ROSELLA, LA PLUS BELLE

Il y a exactement deux ans, sous le soleil piémontais de midi, je sentis que la faim hâtait mes pas vers le marché d’Asti et une vieille trattoria qui s’appelait simplement : Trattoria du Marché.

J’ouvris la porte, entrai, l’endroit me parut un de ces restaurants de cuisine populaire où je suis allé dans de nombreux pays et où l’on mange incontestablement mieux que dans les établissements alignant plusieurs fourchettes, car on mange aussi avec les yeux, avec les oreilles, et l’accompagnement est généralement fourni par les gens qui partagent les autres tables.

Une femme souriante vint vers moi, petite, aux yeux vifs, qui m’invita aussitôt à prendre place près de la fenêtre donnant sur le marché, me dit que je devais goûter son vin – le meilleur vin d’Asti, ajouta-t-elle – puis se mit à m’observer avec une expression amusée.

— Tu aimes ? demanda-t-elle en montrant mon verre vide.

Je répondis que oui, qu’il était très bon, rafraîchissant, fruité, et je lui demandai la carte pour choisir ce que j’allais manger.

— Je m’appelle Rosella et il y a quarante ans que je nourris des camionneurs, des vendeurs, des représentants de commerce, des artistes et des saltimbanques. Pas un ne s’est plaint jusqu’à maintenant, affirma-t-elle.

— Très bien, répondis-je et la nappe à carreaux rouges et blancs se couvrit des jardins potagers du Piémont, avant de passer aux prodigieuses pâtes, orgueil de la cuisine de Rosella. J’adore la saveur et l’arôme du basilic. Ce jour-là j’ai adoré plus que jamais l’orchidée verte de la table méditerranéenne. Je suis resté une semaine dans la ville et, midi et soir, je me suis installé à une table de la Trattoria du Marché.

Il y a une semaine je suis retourné à Asti et la première chose que j’ai faite fut d’aller à la trattoria pour saluer Rosella ; l’endroit n’avait pas changé, mêmes tables, mêmes nappes et mêmes arômes provenant de la cuisine, mais il y avait une ambiance étrange parmi les clients, une ambiance où se mêlaient la peine et la colère, la nostalgie et l’impuissance.

En buvant le vin de la dernière vendange j’appris qu’une condamnation à mort pesait sur la trattoria, car la municipalité – de droite – avait décidé de raser la maison au prétexte qu’elle ne réunissait pas les caractéristiques requises pour entrer dans l’inventaire des édifices historiques, que ses cent cinquante ans ne signifiaient pas grand-chose dans une ville aux constructions millénaires, et enfin que son emplacement était destiné à un édifice moderne.

La maison en question n’est pas jolie, elle est belle. Surtout les soirs d’été quand Rosella sort les tables dans la rue ou en installe sous les arceaux d’une vieille écurie. On dîne alors à la lueur des bougies dans une ambiance parfumée par les lauriers-roses et les légumes d’un jardin tout proche. On dîne et on chante. Il arrive toujours quelque guitariste et à la deuxième chanson la trattoria se convertit en fête de famille. Mais rien de cela ne compte pour la modernité.

Le 18 juin dernier, la Trattoria du Marché a célébré son dernier dîner. Rosella, en habits de fête, a invité tous ses clients à réserver une fin digne à la cave, aux légumes du potager, elle a préparé des kilos de ses fameuses pâtes, plusieurs faitouts de son inégalable ragoût d’aubergines et d’immenses plateaux de son inoubliable tarte aux truffes.

Nous avons mangé, chanté, ri, bu jusqu’à l’aube, où se sont joints à la fête les camelots du marché, les vendeurs de journaux et les premiers oiseaux du matin.

À intervalles réguliers, une femme à l’accent napolitain velouté entonnait une chanson dont le refrain, « Rosella, tu es et sera toujours la plus belle », était repris en chœur comme une façon de conjurer le destin et de rendre la défaite plus supportable.

Je sais maintenant que je ne reviendrai jamais manger chez Rosella, et que la Trattoria du Marché vient s’ajouter à l’inventaire de mes pertes.