CHUCHÚ ET LE SOUVENIR DE BALBOA
« L’histoire de Panama est si fiévreuse qu’elle ne peut être expliquée qu’à travers la littérature. » C’est ce que j’ai entendu dire par José Jésus Martínez, alias Chuchú, l’homme qui en savait le plus sur l’isthme, ses forêts, les animaux et les gens. En tapant ces lignes, j’écoute sa voix sur une bande enregistrée en 1979 et je sais que je ne pourrai pas écrire sur Balboa sans l’aide de son souvenir.
« Et Panama est aussi une terre d’ingrats, ici on n’a jamais su et on ne sait toujours pas pour qui on travaille », ajoute Chuchú Martínez en regardant le bout incandescent de son havane dans un restaurant de Colón. Une fois de plus il a raison, car dans le livre écrit par le Bachelier, il n’y a pas une seule mention du voyage de Balboa et de la découverte du Pacifique, de la même manière qu’on minimise le mérite de don Rodrigo Galván de Bastidas d’avoir été le découvreur de Panama, bien que les écoliers panaméens chantent en chœur, tous les lundis, que la période hispanique du pays commence avec lui.
Galván de Bastidas était un commerçant sévillan et un navigateur expérimenté qui accompagna Colomb dans son deuxième voyage au Nouveau Monde. Il navigua le long de la côte nord-est de l’Amérique du Sud, puis de l’Amérique centrale jusqu’à l’île de San Blas. Il fut le premier Européen à fouler la terre américaine, tandis que le Grand Amiral génois restait à bord et examinait jusqu’à l’obsession les cartes marines de Paolo Toscanelli, convaincu qu’il se trouvait tout près de l’Asie ; pourtant, grâce à ceux qui ne connaissent pas l’histoire, Colomb s’appropria la gloire d’avoir été le fondateur de la première ville européenne du continent : Santa María de Belén, fondée en 1503, sur la côte caribéenne de Panama. Comme dit Chuchú : personne ne sait pour qui il travaille.
« Comme ceux d’aujourd’hui, ces temps-là étaient riches en stupidités surprenantes. Tu connais l’histoire de la nef des rats ? » demande Chuchú, et sans attendre ma réponse, il commence à raconter avec son accent caribéen.
Une fois fondée Santa María de Belén, Colomb, très inquiet du retard du capitaine Fernando Alvarez Hidalgo de la Sierra, qui devait arriver d’Espagne avec des vivres, partit en mer à sa rencontre et, quelques jours plus tard, un gabier aperçut à l’horizon une caravelle à la dérive. Le Grand Amiral ordonna de l’aborder et découvrit en montant à bord un spectacle ahurissant.
Le navire grouillait de centaines de rats qui avaient dévoré toutes les provisions et s’étaient acharnés sur les pauvres marins. Ils rongeaient les os nettoyés de ces malheureux. Ils rongeaient tout : des voiles il ne restait que des lambeaux, les câbles n’étaient plus que des filaments, et sur le château de poupe, aux boiseries ornées de motifs en relief, de petits rats s’amusaient à entrer et sortir des orbites vides du capitaine.
Fernando Alvarez Hidalgo de la Sierra, catholique rigoureux, avait toujours vu dans les chats l’incarnation de Satan, aussi s’était-il refusé à embarquer ces félins si utiles à bord d’un vaisseau.
« Balboa. Vasco Núñez de Balboa. De lui on ne sait pas grand-chose. Sa biographie est pleine de lacunes peut-être prémonitoires de ce que serait plus tard l’histoire du Canal », ajoute Chuchú.
Vasco Núñez de Balboa, d’après les gravures que l’on connaît de lui, était un aventurier de belle allure né à Jerez de los Caballeros, en 1475. Il venait d’avoir vingt-cinq ans quand il décida qu’une partie des richesses des Indes, dont on parlait tant, lui revenaient et, de but en blanc, il s’embarqua sur le vaisseau commandé par Galván de Bastidas. Son nom apparaît pour la première fois dans la chronique de la fondation de Santa María de Belén, l’établissement qui fit penser à Colomb, aux membres de l’expédition et à de Bastidas lui-même qu’en s’appuyant sur cette arrière-garde et sur cette source de ravitaillement, il leur serait facile de trouver la Terre de l’Or, El Dorado, ou quel que soit le nom donné à cette supercherie qui, d’après Colomb, se situait nécessairement plus au sud.
Mais la bonne étoile refusa de briller sur la ville. Les attaques constantes des Indiens caraïbes, excédés par les abus de ces étrangers, les nuées de moustiques pourvoyeurs de fièvres terribles, le climat chaud et humide que, curieusement, seuls les Biscaïens supportaient, la végétation épaisse et impénétrable, l’inhospitalière région montagneuse qui empêchait d’exécuter les ordres de l’Amiral et de chercher un passage vers le sud, les obligèrent à abandonner les lieux et, le 16 avril 1503, à appareiller vers l’Espagne, sans grande gloire et accablés de peines.
On ne sait pas avec certitude ce que fit Balboa, ni où il passa les sept années suivantes, mais en 1510 et, selon certains, fuyant ses créanciers, il se mit sous les ordres de Martín Férnandez de Enciso, dit le Bachelier, qui organisa à partir de Saint-Domingue une expédition pour secourir Alonso de Ojeda, compagnon de Colomb, célèbre pour avoir été l’auteur du guet-apens ayant permis la capture de l’indomptable cacique Caonabó, et qui, en 1499, quitta Cadix avec sa propre expédition où figuraient deux illustres marins : Juan de la Cosa et Américo Vespucci. Ojeda était assiégé par les Indiens dans la colonie de San Sebastián, face au golfe d’Uraba.
« Ojeda était un type sensé. Il a découvert et baptisé le Vénézuela, il est revenu en Espagne couvert de chaînes, accusé de vol et de prévarication, il n’a sauvé sa peau que grâce à son amitié avec l’évêque Fonseca, il est reparti en Amérique centrale auréolé de gloire et de majesté, et il a fondé le fort de Calamar à Carthagène. Puis, fatigué de se battre, il s’est retiré et a fini ses jours dans un couvent franciscain d’Hispaniola. Jeter l’éponge à temps est un acte de bon sens », assure Chuchú.
Balboa n’était pas de ceux qui jettent facilement l’éponge. Avec le Bachelier et un corps expéditionnaire il arrive trop tard à San Sebastián, il trouve la colonie détruite et, avec les survivants, s’enfuit vers Carthagène. Là, Enciso, qui dispose de plusieurs nefs et bâtiments, leur ordonne de repartir à Uraba, mais Balboa s’y oppose et estime qu’il est plus sûr de se diriger vers le golfe de Darién pour y installer un nouvel établissement.
« Balboa était un aventurier, mais il pressentait que tout ce qui brille n’est pas or. Il a peut-être été le premier à voir les autres richesses de l’isthme », explique Chuchú.
Enciso maintint ses ordres, mais Balboa lui répliqua que, avec une fortification sur les hauteurs du golfe dominant la plage par devant, et la protection de la forêt par derrière, ils seraient à l’abri comme nulle part ailleurs.
Et c’était vrai, car le golfe de Darién était entouré d’une épaisse forêt de corotus, de merisiers, d’orangers sauvages, de lauriers, d’acajous noirs qui, outre leur protection, offraient de bons bois pour construire maisons et bateaux.
La discussion des Espagnols se termina par l’arrestation du Bachelier. Balboa prit le commandement, lui confisqua ses biens et le renvoya enchaîné en Espagne, sous l’accusation d’avoir exercé un commandement sans autorisation royale.
En 1511, sous les ordres de Balboa, se dressait Santa María la Antigua del Darién, appelée à être la ville la plus importante de la province de Castilla del Oro, qui s’étend d’Uraba à ce qui est aujourd’hui le Honduras.
L’enclave grandit rapidement. Dans la forêt toute proche les colons entendaient le chant des oiseaux, le rugissement des pumas et des jaguars, ils chassaient le sanglier, le tapir et la chèvre sauvage, ils craignaient le boa et le mortel serpent corail, ils s’amusaient avec les singes et dévoraient les œufs des patientes tortues. Il ne leur manquait presque rien. La nature était généreuse et quand la rigueur des vents alizés rendit interminable le torride hiver qui dure de mai à décembre, ils se nourrirent de goyaves parfumées, de blancs chirimoyos, de la chair âpre de la noix de coco, d’avocats crémeux, de bananes qui combattent efficacement la diarrhée et de la perturbante pulpe du mamey.
En 1512, arrive à Santa María la Antigua del Darién don Diego de Nicuesa, nommé gouverneur de Castilla del Oro par le roi Ferdinand le Catholique. Nicuesa est suivi d’une armée de soixante-dix hommes vaincus, survivants des sept cents qui avaient fondé en 1511 la colonie de Nombre de Dios, que les Indiens caraïbes avaient effacée de la carte moins d’un an après sa fondation.
Quand Nicuesa tente d’assumer le commandement qu’impose son rang, il est expulsé avec ses hommes par les partisans de Balboa. Mais ce n’est pas un sentiment de loyauté à leur chef qui dicte leur conduite. Ils ont entendu de la bouche des Indiens que, tout près de là, des îles regorgent de perles et des rivières charrient de l’or et des pierres précieuses. Moins ils seront, plus juteux sera le partage.
Peu de temps après, la couronne espagnole reconnaît la légitimité de l’autorité de Balboa, qui reçoit les titres de capitaine et administrateur de La Antigua. Son pouvoir confirmé, Balboa obtient qu’on lui envoie de Saint-Domingue des vivres destinés à la ville afin d’organiser des explorations de l’isthme. Celles-ci lui apprennent qu’on ne peut pas se déplacer en forêt sans l’aide des Indiens, aussi passe-t-il une alliance avec le cacique Caretas : les Espagnols le protègeront des attaques des autres ethnies en échange de guides et de porteurs. Pour sceller l’alliance, Balboa prend pour femme Anayansi, la plus jeune fille du cacique.
À la fin de 1512, Balboa écrit à Ferdinand le Catholique : « Dans cette province existent de richissimes mines d’or d’une grande pureté, nous avons trouvé trente rivières et toutes charrient des paillettes d’or, ce qui me porte à penser que la source est cachée dans les montagnes à quelque onze lieues d’ici ».
En mai 1513, en recherchant les sources aurifères, Balboa traverse le territoire du cacique Comagre. Il est bien reçu et entend de la bouche de l’Indien que de l’autre côté des montagnes, vers le sud, se trouve l’empire de la richesse. Là-bas, les attend tout l’or qu’ils peuvent imaginer.
« À ce moment-là commence la tragédie de Vasco Núñez de Balboa », commente Chuchú.
Le 1er septembre 1513, à la tête de deux cents colons et de huit cents Indiens mis à sa disposition par son beau-père, le cacique Caretas, Balboa entreprend la marche vers le sud et les premières hautes forêts de la montagne de Darién. Parmi eux marche un soldat silencieux, Francisco Pizarro, qui deviendra tragiquement célèbre des années plus tard comme destructeur du monde inca.
Il pleut. Ils gravissent péniblement les montagnes en se frayant un passage à coups d’épée. Il pleut. Les corps s’enfoncent à mi-jambe dans la boue, les scorpions piquent, les moustiques deviennent de minuscules démons insupportables, il ne cesse pas de pleuvoir, les mousquets gênent, inutiles avec leurs mèches éteintes, ils seront impossibles à réarmer, les plastrons cuirassés sont une charge blessante et absurde, les reptiles venimeux font leurs premières victimes et au bout d’une semaine de marche les Indiens sont traités de manière cruelle, de plus en plus cruelle, jusqu’à ce qu’ils commencent à déserter.
Privés de l’appui des Indiens, les Espagnols se perdent vite dans le labyrinthe de la forêt. Balboa ordonne des châtiments pour ceux qui maltraitent les Indiens, mais la pluie, la forêt qui semble grandir dans leur dos et les mille dangers sifflants rendent la marche lente et pénible, dans cette jungle presque toujours plongée dans les ténèbres.
Tandis que Balboa et ses hommes se frayent un chemin à travers l’épaisse végétation, en Espagne les doutes augmentent au sujet des assertions de Colomb, qui persiste à affirmer qu’il a découvert la partie postérieure de l’Asie. Ferdinand le Catholique lit et relit une missive de Balboa dans laquelle celui-ci soutient qu’ils ont en réalité touché une Terra Incognita, inconnue et pleine de possibilités pour y établir l’empire de la Croix et en tirer des richesses insoupçonnées destinées à l’Europe, servant ainsi Dieu et sa Majesté.
Après deux semaines d’une marche pénible, les hommes de l’expédition descendent les versants sud du massif de Darién et se reposent sur les berges du Río Chucunaque. Ils ont parcouru une centaine de kilomètres et des deux cents colons à peine la moitié tient encore debout. La plupart des Indiens ont déserté et les rares qui sont restés avec les Espagnols sont tout aussi fatigués qu’eux. Pourtant l’expédition repart le long du fleuve et arrive ainsi au confluent du Tuira, le fleuve le plus important de l’isthme. À partir de là, à mille quatre cents mètres, sur les hauteurs de Pirre, la végétation est basse et la marche se fait plus pénible à cause de la pluie qui s’abat implacablement sur les corps.
Le Río Tuira s’élargit et son débit augmente. Le terrain, dominé au sud par les montagnes de Bagre, est marécageux et menaçant. Seuls les rares Indiens qui les accompagnent encore connaissent les dangers dentus de la mangrove.
Enfin, à la mi-journée du 25 septembre 1513, le Río Tuira conduit Balboa et ses hommes vers une baie solitaire. Là, ils voient pour la première fois le Pacifique, l’immense mer du sud. C’est la fête de Saint-Michel et, après avoir embrassé le sable et pris possession de ce « Grand Océan » au nom de Ferdinand le Catholique, Balboa baptise le lieu Bahia de San Miguel.
« Il avait trouvé le Pacifique, de l’eau, beaucoup d’eau, mais pas une seule pépite d’or. C’est pour ça que les survivants se sont mutinés en l’enjoignant, non pas de revenir, mais de continuer plus loin », explique Chuchú.
Et ils continuèrent. Ils longèrent la côte de ce qu’on appellerait plus tard le Golfe de Panama, jusqu’à ce que des îles au loin les incitent à abattre des arbres pour construire des radeaux et y aborder.
Il y avait des perles, des milliers de perles, dans ces îles, aussi furent-elles baptisées l’archipel des Perles.
Le 19 janvier 1541, Balboa et un petit groupe de ses hommes repartirent à La Antigua pour apprendre à l’Espagne la nouvelle du « Grand Océan ». Sur le chemin du retour, Balboa ignorait que sa disgrâce était en train d’arriver à l’isthme toutes voiles dehors : une puissante flotte de vingt-deux vaisseaux, avec deux mille hommes à bord, s’approchait de La Antigua. À sa tête, Pedro Arias de Avila, dit Pedrarias, un soldat de soixante-dix ans, célèbre pour son courage lors de l’expulsion des Maures de Grenade, et avec lui, Martín Fernández de Enciso, le Bachelier, animé d’une furieuse envie de revanche.
La situation changea rapidement à La Antigua. Le traitement amical des Indiens instauré par Balboa fut remplacé par une brutalité exterminatrice. Les structures quasi démocratiques qui prenaient en compte l’opinion des caciques furent piétinées par la férocité conservatrice du vieux guerrier assoiffé de pouvoir.
Sachant qu’il jouissait de l’estime de Ferdinand le Catholique, Balboa se crut à l’abri des intrigues et s’efforça de tempérer les agissements violents des soldats aux ordres de Pedrarias, puis, afin de passer une sorte de pacte de paix avec le vieil homme, il proposa le mariage à une de ses filles, mais tous ses efforts furent vains. Après la mort du roi Ferdinand, son successeur, Charles Quint, retira toute autorité à Balboa qui devint une cible facile pour la vengeance.
Pedrarias le fit arrêter en l’accusant de conspiration contre le premier gouverneur, le Bachelier, et le 12 janvier 1519, il fut condamné à mort et exécuté.
« Il a légué l’exemple d’un homme honnête et pacifique. C’est curieux, mais aujourd’hui encore les Indiens cuna et choco disent du bien de lui. C’est le seul Espagnol qui a laissé un bon souvenir. Balboa. La monnaie nationale panaméenne porte son nom, mais elle n’existe pas. Qui sait, l’honnêteté n’existe pas non plus, c’est pour ça qu’elle est si importante pour nous », conclut Chuchú.
C’est sûr. L’honnêteté est une vertu très appréciée des Panaméens. Quand fut signé, en 1979, le traité Torrijos-Carter qui restituait au Panama la souveraineté sur la zone du Canal, le président américain se présenta à la cérémonie accompagné de dizaines de conseillers et de généraux. Omar Torrijos, lui, était accompagné de deux écrivains, Gabriel García Márquez et Graham Greene, ainsi que d’un sergent de la garde nationale panaméenne : José de Jesus Martínez, alias Chuchú.
Carter signa le premier et tendit le stylo à Torrijos ; celui-ci hésita, joua un peu avec le stylo et finalement s’adressa à son ami.
— On signe, Chuchú ? lui demanda-t-il, tandis que les places boursières du monde entier tremblaient comme en proie à une crise de malaria.
Alors, Chuchú observa longuement le visage de Jimmy Carter, regarda ses cheveux, ses oreilles, ses lèvres, ses yeux, tout, avant de conclure :
— Oui, ce gringo a l’air honnête.