LE PIRATE DE L’ELBE

Une rue de Hambourg porte le nom du bourgmestre Simon von Utrecht, mais presque aucun Hambourgeois ne sait qui fut cet individu ni pourquoi il a mérité qu’on se souvienne de lui. Tout ce qu’ils savent c’est qu’il ordonna l’exécution d’un homme qui, lui, reste vivant dans les mémoires irrévérencieuses par des centaines de chansons et de récits qui se racontent au bord de la mer du Nord ou dans les cafés chaleureux de Weddel et de Blankenesse.

L’homme dont on se souvient ainsi s’appelait Klaus Störtebecker et était un pirate. Le pirate de l’Elbe.

En 1390, la Ligue Hanséatique imposait par le fer et par le feu sa domination mercantile sur l’Atlantique nord et la mer Baltique. La Ligue avait instauré des impôts absurdes, fixé des prix arbitraires aux artisans et aux agriculteurs, et sur leurs mille bateaux les capitaines hanséatiques avaient recours à la potence pour châtier la moindre faute.

Mais, comme cela s’est toujours passé dans l’Histoire, un groupe de marins commandés par Klaus Störtebecker, un géant au visage féroce et à la barbe rousse, finirent par dire non, assez d’impôts, de fouet et de corde, et à l’issue d’une mutinerie, s’emparèrent d’un navire qui commença de naviguer sous le drapeau de la liberté.

En 1392, dans l’île de Gotland, les hommes de Störtebecker dictèrent leur déclaration de principe à un prêtre qui traduisit en latin les paroles prononcées dans tous les dialectes parlés au nord de l’Europe. Elles disaient que les hommes sont choisis par Dieu pour pratiquer le bonheur et que seul le bonheur dispense la vitalité nécessaire pour endurer n’importe quelle pénurie.

Dès lors ils décidèrent de s’appeler « Die Vitalienbrüder », les Frères Vitaux, et devinrent le fléau de la Ligue Hanséatique.

Ils arraisonnaient les bateaux chargés de marchandises, interrogeaient les marins sur les derniers châtiments infligés, et nombreux furent les officiers et les capitaines qui sentirent dans leur chair les coups de griffe du chat à sept queues, ou l’air raréfié du gibet. Le butin était réparti, une moitié pour la confrérie, l’autre moitié aux populations riveraines de l’Elbe ou des côtes de la Baltique. L’arrivée de Störtebecker et des Vitalienbrüder était attendue comme une bénédiction par les pauvres de l’époque.

Comme il fallait s’y attendre, la Ligue Hanséatique mit à prix la tête du pirate, et des dizaines de capitaines allemands, suisses et danois se lancèrent à sa poursuite.

Ils n’eurent pas la tâche facile, car Klaus Störtebecker connaissait tous les secrets de l’Elbe et résista jusqu’aux premiers mois de 1400.

Un matin de printemps de cette année-là, tout Hambourg se donna rendez-vous à Teuffelsbrücke, le Pont du Diable, pour assister à l’exécution du pirate et d’une centaine de ses camarades.

Simon von Utrecht, le bourgmestre, prononça la sentence d’une voix ferme : mort par décapitation. Le bourreau fit briller son épée et attendit la première victime, qui devait être un simple matelot, car une partie du châtiment infligé à Störtebecker était de voir mourir ses hommes.

Alors le pirate à barbe rousse prit la parole :

— Je veux être le premier, et de plus, monsieur le bourgmestre, je vous propose un marché pour améliorer le spectacle.

— Parlez, ordonna Simon von Utrecht.

— Je veux passer le premier. Je veux être décapité debout et je veux que pour chaque pas que je ferai, après que ma tête aura touché le sol, un de mes hommes soit gracié.

Vive le Pirate de l’Elbe ! cria quelqu’un dans la foule, et le bourgmestre, persuadé que tout cela n’était que fanfaronnade, accepta.

La sifflante lame d’acier fendit l’air du matin, entra par la nuque et ressortit par le menton du pirate. La tête tomba sur les planches de l’échafaud et, à la stupéfaction générale, le décapité fit douze pas avant de s’effondrer.

Cela eut lieu un matin de printemps de l’année 1400. Presque six cents ans plus tard, la première semaine de juillet 1999, la police de Hambourg arrêta un groupe de jeunes qui tentaient pour la énième fois de changer le nom d’une rue. Ils portaient de longs autocollants bleus aux lettres blanches sur lesquels on pouvait lire : « Rue Klaus Störtebecker », et dont ils recouvraient les plaques métalliques qui portaient le nom de l’obscur bourgmestre Simon von Utrecht.

Mes enfants aiment cette histoire et j’espère la raconter un jour à mes petits-enfants, car s’il est bien vrai que la vie est brève et fragile, il n’est pas moins vrai que la dignité et le courage lui donnent la vitalité qui nous permet de supporter ses pièges et ses malheurs.