LE PAYS DES RENNES
Les femmes lapones sont d’une étrange et mystérieuse beauté, et, de même que les hommes, elles n’aiment pas le nom que les Suédois leur ont imposé et insistent à dire qu’elles sont samens, mais comme dans notre langue il n’existe pas encore une traduction appropriée de ce mot, je me verrai obligé de les appeler Lapones et Lapons.
C’est à cela que je pensais début janvier quand j’entrai dans une agence de voyages, à Stockholm, et demandai un billet pour Kiruna, ville lapone située à mille deux cent soixante kilomètres de la capitale suédoise.
Une employée gentille me regarda, soupira, puis me demanda si je savais que dans le nord il faisait froid, vraiment très froid.
Elle avait raison, l’employée. Une vague de froid s’abattait sur la Scandinavie faisant baisser la température – déjà basse à cette époque de l’année – vers des extrêmes difficiles à supporter.
— Il fait moins trente-six au nord, précisa-t-elle.
Mais la chaleur existe aussi en Laponie, car les Lapons y vivent, qui suivent au pied de la lettre les vers du poète Paulus Utsis Souffle sur le feu pour qu’il ne s’éteigne pas / attise-le pour que brillent ses braises / puis nourris-le de bois sec / pour que les braises et la chaleur de notre culture restent vives.
Je sortis de l’agence avec un billet et, le lendemain, installé dans l’avion qui devait m’emmener à Kiruna, je me rappelai les jours heureux vécus en Laponie au milieu des années 80. J’y étais allé pendant le mois de juillet, où les journées sont interminables, rendre visite à une étrange Chilienne qui était devenue lapone par amour.
Elle s’appelait – et j’espère qu’elle s’appelle encore – Sonia Hidalgo, cette anthropologue qui était arrivée en Laponie en 1979, quand le gouvernement norvégien annonça la construction d’une centrale hydroélectrique à Altaev.
Pour mener la tâche à bien, il fallait déboiser une immense région dont les Lapons avaient toujours eu l’usufruit, ce qui provoqua une forte protestation, non seulement des Lapons de Norvège, de Suède et de Finlande, mais aussi de nombreuses organisations écologistes.
À cette époque, en Suède, un contentieux opposait tous les peuples lapons à l’État suédois. Il s’agissait du droit d’usufruit des territoires d’élevage de rennes dans les fjälls (montagnes). Après quinze ans d’atermoiements la Cour Suprême de Stockholm prononça la sentence suivante : les Lapons avaient un droit d’usufruit partiel des territoires litigieux, mais attendu que depuis l’époque de Gustav Wasa, fondateur de l’État suédois et de la monarchie héréditaire qui règne depuis 1523, la Laponie est propriété de l’État, seul celui-ci peut décider de son usage et de son destin.
Les Lapons perdirent cette bataille, la centrale fut construite, et le souvenir d’une absurde loi suédoise promulguée en 1971 rendit la défaite plus amère : elle considérait que ni la culture, ni la langue, l’artisanat, la tradition, les liens historiques ou le lieu de naissance n’étaient déterminants pour être ou ne pas être lapon. L’élément fondamental était de vivre de l’élevage des rennes.
En 1980, seuls deux mille trois cents des quinze mille Lapons se consacraient à l’élevage des rennes. Après la catastrophe de Tchernobyl, ils furent moins de mille cinq cents, car les radiations contaminèrent, outre les êtres humains, une grande partie des troupeaux. August Strindberg aurait pu répéter : Det är synd om människorna (quel malheur pour l’humanité).
Mais Sonia Hidalgo et son compagnon Masi Valkeapää restèrent sur la brèche, et c’est peut-être grâce à des gens comme eux que l’État suédois a corrigé la monstruosité d’avoir interdit pendant des siècles la langue lapone. Aujourd’hui deux heures hebdomadaires lui sont consacrées dans les écoles lapones, ce qui est encore trop peu pour garder vivante la base d’une culture.
Kiruna est une belle ville qui, vue du ciel en hiver, évoque une délicate tache rougeâtre sur un panorama uniformisé par la pénombre que créent la neige et l’obscurité. En été, par contre, on a l’impression d’une ville riante entourée d’un paysage d’un vert intense, parsemé de centaines de lacs et de rivières.
Il fait un froid douloureux. Moins vingt-huit, mais les vêtements thermiques loués à Stockholm sont efficaces, et je me mets à marcher en quête de deux souvenirs.
La ville est le siège de nombreuses institutions scientifiques qui font des recherches sur la vie dans des conditions aussi extrêmes et sur l’étonnante fragilité de cette immense région. Le commerce offre toutes les nouveautés de la mode et de la technologie aux courageux travailleurs des mines de fer qui, à sept cents mètres de profondeur, fouillent les entrailles de cette terre gelée. Enfin, près de la gare, je retrouve un de mes souvenirs.
C’est un monument en partie recouvert par la neige, qui montre quatre hommes portant un tronçon de rail. Il s’agit d’un hommage aux légendaires protagonistes d’une prouesse surhumaine : entre 1882 et 1900 fut construit le chemin de fer qui, partant de Luleä et passant par Malmberget et Kiruna, traverse ensuite cinq cents kilomètres de montagnes, de glaciers, de marécages et de bois pour atteindre le port de Norvik, en Norvège, où le fer était, comme il l’est encore, embarqué à destination du monde entier.
Quatre mille Lapons, hommes et femmes, accomplirent cet exploit. Ils travaillèrent par des températures de moins cinquante, résistèrent aux maladies, aux attaques des ours, des loups, et furent victimes d’accidents qui tuèrent plus de la moitié d’entre eux. Leurs corps, d’abord enterrés le long des voies, furent réunis des années plus tard dans le cimetière ferroviaire de Tomeham, à la frontière suédo-norvégienne. Et devant ce monument, comme Romain Gary, je lance : « Gloire aux illustres pionniers ! »
L’autre souvenir est une modeste croix de granit portant l’inscription : « Ana. Norvège ». On sait peu de choses de cette femme morte de la tuberculose pendant l’hiver 1889 : tout juste qu’elle travaillait comme cuisinière pour les ouvriers du chemin de fer, qui la surnommaient l’Ourse Noire parce qu’elle était toujours couverte de suie. Au fil des ans elle devint l’héroïne de romans, de chansons et de films. Pour perpétuer sa mémoire, les ouvriers du chemin de fer se rendent à Narvik au printemps et y élisent une reine de beauté qui arbore une couronne en charbon et brandit le titre de Miss Ourse Noire.
De Kiruna, comme de n’importe quel endroit de Laponie, tous les chemins mènent à Jokkmokk, une bourgade fondée par le roi Karl IX en 1605, selon l’histoire suédoise, mais les Lapons affirment que Jokkmokk existait depuis plusieurs siècles et que le roi s’était contenté d’y faire construire une église et un marché pour offrir un débouché aux produits des artisans suédois, imposant du même coup une curieuse façon de payer les impôts, qui dure aujourd’hui encore.
En été, le marché de Jokkmokk est fréquenté par les touristes séduits par la singulière beauté de l’artisanat textile lapon, mais tous les cinq ans, en plein hiver, les éleveurs de rennes et les percepteurs des impôts s’y donnent rendez-vous.
Les premiers arrivent au marché après avoir laissé leurs troupeaux aux environs et demandent aux policiers de jouer le rôle d’huissiers pour le comptage des rennes. L’opération a lieu en février, car avec plus d’un mètre de neige il est facile de garder les troupeaux rassemblés. L’un après l’autre, les animaux sont pris au lasso et conduits vers les policiers qui, munis de gros pinceaux et d’encre rouge indélébile, les marquent au cou. Seul un animal sur trois est comptabilisé, de sorte que le nombre exact de têtes est celui qui a été relevé, multiplié par trois, mais les impôts ne portent que sur un tiers. Les femelles, les petits, les bêtes de trait ou castrées ont des valeurs différentes, en fonction desquelles les impôts sont établis. Deux semaines environ après le comptage, policiers et percepteurs vérifient de nouveau qu’un renne sur trois porte une marque à l’encre rouge. S’ils en trouvent un qui, échappant aux divisions et aux multiplications compliquées du système, est manifestement en infraction, son propriétaire doit payer une taxe additionnelle multipliée par trois. De plus chaque propriétaire de troupeau marque ses animaux de signes particuliers aux oreilles. Si l’on trouve des rennes aux marques impossibles à identifier, ils sont saisis et vendus aux enchères au marché de Jokkmokk. Il y eut ainsi des cas de propriétaires de troupeaux qui, à cause d’un loup ayant arraché une oreille à leur renne favori, durent payer deux fois pour le même animal. Les impôts se paient d’avance pour les cinq prochaines années et si un propriétaire perd entre temps des animaux, il récupère l’impôt des têtes manquantes multiplié par trois. Un habitant de Jokkmokk, à qui je faisais remarquer que tout cela me paraissait excessivement compliqué, me répondit que c’était encore plus compliqué pour les Lapons de Finlande qui, à cette singulière règle de trois, ajoutent le poids et le volume des bois.
Jokkmokk est situé à deux cent vingt kilomètres au sud de Kiruna et s’y rendre en été est particulièrement beau, car la route traverse de magnifiques bois de bouleaux, des lacs, l’extraordinaire ville de Gallivare, où on fait une incomparable glace de lait, miel et safran, et longe le parc national de Muddus, alors qu’en hiver les basses températures n’offrent rien de plus – ni rien de moins – qu’un paysage blanc de neige aux arbres cristallisés.
À l’agence de location de véhicules, Per Sörkaitum, un Lapon au sourire contagieux, me demande si je sais conduire une motocyclette. Quand je lui réponds que oui, j’ai déjà conduit des motos, il me dit que je peux donc conduire un « pulkamotor ».
Le lendemain, sous une faible lumière, nous partons sur deux motos avec, en guise de roues, des skis et des chenilles adaptées aux terrains enneigés, de sorte qu’au lieu de suivre la route 45, nous prenons le chemin gelé qui relie les petits hameaux de Jankanafusta, Kalisfoxbron, Kaitum, Harrä, Malmberget et Gallivare. De là nous continuerons sur un tout-terrain.
— Et en plus de l’aventure, nous gagnerons deux bonnes heures, affirme Per.
Pendant les haltes, tandis que nous buvons du chocolat en attendant qu’on remplisse nos réservoirs d’essence, Per me raconte quelques traits de la culture lapone.
Au début de novembre, après le sevrage des petits, commence pour les éleveurs de rennes l’époque des migrations. Les rivières et les lacs sont gelés et une épaisse couche de neige permet les déplacements en traîneau. Les troupeaux émigrent alors vers les champs et les plaines d’hivernage, et se déplacent en formant une espèce de triangle sur le paysage blanc. En tête, le renne guide, entraîné à cette fonction, qui est tiré par un Lapon à skis, puis vient le troupeau, par rangs de deux, trois, quatre rennes et ainsi de suite. Sur les flancs courent les chiens qui maintiennent la formation en ordre, et derrière, sur des traîneaux tirés par des rennes, la famille suit avec la nourriture, le matériel et les tentes.
Pendant les haltes, à la fin du repas, le chef de famille prend des os de renne, s’éloigne de quelques pas et les lance dans la steppe en murmurant : « Juokke (Dieu), pour chacun de ces os, bénis-moi en me donnant un petit ».
Aujourd’hui, les Lapons éleveurs de rennes sont peu nombreux, mais leur culture ancestrale est indissolublement liée à ces animaux et à la nature qui les entoure.
Quand les rennes ont le poil rare sur le ventre il faut s’attendre à un hiver très dur ; en revanche, si en hiver ils se lèchent les uns les autres, c’est le signe qu’approche un long et bel été. Si les perdrix conservent un plumage foncé à la fin de l’automne, l’hiver tardera à venir. Si en hiver les rennes s’attaquent entre eux, il faut s’attendre à une vague de chaleur suivie d’un froid intense. Si en automne les rennes mangent des petites branches de bouleau, cela signifie qu’au printemps, surtout en mai, il neigera abondamment. Si le coucou chante caché dans le feuillage au lieu de le faire à la cime de l’arbre, l’été sera désastreux. S’il chante sur un tronc abattu c’est signe de malheur.
À Jokkmokk vivent trois mille deux cents personnes, des Lapons pour la plupart. Ils habitent des maisons de bois individuelles avec la Volvo ou la Saab devant la porte. Ils ne portent leurs traditionnels vêtements colorés que pour les fêtes et les casquettes de base-ball sont très répandues. Le musée de Jokkmokk permet d’avoir un aperçu de la fascinante culture lapone, liée à l’élevage des rennes depuis 1600. Autrefois les Lapons étaient des chasseurs, des pêcheurs, parfois des agriculteurs. Devant les peintures de Lars Pirak, qui manie le pinceau avec la même habileté que ses ancêtres maniaient le couteau pour graver des scènes de travail ou de mélancoliques paysages nordiques sur des peaux et des os, on se sent en présence de témoignages et de traces d’un peuple très singulier, fier de sa différence mais sans une once d’arrogance ou de bêtise nationaliste. En sortant du musée il est choquant de savoir et d’admettre que des jeunes Lapons – de plus en plus nombreux – partent au sud à la recherche d’une meilleure situation, et que la plupart ne reviennent jamais.
Après trois jours passés à Jokkmokk, Per suggère de profiter de ce qu’il ne neige pas pour nous rendre à Kvikkjokk, à une centaine de kilomètres.
Kvikkjokk est un petit hameau enclavé dans un paysage d’une beauté saisissante. Des bois de sapins, de hêtres et de bouleaux aux branches gelées offrent une image irréelle qui me rappelle que nous approchons de la terre des chamans, des magiciens et des sorciers qui peuplent les sagas scandinaves.
Les sagas finlandaises affirment qu’en Laponie se trouvent les magiciens les plus puissants, « qui voyagent sur une branche de sapin ou dans un tourbillon de vent, qui se transforment en élans ou en loups, en saumons ou en une douce crête de vague de rivière ». Dans les sagas finlandaises, Lapon et magicien sont presque synonymes.
Le lendemain de notre arrivée à Kvikkjokk, la température descend à moins trente-quatre. Il est impossible de visiter Sarek ou le parc national de Padjelanta. En guise de consolation je visite l’église et trouve sur un mur un message laissé par Jean-François Regnard, poète satirique français et grand voyageur (1655-1709), qui est venu ici avec deux camarades en 1681 : « Nous sommes nés dans les Gaules. L’Afrique nous a vus. Dans les eaux sacrées du Gange nous avons ressuscité. Nous avons traversé l’Europe de long en large, par mer et par terre, emportés de-ci de-là par les pièges capricieux de la vie, et nous sommes ici finalement, où le cercle de la terre se referme sur nous ».
Mais je sais que la Laponie continue plus au nord, jusqu’au cap du Nord, que je pense atteindre un jour. Mais ceci est une autre histoire.