ASTURIES
Je déteste parler de moi parce que je n’ai jamais voulu être un personnage, mais que diable, je suppose qu’un écrivain doit affronter sa propre vie.
Un jour de 1997 j’ai décidé de quitter Paris – oh ! Paris ! – pour aller vivre définitivement dans le seul endroit au monde où je m’étais senti en sécurité : les Asturies. Le choix n’a pas été bien difficile.
Dans cette région du nord de l’Espagne, ouverte sur la mer Cantabrique, les marginaux tels que moi qui revendiquent le droit à la marginalité sont les bienvenus. Et il n’y a pas d’endroit plus marginal que les Asturies. Il n’y pas de région plus douloureuse que les Asturies, et pour le comprendre il suffit d’être à Gijón, Langreo, Avilès ou Mieres quand retentissent les sirènes de la tragédie minière. Il arrive – et cela en pleine époque de bien-être et de nouvel ordre international – que la mine avale un ou plusieurs hommes ; alors les sereines vallées asturiennes tressaillent d’une grimace cosmique. Mais les Asturiens – dont j’ai tant appris – qui sont durs et tendres, irascibles et pacifiques, font passer, avant leur colère légitime, volonté et résistance, deux précieux signes d’identité.
Récemment, un marginal tel que moi fut déclaré, en France, chevalier des Arts et des Lettres, et les Asturies m’ont témoigné toute leur affection. Plus tard, à Paris, on me posa l’inévitable question : pourquoi vis-tu là-bas et pas ici, ou à Barcelone, Madrid, Rome, Strasbourg ?
Pour répondre je me rappelai la définition simple et complexe de l’humanité que m’avaient apprise les Asturiens : « Ou tu es des autres ou tu es des nôtres ». Et qui sont les nôtres ? Ceux qui se sont fait baiser, ceux qui perdent sans qu’on leur ait demandé s’ils voulaient perdre. Et ceux qui donnent le meilleur d’eux-mêmes sans attendre de récompense ou de reconnaissance.
En 1966, les mineurs du charbon de Lota, au Chili, restèrent onze mois en grève et ne purent résister que grâce à l’appui des mineurs asturiens qui, en plein franquisme, trouvèrent le moyen d’aider leurs lointains camarades chiliens. Il y a deux ans à peine, les camions chargés d’aide humanitaire qui partirent des Asturies furent les premiers à arriver à Mostar et à Sarajevo, passant outre, à plusieurs reprises, les décisions d’une Europe abasourdie et servile.
L’intégration de l’Espagne à la Communauté Européenne imposa aux Asturiens un prix élevé, qui s’appela reconversion industrielle, chômage, précarité, mais une fierté inexplicable pour les bureaucrates du triomphalisme leur permit d’affronter la situation de manière créative, car les sociétés solidaires ne peuvent pas être reconverties dans l’égoïsme.
La froide solitude du cap de Peñas est un prétexte à la convivialité dans les athénées ouvriers. Quelle entéléchie ! diront les prophètes de la modernité. Mais dans les Asturies, si la tradition tend la main à la culture universelle, l’idée de progrès impliquant des victimes y est inconcevable.
Il est facile d’arriver en terre asturienne, il suffit de franchir l’arc doré du cidre que forme l’échanson. Et là commence un monde qui est tout un programme : vivre et laisser vivre, ne pas criminaliser les victimes, faire que le caciquisme politique éclate en mille morceaux, croire au futur, mais un futur où chacun aura un rôle à jouer, chanter, boire, lire, travailler, penser.
J’ai connu de nombreux pays et il y a trois ans que j’ai commencé à vivre dans les Asturies, à y imaginer mes livres, à intégrer une foule de marginaux dans une histoire qui ne s’écrira jamais, mais peu importe puisque j’ai appris des Asturiens que la vie est une série infinie de petits triomphes et de grands échecs.
Il n’est pas difficile d’être heureux, disent les Asturiens dans leur marginalité glorieuse qui leur rappelle 1934, ou atroce quand ils pensent aux visites de Franco et de doña Carmen pillant les boutiques des vaincus. Et moi, comme eux, je sais qu’on est heureux « quand on écoute une gaita(8) et qu’il y a du cidre dans le pressoir ».