RÊVER S’ÉCRIT AVEC LE « R » DE SALGARI

Dans un de mes rêves d’enfance Sandokan avait été sérieusement blessé au cours d’un affrontement avec des négriers hollandais, et son loyal Yañez n’était pas avec lui. Mais j’étais là, moi, affligé auprès du héros tombé, et ravalant mes larmes, je demandai au Tigre de Malaisie ce que je devais faire.

— Va chercher Yañez. Mets le cap sur Madagascar toutes voiles dehors, me répondit-il.

Des années plus tard, en 1984, je me trouvais au Mozambique, et dans une chambre de l’hôtel Sevilla, à Maputo, je refis le même rêve.

C’est ainsi que je rassemblai mes affaires et, à Punta da Barra, au nord d’Inhambane, je montai à bord d’un bateau de pêcheurs qui navigua vers l’est le long du Tropique du Capricorne.

D’une largeur d’environ six cents milles, le canal du Mozambique sépare l’Afrique de Madagascar, la quatrième île du monde par la taille. À mi-chemin, entre de dangereux bancs de sable, que les marins mozambicains connaissent comme la paume de leurs mains, je pus apercevoir les contours d’un autre lieu souvent visité par Sandokan : la triste île Europe, appartenant à la France et peuplée de milliers d’oiseaux de mer qui ne crient pas en français.

Après deux jours de paisible navigation, les pêcheurs me laissèrent à Tuléar, une belle ville entourée de palétuviers, qui ouvre les portes de l’immense Madagascar. Une bonne route permet de parcourir aisément les mille six cents kilomètres de l’île, depuis Fort Dauphin, au sud, jusqu’à Diego Suarez, au nord, mais quelque chose d’inexplicable me disait que je trouverais Yañez en empruntant les étroits chemins de la partie ouest, et j’eus ainsi l’occasion de connaître Mania, Morandova, Bejo, Maintirano et Marovoay.

Dans l’exubérante forêt d’ébène, de bois de rose, de palissandre et de raphia, apparaissent soudain les plantations de canne, de tabac et d’arbres à épices. Le vieux chemin de fer qui relie Maintirano à Tananarive traverse des régions dont l’air humide imprègne la peau d’odeurs de clous de girofle, de cannelle, de poivre et de noix de muscade, comme si la nature parfumait le voyageur avant qu’il ne fasse la connaissance des belles, très belles femmes malgaches qui, à tout point de vue, paraissent avoir été modelées par la plume de Salgari.

Elles sont altières, énigmatiques, se déplacent d’une démarche presque irréelle, car on pourrait jurer que leurs pieds ne touchent pas le sol.

Et les hommes, en plus d’être affables, sont d’extraordinaires causeurs. D’après les guides de voyage, à Madagascar on parle français et malgache, mais la proximité du Mozambique permet de se faire comprendre en portugais sans aucun problème.

Un soir, dans une taverne de Tamatave, je commençai à me faire du souci car je n’avais pas trouvé la moindre piste de Yañez, si bien que, pour mieux réfléchir, je vidai quelques verre du bon rhum de l’île et fumai un de ces cigares que les femmes roulent sur leurs cuisses généreuses. Soudain, sans m’en rendre compte, mes mains se joignirent au tambourinement rythmé des doigts sur les tables et je me laissai emporter par les conteurs d’histoires qui parlaient de jours très lointains, d’une liberté arrachée par les négriers français et hollandais, d’une Polynésie à laquelle les Malgaches retournent chaque nuit dans le vaisseau halluciné du tabac et du rhum, ce même bateau infini des rêves où j’ai enfin retrouvé Yañez qui m’a appris que Sandokan allait bien, très bien, qu’il était rétabli et prêt pour de nouveaux combats, car les blessures des héros de la littérature sont rapidement guéries par le baume de la lecture.