« 68 »
Pour les trente ans de 68 on parlera du mai français, de la geste des étudiants parisiens, on entendra ceux qui y étaient et ceux qui voulurent ou crurent avoir été sur les barricades du Quartier latin. Je voudrais évoquer un soixante-huitard qui n’était pas à Paris, mais en beaucoup d’autres endroits.
Je l’ai connu en 1967 lors d’une rencontre de mouvements de jeunesse du Cône sud qui se déroulait à Cordoba, en Argentine, et au cours de laquelle nous, qui n’avions pas vingt ans, avions été étonnés par un groupe de rock venu de Tchécoslovaquie. Ils s’appelaient The Crazy Boys et celui qui était première guitare et chanteur s’efforçait d’expliquer en espagnol les textes qu’il chantait ensuite dans la langue de Seifert.
Cet après-midi-là, dans le stade de football de Cordoba, Miki Volek nous parla d’un jeune poète tchèque nommé Jan Palach dont il nous lut un poème qu’il avait mis en musique. Le poème disait : J’ose parce que / tu oses parce que / il ose parce que / nous osons parce que / vous osez parce que / ils n’osent pas.
Nous étions à cette époque, comme les rockers d’aujourd’hui, très fidèles à nos idoles, et nous avions du mal à ajouter des noms à la liste qui commençait par Pete Segers, Lou Reed et Bill Haley, mais The Crazy Boys et son leader Miki Volek nous ouvraient une dimension différente de cette musique que nous portions, et portons encore, dans nos veines. Nous ne comprenions pas la langue tchèque, mais nous sentions que ces chansons étaient comme nous : pleines d’espoir, joyeuses, irrévérencieuses.
Un an plus tard survint l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, l’écrasement par le feu et par le sang du Printemps de Prague. Jan Palach, fidèle à son poème, osa jusqu’aux ultimes conséquences en immolant sa précieuse jeune vie devant les tanks des envahisseurs. Miki Volek osa lui aussi et fut emprisonné pendant six mois avant d’obtenir une liberté douteuse en échange de l’abandon de sa profession de musicien, de sa foi de rocker.
Entre 1969 et 1971, Miki Volek travailla comme jardinier dans un cimetière de Prague. « J’ai cru que j’étais seul, que je n’avais plus que les morts, alors je chantais pour eux, mais que je n’ai jamais su s’ils aimaient mon répertoire », raconta Miki à la réunion clandestine où fut fondé le groupe de la Charte 77. Mais il n’était pas seul.
À la fin de 1971, grâce aux démarches de plusieurs groupes de rock, tels que les Blue Splendor, Red Diamonds ou The Río Branco Connection, Miki Volek put venir au festival de rock de Valparaiso, au Chili. Il arriva sans sa guitare, que la dictature tchèque lui avait confisquée, mais avec des chansons pleines d’espoir, joyeuses et irrévérencieuses.
En s’accompagnant d’une guitare prêtée il nous chanta un thème que nous intégrâmes immédiatement à notre répertoire. C’était une ballade qui parlait d’une troisième voie vers la liberté : loin de l’égoïsme, loin de la médiocrité et loin, très loin, du pouvoir.
À la fin du concert, des mains anonymes lui firent parvenir un paquet qui avait voyagé de Montevideo jusqu’à la scène. Miki l’ouvrit aussitôt. C’était une guitare électrique, une Fander, c’était la guitare, et un petit mot y était accroché : « Pour que tu n’arrêtes jamais de jouer. Direction du MNL Tupamaros. »
Cette Fander accompagna Miki Volek toute sa vie. Elle fut la compagne de son incessante audace. Volek alla plusieurs fois en prison, il connut les coups, les humiliations et n’arrêta jamais de chanter, jusqu’à ce que le régime communiste s’effondre comme un château d’ordures.
Je le vis pour la dernière fois à Berlin, pendant l’inoubliable nuit où le mur tomba. Nous parlâmes des vieux rockers, il me raconta que The Crazy Boys étaient tous grands-pères et que lui, malgré quelques ennuis de santé, continuait à être le même joyeux drille que j’avais connu à Cordoba. Nous bûmes la dernière bière, le coup de l’étrier, dans une station de métro et je le vis s’éloigner avec son allure de rocker invaincu.
Miki Volek mourut le 15 octobre 1996, le même jour que Sergiu Celibidache, c’est pourquoi personne ne parla du rocker tchèque ni n’écrivit de notice nécrologique.
En apprenant la nouvelle j’ai demandé à mon fils Carlos, guitariste – il joue lui aussi sur une Fander – du groupe de rock suédois Psycore, de retrouver The Crazy Boys parmi la tribu mondiale des rockers. Je rencontrai ainsi Jîri Bander, le bassiste du groupe tchèque. J’appris par lui que Miki était mort seul, dans la solitude la plus absolue et dans la misère. À cinquante-trois ans ses reins avaient lâché et il n’avait pas d’argent pour payer un médecin. Il vivait dans une banlieue de Prague où il était l’unique habitant d’un immeuble condamné à la démolition. Il n’avait rien. Rien ? Non. Il avait encore la guitare que lui avaient offerte les Tupamaros et il la tenait serrée contre lui dans son dernier voyage.
Miki Volek est l’un de mes héros de 68, et je suis sûr qu’avant de mourir il osa arracher quelques notes à la Fander. Quelques notes pleines d’espoir, joyeuses et irrévérencieuses, car les nobles rockers comme Miki s’en vont mais ne meurent pas.