SUR LES TRACES DE FITZCARRALDO

Si je devais écrire une biographie de Fitzcarraldo je commencerais par dire qu’il fut un triste individu auquel les arbres ne laissèrent pas voir la forêt de Manú.

Pendant des siècles Manú demeura caché au regard cupide des conquistadors, et les rares à s’aventurer dans ces forêts en quête de fortune rapide, soit se perdirent pour toujours avalés par les mécanismes d’autodéfense de la nature, soit en ressortirent déçus en inventant toutes sortes de boniments.

Certains prétendirent avoir affronté des armées d’amazones sanguinaires, femmes belles et cruelles qui, entre deux combats, folâtraient parmi les troncs au bord des fleuves. Aujourd’hui nous savons qu’il s’agissait de loutres géantes, les plus grosses de leur espèce, qui continuent de régner sur les lagunes formées par les fleuves Manú et Madre de Dios.

Pendant des siècles Manú resta dans l’oubli, jusqu’en 1896 où l’Europe et les États-Unis décidèrent qu’il n’était de richesse, de progrès ni de bien-être possible sans la ductile présence du caoutchouc. Cette même année, l’individu en question, un des pires aventuriers de tous les temps, le brutal et sans scrupules Charles Fitzcarraldo foula de ses bottes les forêts de Manú.

Amoureux du bel canto, il se déplaçait toujours avec un gramophone et des centaines de disques de carbone. Les Indiens Machiguenga l’appelèrent « celui qui porte les voix des dieux » et, admiratifs, l’accueillirent avec une exemplaire générosité. Les Kogapakori et les Ashuar se comportèrent de la même manière. La réponse de Fitzcarraldo fut d’en faire des esclaves pour recueillir les milliers de gouttes de latex qui couleraient chaque jour des cicatrices ouvertes sur les arbres à caoutchouc, mais la seule chose qui coula en abondance fut le sang des habitants d’Amazonie. Les calculs les plus optimistes font état de trente mille Indiens morts en une année. Ce fut la première grande rencontre de Manú avec la civilisation occidentale et chrétienne.

Un an plus tard, alors que Fitzcarraldo naviguait sur l’Urubamba, à la recherche d’un port qui pût servir de terminus pour le chemin de fer qu’il avait commandé en Allemagne, la forêt se vengea et avala à jamais le sanguinaire aventurier.

Certains soutiennent qu’il se noya lentement dans un marécage et que lorsqu’il ne resta plus que sa tête à la surface il se mit à chanter une aria, la première du genre à culminer dans un atroce gargouillis d’eau et de feuilles pourries. D’autres assurent qu’exténué par plusieurs journées de navigation sur le Río Madre de Dios, il s’endormit et que les indiens profitèrent de son absence onirique pour sauter à l’eau et l’abandonner à la merci du courant.

Quoi qu’il en soit, la mort de Fitzcarraldo eut pour effet que le monde oublia cet endroit nommé Manú, qui commence sur la partie la plus élevée du cerro Tres Cruces, à presque quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer, et d’où l’on peut se pencher sur un abîme de nuages, tantôt blancs, tantôt gris, qui laisse penser qu’au-dessous continue le paysage ocre des Andes, mais il suffit de descendre de cinq cents mètres pour retrouver l’empire de l’eau.

Il fait froid en haut, très froid, un froid accru par des pluies soudaines et persistantes qui favorisent la croissance d’une végétation clairsemée, riche en lichens, en mousses, en orchidées incomparables, en herbes médicinales et en fortes racines qui filtrent les sédiments et les minéraux charriés par les torrents formés par les pluies et chargés de substances vitales pour Manú et l’Amazonie.

Parfois, au cours de la descente, une ouverture dans la couche de nuages laisse fugacement entrevoir la présence émeraude d’un lac ou le vol d’une bande de « cous de serpent », une variété de grue palmipède au plumage bleu noir et blanc, au long cou gris et au bec jaune allongé. Alors je ressens un bonheur que n’a pas connu le malheureux Fitzcarraldo, celui de savoir que, des neuf mille espèces d’oiseaux qui vivent sur la planète, presque mille sont concentrées à Manú. Pourtant ce bonheur est bref, car aussitôt je me rappelle que dans la vieille et savante Europe, des trois mille espèces d’oiseaux répertoriées au début du siècle, il ne reste que cinq cents. Quelle grande invitation à en finir avec cette absurde coutume de la chasse de fin de semaine, de tuer tout ce qui vole.

La descente continue. À deux mille mètres le froid persiste et l’humidité s’empare des vêtements. Ce n’est pas une descente facile ; les avalanches sont fréquentes et il suffit que les racines d’un arbuste cèdent pour que des tonnes de boue et de sédiments se mettent à dévaler la pente.

Depuis 1987, où l’UNESCO a déclaré Manú patrimoine de l’humanité, il est possible de prendre un avion de Cuzco jusqu’à la forêt, mais le charme du voyage réside précisément dans ses difficultés, lesquelles sont dûment récompensées car, à chaque mètre descendu, la végétation change, la grosseur des espèces augmente, ainsi que la variété des orchidées, le parfum intense et rafraîchissant de fleurs inconnues. Tout croît et prend de plus en plus de place, comme si la puissante volonté de la forêt imposait que le moindre espace ne doive pas rester sans vie.

À mesure que l’on descend, la température augmente. Dans la vallée de Pilcopata, presque au niveau de la mer et avec les nuages enfin au-dessus de soi, on respire l’air unique de l’Amazonie. Là commence Manú, un million six cent mille hectares – quasiment la superficie de la Suisse – qui forment le dernier des grands jardins naturels, pour l’heure à l’abri de l’ambition destructrice des multinationales de l’or, du bois, ou du pétrole.

Le sentier commencé à Pilcopata se termine au hameau de Shintuya. Là, après avoir mangé un bon morceau de boca chica, un délicieux poisson accompagné d’une sauce à la noix de coco, je négocie avec un Machiguenga pour qu’il me conduise en canot, sur le Río Madre de Dios, jusqu’à son confluent avec le Manú.

Les Machiguenga sont généralement trilingues ; ils parlent leur dialecte, le quechua, qui leur sert de langue véhiculaire pour communiquer avec les autres peuples amazoniens, et un espagnol cérémonieux et riche en gérondifs.

— Pas pleuvant, nous un beau voyage faisant, me dit-il tandis que je m’installe dans la quille de l’embarcation. Je touche l’eau, elle est très froide, peut-être pour nous rappeler que sa source est toute proche, mais à deux mille mètres d’altitude.

La navigation à peine commencée, le canot est survolé par les curieux « coqs de roche », des oiseaux au plumage noir et soyeux sur la poitrine, à la tête ourlée d’une sorte de bosse couverte par un manteau de plumes rouges qui descendent jusqu’au milieu du dos. Sur les deux rives on voit des arbres peuplés de milliers de perroquets de toutes les couleurs, muets et comme en attente au passage de l’embarcation. Des seize espèces de perroquets que l’on trouve en Amérique du Sud, sept vivent dans la forêt de Manú, satisfaits de l’abondance des fruits et sans autre occupation que celle d’exercer leur étonnant talent d’imitation de n’importe quel son, notamment le coassement grave et grotesque du « crapaud à cornes », un gigantesque batracien qui ressemble à une énorme bouche verte couronnée par deux cornes marron.

Sur des troncs à moitié submergés, les tortues invitent à la contemplation oisive des vingt mille espèces de papillons de Manú, car ici c’est la terre des couleurs, et en font foi non seulement les papillons mais aussi la theobroma, une orchidée d’un rouge vif, phosphorescente au crépuscule, qui pousse sur les troncs de la chonta, ou encore la lèvre de fiancée, une autre variété d’orchidée bleue au parfum vanillé. On trouve aussi à Manú des couleurs stimulantes pour les papilles, comme celle de la tabernamontana qui invite l’assoiffé à boire sa pulpe orangée et parfumée.

Le canot avance et la forêt change, elle change sans cesse, elle n’est jamais pareille. Parfois, derrière un coude du fleuve, les cimes des arbres sont cachées par de gros nuages. D’autres fois, les troncs semblent flotter sur l’épais brouillard qui tapisse le sol. Les îles dispersées sur le fleuve tiennent beaucoup de l’arche de Noé. Des centaines d’espèces y vivent sans autres peurs que celles inhérentes à la lutte pour la survie, sans plus de violence que celle nécessaire.

Entre deux îlots, le pagayeur m’indique un point sur le ciel bas et proche. J’ai alors le privilège de voir un oiseau unique, une « harpie », le plus rapide et implacable des rapaces.

Je suis son vol. Je sais que, par exemple, elle fondra sur un étonnant « singe grognon », un singe couleur de miel, aux yeux rouges et aux grimaces agressives. Le cri du singe fera tressaillir la forêt, la harpie tentera en plein vol de lui planter ses serres et le singe cherchera à lui enrouler autour du cou sa forte queue préhensible pour l’étrangler. L’un des deux vaincra, mais seule la forêt le saura, il n’y aura pas d’autres témoins que le majestueux jaguar, le boa taciturne, ou quelque Indien piro venu des profondeurs de l’Amazonie en quête de plantes médicinales.

Après cinq heures de navigation nous accostons de vastes plages peuplées de loutres géantes, belles, sensuelles, toujours en alerte face à la menaçante et tenace férocité des caïmans, heureusement leurs seuls ennemis aujourd’hui.

On estime qu’il y a cinquante ans, environ dix mille loutres géantes vivaient dans les fleuves amazoniens. La peau de la plupart d’entre elles a fini sur le dos de dames argentées d’Europe et des États-Unis. Actuellement il en reste une centaine à Manú, et ce sont les dernières loutres géantes de notre malheureuse planète.

Manú est un territoire de survivances et de contrastes. Sur un hectare on dénombre deux cents espèces d’arbres. Dans toute l’Europe il y en a à peine cent soixante. Ici, la vie s’immole et se recrée dans le formidable chaos des origines. Les orages abattent les arbres les plus hauts, les fleuves les submergent et les troncs servent de nourriture aux poissons et aux insectes qui, passée la saison des pluies, seront la meilleure invitation pour les cigognes jabiru, venant de l’Atlantique, fatiguées de survoler le Chaco Impénétrable et le bas Mato Grosso.

Ainsi tombe la nuit et le pagayeur machiguenga me propose une anse du fleuve pour nous reposer. Nous partageons son manioc bouilli et mes biscuits complets. L’eau du fleuve et quelques cigarettes incitent à bavarder un moment.

Pendant qu’il entoure l’endroit de ses amulettes protectrices, il m’énumère, dans son espagnol particulier, tout ce qu’il a vu pour que je comprenne que le monde à Manú est comme il doit être. Allongé près du feu je regarde les étoiles et je sens la présence de millions d’insectes. Oui. De millions. En 1959 les scientifiques du Smithonian Institute réalisèrent le premier cadastre entomologique de Manú et conclurent que la richesse de la planète avait augmenté de trente millions d’espèces.

La nuit en forêt enveloppe tout de son silence particulier construit de mille rumeurs. C’est le mécanisme prodigieux de la vie qui tend ses muscles pour faciliter l’accouchement de la « Vénus nocturne », une petite orchidée de la taille d’un bouton de chemise, d’un violet vif, qui ouvre ses pétales aux premières lueurs de l’aube et meurt quelques minutes plus tard, car la minuscule éternité de sa beauté ne résiste pas à la lumière de Manú qui change sans cesse, selon les humeurs du ciel, de l’eau et du vent.

Fitzcarraldo ne vit rien de tout cela. La cupidité sera toujours comme une aiguille de glace dans les pupilles.