CHAPITRE V – Où l’on fait connaissance avec M. Karl Bauman, usurier en tous genres
– Le bureau de M. Bauman ?
– C’est ici, madame ; mais M. Bauman n’est pas là ; il ne doit rentrer que vers trois heures.
Larkin, le garçon de bureau de la banque Bauman, regardait, non sans étonnement, la personne inconnue qui demandait son patron, et dont l’aspect était, à vrai dire, assez insolite.
C’était une femme, et elle semblait de taille moyenne, cela, Larkin le voyait ; mais était-elle vieille ou jeune, belle ou laide ? Voilà ce qu’il était totalement impossible de deviner. L’inconnue, en effet, était enveloppée d’un manteau noir si ample et si long qu’il dissimulait sa Personne des pieds à la tête, et elle était voilée d’un voile tellement épais, qui tombait autour de son visage en plis si impénétrables, qu’on ne pouvait distinguer le moindre détail de ses traits.
Sans s’inquiéter aucunement de la réponse du garçon de bureau, l’inconnue, passant devant lui, entra d’un pas délibéré dans le salon d’attente.
– Je sais bien que M. Bauman n’est pas dans son bureau, déclara-t-elle. Je viens de le rencontrer dans la rue, tout près d’ici ; il causait avec quelqu’un ; mais je lui ai parlé et il m’a priée de venir l’attendre ici, dans son cabinet de travail.
– Dans son cabinet de travail, madame ?
– Oui, dans son cabinet de travail. Veuillez m’y faire entrer. Les yeux ronds, la bouche entrouverte. Larkin, image de la perplexité, était plongé dans un abîme d’hésitations.
C’était un pauvre homme, timide et simple, chargé de famille, et qui vivait dans des transes perpétuelles à l’idée que la moindre bévue lui ferait sûrement perdre sa place.
Il craignait comme le feu M. Bauman, et, pour le moment, il était affolé par la décision à prendre. Ne mécontenterait-il pas gravement son patron en laissant entrer quelqu’un dans son bureau ? Ne commettrait-il pas une gaffe plus forte en prenant sur lui de s’y refuser ? La dame voilée semblait bien sûre d’elle. Sa voix avait une autorité impressionnante, et Larkin était habitué à voir son patron traiter de la façon la plus mystérieuse les affaires les plus diverses. Il songea à aller demander conseil à un employé ; mais M. Bauman lui avait, une fois pour toutes, défendu de parler de quoi que ce soit à qui que ce fût.
– Eh bien ! dit la femme voilée, avec une nuance d’impatience, vous décidez-vous ? M. Bauman sera mécontent si l’on me rencontre ici.
Larkin eut un frisson.
– C’est par là, madame, dit-il, en allant ouvrir la porte du bureau. La visiteuse voilée s’y engouffra.
La porte refermée, elle regarda autour d’elle et eut un geste de dépit. Dans la pièce sombre, sévèrement meublée, pas un papier, pas une fiche, pas un dossier ne traînait.
Elle s’assit. Puis, sans relever ses voiles, posant ses deux mains sur son front et s’appuyant à la table, elle réfléchit assez longtemps. Son attitude donnait l’impression d’une personne inquiète, irrésolue, désappointée, qui est venue pour accomplir un acte, et qui ne trouve point, dans les circonstances, l’aide nécessaire.
Enfin, se levant, elle marcha rapidement vers la porte par laquelle Larkin l’avait introduite. Au moment de saisir la poignée, elle s’arrêta, de nouveau indécise. S’en irait-elle ? Ou bien persisterait-elle dans son projet ? Elle hésitait.
Deux fois, elle avança le bras vers la poignée. Deux fois, elle s’éloigna de la porte. Pourtant, elle allait partir… Un hasard fixa le destin… Tout près d’elle, un rideau de panne verte cachait une partie du mur, qui était opposé à la fenêtre, et ce rideau, elle eut la curiosité de le soulever.
Elle vit alors une porte fermée – une porte métallique, haute de deux mètres, et semblable à une porte de coffre-fort, avec ses serrures, ses boutons et ses cadrans.
La femme voilée ne bougea plus, et, chose étrange, ce n’était point cette porte de fer qu’elle examinait… Non, elle examinait sa main – sa main droite crispée au rideau qu’elle soulevait, sa main droite, sur le dos de laquelle apparaissait une légère teinte rosée en forme de cercle.
Elle se mit à trembler convulsivement, d’un tremblement qui, par un phénomène mystérieux, s’atténuait à mesure que la vision qui l’épouvantait, devenait plus précise. La marque s’aggrava. La teinte rose fonça, devint rouge, rouge écarlate, rouge sang.
– Oui, oui, murmura, sous ses voiles, l’énigmatique inconnue, comme si elle se répondait à elle-même, je vais agir… Je ne puis pas ne pas agir…
Elle eut encore un grand frisson, le frisson, peut-être, d’une révolte dernière contre une force secrète qui la dominait. Et, soudain, elle fut calme, tranquille, résolue…
Elle se baissa, étudia le mécanisme de la porte et des cadrans, se rendit compte que le coffre était clos sans qu’il fût possible de l’ouvrir, et rabattit la tenture. Alors elle fit lentement le tour de la pièce. Elle était si maîtresse d’elle-même qu’elle se rassit paisiblement dans un fauteuil de cuir et réfléchit quelques instants.
Puis elle se releva. Son plan était arrêté.
D’autres rideaux de panne retombaient devant l’embrasure de la fenêtre.
Elle constata qu’en s’en enveloppant, elle pourrait se dissimuler sans que rien révélât sa présence.
À ce moment, une voix aigre s’éleva dans le salon d’attente. Un pas s’approcha. Une main se posa sur le bouton de la porte du bureau.
L’établissement que M. Karl Bauman appelait sa banque avait eu des débuts modestes, et qu’un esprit malveillant eût qualifiés de louches. Maintenant, il occupait tout le premier étage d’une maison de belle apparence.
M. Karl Bauman s’intitulait homme d’affaires ; mais, s’il avait eu la moindre franchise, il aurait remplacé cette désignation sur ses cartes de visite par ce seul mot : « Usurier ».
Usurier, il l’était autant qu’on peut l’être, et en tous genres. Certes, il fournissait de l’argent, à des taux exorbitants, à des négociants gênés ou à des jeunes gens riches ; mais, en outre il ne dédaignait aucunement le sordide trafic et les humbles profits du prêt à la petite semaine.
Dans les quartiers populeux, sur lesquels il avait étendu ses opérations, il n’y avait pas de rue et presque pas de maison où l’on ne payât une dîme usuraire à M. Bauman et où son nom ne signifiât point la ruine et la misère.
Un quart d’heure environ après que Larkin eut laissé passer la femme voilée, M. Bauman fit son entrée dans sa maison de banque.
M. Bauman était d’origine germanique, mais il n’avait rien du Germain blond, adipeux et pesant. C’était, au contraire, un homme sec, vif, maigre et chafouin, qui visait à la majesté, malgré sa petite taille, et s’habillait toujours avec une élégance recherchée. Ses cheveux grisonnants se dressaient sur son crâne comme un toupet de clown, et toute sa personne eût semblé risible, n’eût été la dureté froide et l’impudence de son regard.
– Larkin ! appela-t-il avec une brusquerie méprisante, en poussant la porte du salon d’attente précédant son cabinet de travail.
– Monsieur Bauman ?
Le garçon de bureau, comme mû par un ressort, s’était dressé.
– Courez demander au caissier le dossier Gardiner et courez le porter à M. Bull, au tribunal.
– Oui, monsieur. Si monsieur veut bien me permettre…
– J’ai dit : Courez !
M. Bauman, qui aimait terroriser, quand il le pouvait sans risques, foudroya du regard le garçon de bureau.
Celui-ci, sans oser s’expliquer davantage, partit en toute hâte. M. Bauman traversa le salon et entra dans son cabinet de travail. Il posa sur un meuble son chapeau et sa canne.
Bientôt, il se leva et s’approcha de la porte à secret, qui était dans le mur. Il souleva sur une embrasse le rideau, puis tourna les boutons, fit manœuvrer les aiguilles, et ouvrit le lourd battant métallique.
Les rideaux de la fenêtre eurent un frémissement. M. Bauman ne s’en aperçut point. La porte à secret s’était ouverte sur une petite pièce sans fenêtre, pareille à un très grand placard creusé dans l’épaisseur du mur et intérieurement blindé d’acier. Les parois en étaient couvertes de rayons et de casiers pleins de dossiers étiquetés.
M. Bauman tourna un commutateur, et l’électricité éclaira l’intérieur du réduit. Il y entra, prit une énorme liasse sur laquelle était écrit le mot Reconnaissances et vint la poser sur son bureau. Ensuite, il retourna dans la petite pièce secrète, dont il tira à demi la porte sur lui, et, à la lueur de l’ampoule électrique, se mit à compulser avec attention divers documents.
Un léger mouvement se manifesta dans le rideau.
Une forme féminine, voilée de noir, en sortit rapidement, sans le moindre bruit.
M. Bauman, dans la chambre-coffre-fort, travaillait toujours, absorbé…
Dans la vaste pièce qui leur servait de bureau, les employés de la banque Bauman étaient à l’ouvrage, ce jour-là, avec une activité qui s’était accrue considérablement depuis qu’ils avaient entendu, dans l’antichambre, la voix glapissante de leur patron qui rentrait.
L’un deux, cependant, dont la table, située au bout du bureau, était la plus rapprochée du cabinet de travail de M. Bauman, depuis quelques minutes, semblait distrait par une préoccupation extérieure. Enfin, il posa sa plume et tendit l’oreille.
Au bout de quelques instants, il appela son voisin.
– Monsieur Jarvis ! N’entendez-vous rien ?
– Quoi donc, monsieur Grant ?
– Des cris… lointains… étouffés… et des coups sourds… Tenez ! Tenez !…
– Ah ! oui, en effet… C’est drôle…
– On dirait que ça vient du bureau du patron.
– Est-ce que vous croyez qu’on l’assassine ? demanda avec sang-froid Jarvis.
– Ou bien qu’il assassine quelqu’un ? risqua un troisième.
– Je ne crois pas, dit Jarvis avec le même calme, ce n’est pas son genre.
– Non, sérieusement, ça vient de chez M. Bauman, dit Grant.
– Il faut aller voir…
Les trois employés se précipitèrent dans le bureau redoutable où jamais ils n’osaient pénétrer sans autorisation.
– C’est lui ! il est là-dedans ! cria Grant, épouvanté.
Il désignait la porte de métal. Elle était hermétiquement close. À travers son épaisseur, on entendait, lointaine et étranglée, la voix de M. Bauman. Il hurlait au secours et donnait de violents coups de pied, sans doute, dans la porte. Mais ses forces devaient l’abandonner, les clameurs s’enrouaient, les coups de pied faiblissaient.
– La clé, criait Grant, affolé. Où est-elle ?
– La combinaison est brouillée ! s’exclama Jarvis.
– Courage, monsieur Bauman ! vociféra Grant, on va vous délivrer !
« Il est perdu, ajouta-t-il à voix basse, en se retournant vers ses camarades. Jamais, en forçant la porte, on n’arrivera à temps pour le retirer vivant. Il va étouffer là-dedans.
– Le caissier ! cria Jarvis qui avait gardé quelque sang-froid. M. Smith sait le mot ! il a une double clé ! Jarvis s’élança vers la caisse située à l’autre bout des locaux de la banque, et où M. Smith, enfermé pour finir un travail urgent, n’avait rien entendu.
Jarvis, en quelques mots, lui dit ce qui se passait et les deux hommes revinrent en courant au bureau où tous les employés étaient réunis.
Grant, à travers la porte blindée, continuait à hurler des encouragements.
De faibles cris spasmodiques lui répondaient.
Le caissier, en hâte, manœuvra la combinaison, tourna la clé. Le lourd battant s’ouvrit.
Il était temps. M. Bauman, à demi asphyxié sortit en titubant et alla tomber, plutôt que s’appuyer, contre son bureau. Il défaillait.
Reprenant enfin partiellement ses sens, il eut aussitôt un mouvement de fureur.
– Qui est-ce ? proféra-t-il d’une voix entrecoupée. Qui est-ce ? Qui est entré ici ? Qui a fermé cette porte ?… me sachant dans ce coffre ?… Car on le savait, j’en suis sûr !
M. Bauman promenait sur les employés un regard menaçant. Un concert de protestations lui répondit.
– Personne n’est entré chez vous avant vos appels, monsieur Bauman, affirma le caissier.
Un rugissement sortant de la gorge de M. Bauman l’interrompit :
– Le dossier ! le dossier des reconnaissances ! Il était là ! Où est-il ?
Tragique, il montrait du doigt la table vide.
Les employés, ahuris, se regardèrent sans comprendre.
– Quel dossier, monsieur Bauman ? hasarda M. Smith.
– Celui des reconnaissances ! les reconnaissances des petits prêts ! Je l’avais sorti ! Je l’avais posé là ! On l’a volé. Après une tentative d’assassinat sur ma personne, un vol ! Mais je trouverai le coupable ! je vous ferai arrêter tous.
M. Bauman ne se connaissait plus.
– C’est la femme voilée ! Sûr et certain, c’est elle ! proféra, pendant un moment de silence, une voix éperdue.
Toutes les têtes se tournèrent. On vit Larkin, le garçon de bureau. Il venait de rentrer et avait assisté à la scène. Il semblait affolé d’avoir parlé tout haut dans son émotion.
M. Bauman bondit et le prit au collet.
– La femme voilée ! Quelle femme voilée ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
Larkin, flageolant sur ses jambes, semblait plus mort que vif.
– Monsieur Bauman, monsieur, ce n’est pas de ma faute !… gémit le malheureux, qui raconta à l’instant même, ce qui était arrivé.
Quand Larkin eut tout expliqué, M. Bauman le poussa vers la porte.
– Monsieur Smith, venez ! cria-t-il d’un ton impératif. Je cours à la police porter plainte. Cet imbécile dira ce qu’il sait et vous compléterez, vous, ma déposition.
D’un pas tragique, il passa au milieu de son personnel en émoi.
Suivi de Smith, placide, et de Larkin, défaillant, il descendit l’escalier.
Il mit le pied dans la rue et s’arrêta stupéfait : il ne voyait pas son auto qui, en permanence, devait l’attendre près de la maison.
– L’auto, balbutia-t-il pétrifié, où est mon auto ?
Smith et Larkin explorèrent les alentours d’un coup d’œil : nulle trace de l’auto. M. Bauman eut un cri horrible.
– Volée ! on me l’a volée aussi !
Sa voix s’éteignit dans un râle. C’en était trop. Ses employés crurent qu’il allait mourir sur place. Il chancela. Mais un sursaut de rage et d’énergie lui rendit ses forces.
– Allez me chercher une voiture, Larkin, ordonna-t-il, en oubliant qu’il voulait garder à sa portée son garçon de bureau.
Celui-ci revint trois minutes après sur le siège d’une auto qui les emporta vers la station centrale de police.