TANO

Don Giuseppe aimait à dire qu’il était heureux à cause d’une série d’erreurs dont il se souvenait avec plaisir. La première d’entre elles avait eu lieu en 1946, quand le jeune Génois s’était embarqué pour l’Amérique, une Amérique qu’il imaginait avec les bras ouverts et hospitaliers de la statue de la Liberté. Il laissait derrière lui une Italie en ruine, le cauchemar de la guerre et de nombreux voisins qui avaient enterré à la hâte les chemises noires du fascisme pour enfiler les habits de démocrates.

Oui, l’Amérique l’attendait à bras ouverts et, pour être digne d’un tel accueil, don Giuseppe se répétait les vingt mots d’anglais que lui avait appris un soldat américain.

Après cinq jours de traversée, un homme d’équipage lui glaça le cœur en l’informant que le bateau naviguait effectivement vers l’Amérique, mais l’Amérique du Sud, car l’Amérique, lui dit-il, est plus grande et plus vaste que tous les espoirs et toutes les souffrances.

Remis de sa surprise, don Giuseppe chercha quelqu’un qui lui en-dise un peu plus sur sa destination et ne tarda pas à sympathiser avec un mécanicien, italien lui aussi, qui naviguait depuis plusieurs années sur les bateaux de la Compagnie sud-américaine de vapeurs.

Le compatriote lui parla de l’Argentine, un pays immense où la viande était quasiment gratuite et où il y avait tant de blé que ces dernières années encore on le brûlait pour produire de l’électricité. De plus, ajouta-t-il, je connais une famille piémontaise qui a ouvert à Mendoza une fabrique de pâtes, si tu y vas de ma part, je suis sûr qu’ils t’offrent un toit et du travail.

Quand ils arrivèrent à Buenos Aires et que don Giuseppe foula pour la première fois la terre américaine, le mécanicien se chargea de le mettre en rapport avec un camionneur qui transportait des matelas entre la capitale argentine et les provinces.

— D’accord, tano(2), je t’emmène gratis, je te paie le logement et les repas, en échange tu m’aides à décharger, mais ta véritable mission consiste à me parler pendant le trajet. Me parler sans arrêt, de n’importe quoi, même si c’est des bêtises.

Don Giuseppe ne saisit pas un traître mot du camionneur, mais quelque chose lui fit comprendre ce que l’homme voulait, si bien qu’il répondit va bene et grimpa dans la cabine du camion, un vétuste Mack avec un bouledogue chromé sur le capot. Après quelques kilomètres de route cela lui plut d’être appelé le tano, tout comme avec le temps il s’amuserait qu’on le surnomme le bachicha(3).

À peine eurent-ils quitté la banlieue de Buenos Aires que devant les yeux du jeune homme commença de défiler un paysage lisse, vert et infini, où il était rare de croiser un autre véhicule ou une personne. Les regards languides de milliers de vaches saluèrent son arrivée dans la pampa, et pour empêcher le conducteur de s’endormir il lui parla de sa vie, de la guerre. De Gênes et de ses rêves d’un bonheur bien mérité.

Ils avaient parcouru des centaines de kilomètres quand, à l’aube du jour suivant, le camionneur quitta la route par un chemin de terre qui les conduisit jusqu’aux bâtiments d’une estancia. Il y avait là d’autres camionneurs, mais il y avait surtout de la viande, beaucoup de viande, des bœufs entiers ouverts en croix, en train de griller sous le regard attentif de quelques gauchos. L’Italien mangea et but comme jamais dans sa vie, tellement que le camionneur, qui lui non plus n’était pas en reste, l’envoya continuer le voyage dans la remorque, pour y cuver sa cuite sur des matelas moelleux.

Don Giuseppe ne sut jamais ce qui s’était passé à Mendoza, si toutefois le camion s’était arrêté dans cette ville. Il se souvenait seulement d’avoir été réveillé par un froid intense et des voix d’hommes en uniforme vert qui lui ordonnaient de descendre.

Avec la tête sur le point d’éclater et une soif de cheval, don Giuseppe sauta à terre et frémit à la vue du paysage agreste des Andes enneigées. À son air éberlué, les carabiniers chiliens comprirent qu’il ne savait pas où diable il se trouvait.

— Cette statue est le Christ Rédempteur, la frontière. Du tétin gauche de Notre-Seigneur vers là-bas, c’est l’Argentine. Du droit vers ici, le Chili.

C’est alors que don Giuseppe découvrit que le chauffeur du camion n’était pas celui qui l’avait pris à Buenos Aires, et dans son dialecte génois bredouillant il répéta mille et une fois que sa destination était Mendoza tout en invoquant les ravages causés par l’asado(4) et les quantités de vin ingurgitées.

La seule chose que don Giuseppe comprit du discours des carabiniers chiliens fut qu’ils lui demandèrent s’il avait aimé l’asado et le vin argentins. Il parvint à répondre que oui et il n’en fallut pas plus pour que les policiers l’entraînent jusqu’à la cantine du détachement. Là, l’émigrant eut droit à un deuxième festin de viande et de vin, avec cuite à la clef, dont il se réveilla converti en associé d’un sergent qui se consacrait à l’élevage des dindons et autres volailles.

Des années plus tard, don Giuseppe, le tano pour les uns, le bachicha pour d’autres, ouvrit une grande épicerie à Santiago, dans le quartier de mon enfance. Il devint un citoyen supplémentaire de ce quartier prolétaire. Dans un gros cahier à couverture noire il inscrivait les dettes des clients qui achetaient à crédit ; à nous, les gosses, il distribuait de généreuses tranches de mortadelle, nous initiait aux secrets des opéras sur ses disques de carbone qui embellissaient les soirées, et il invitait tout le quartier à l’épicerie pour y célébrer les triomphes de l’Audax Sportivo Italiano sur les terrains de football.

La fête la plus mémorable de l’épicerie eut lieu le dimanche 4 septembre 1970. Ce soir-là, le quartier avait bien des raisons de se réjouir : Salvador Allende avait gagné les élections présidentielles, don Giuseppe se mariait avec madame Delfina, après une discrète relation de vingt ans, et, pour couronner le tout il nous annonça ému qu’il venait de prendre la nationalité chilienne.

Je le vis pour la dernière fois en 1994. C’était un vieillard. L’épicerie n’existait plus, ni le quartier, qui avait été dévoré par la misère. Mais ses vieux disques de carbone continuaient d’emplir les soirées d’amours impossibles et de voix impérissables. Je bus avec lui quelques verres de vin, j’écoutai une fois de plus son histoire, et cela me fit mal de lui répondre oui, quand il voulut savoir si c’était vrai qu’en Europe on traitait mal les émigrants.