiappe, un certain Lucas, dit non, et se chargea de parler, au nom du bois, avec les gens qui vivent au sud du 42e parallèle.

— Pourquoi veux-tu sauver le bois ? lui demanda l’un d’eux.

— Parce qu’il faut le faire. Pour quoi d’autre, sinon ? répondit Lucas.

Et ainsi, contre vents et marées, entre défis et menaces, coups, emprisonnements, diffamations, naquit le projet « Lemu », ce qui en langue mapuche signifie bois.

À Buenos Aires on les appelle « ces hippies de merde qui s’opposent au progrès », mais les gens du lac Epuyén les soutiennent parce qu’une sagesse élémentaire leur dit que défendre la terre c’est défendre les êtres humains qui habitent le monde austral.

Chaque arbre sauvé, chaque arbre planté, chaque graine surveillée dans les pépinières est une seconde préservée du temps sans âge de la Patagonie. Demain, le projet Lemu sera peut-être un grand corridor forestier de presque mille cinq cents kilomètres. Demain, les astronautes verront peut-être une longue et belle ligne verte au bord de la cordillère des Andes australes.

Et quelqu’un leur dira peut-être que c’est Lucas Chiappe qui a commencé cela, un certain Lucas, citoyen d’Epuyén, là-bas en Patagonie.