CHAPITRE XII – Les plans de l’invention
– Monsieur Ted Drew ?
– C’est moi-même, monsieur. Et j’ai l’honneur de parler au comte de Chertek ?
– Parfaitement.
Sur la terrasse d’un hôtel élégant qui dominait la mer, deux hommes venaient de s’aborder.
L’un d’eux, Ted Drew, était le fils d’un savant illustre. Son père, Amos Drew, mort récemment, avait été un chimiste de génie, le plus grand chimiste des temps modernes, disaient ses admirateurs. Les découvertes d’Amos Drew ne se comptaient pas et avaient rapporté à son auteur, malgré son désintéressement, des sommes considérables. Ces sommes s’étaient trouvées à peine suffisantes, d’ailleurs, pour faire face aux goûts dispendieux, non de l’inventeur, mais de son fils unique. Celui-ci, joueur et débauché, dissipait à pleines mains la fortune paternelle, et on disait que la mort d’Amos Drew avait été hâtée par le chagrin que lui causaient la conduite et le caractère du jeune homme.
Ted Drew était un solide gaillard de taille moyenne et d’encolure épaisse.
Son interlocuteur, qui s’appelait ou se faisait appeler le comte Chertek, était d’aspect tout différent. Il affectait des allures aristocratiques, négligentes et hautaines.
– Eh bien ! monsieur Ted Drew, reprit-il, avec un ton de courtoisie nonchalante, je suis charmé de faire votre connaissance personnelle après votre connaissance épistolaire. Mais puis-je vous demander pourquoi vous m’avez fixé rendez-vous ici ?
– Parce qu’ici, on fait ce qu’on veut, sans que les gens se mêlent de vos affaires.
– Très juste. Allons donc faire un tour sur la plage, parmi ces rochers que je vois là-bas. Nous trouverons quelque endroit isolé où je pourrai examiner à loisir les plans. Vous les avez sur vous ?
– Oui, fit Ted Drew.
Ted Drew et Chertek s’en allèrent le long de la mer, au pied des falaises.
Il y avait deux heures à peine que Florence, en compagnie de Mme Travis et de Mary, était arrivée à Surfton, et, déjà, elle était descendue sur la plage ; puis, de retour à la villa, elle s’était assise dans une grande véranda.
Soudain, un bruit de pas lui fit tourner la tête. C’était Yama, qui lui apportait un journal de Surfton, où le bal du soir était annoncé.
Florence, machinalement, se mit à le parcourir. Un court article attira son attention.
LE FILS D’UN GRAND SAVANT MORT RÉCEMMENT
TRAFIQUE DES INVENTIONS DE SON PÈRE
M. Ted Drew, le fils de l’illustre chimiste Amos Drew, dont la science américaine porte encore le deuil, serait, dit-on, en pourparlers avec les agents d’une puissance étrangère pour leur vendre le secret d’une invention que son père a faite avant de mourir, et qui serait de nature à assurer, dans une guerre, une supériorité écrasante aux armées qui en feraient usage.
Sans vouloir apprécier la conduite de M. Ted Drew, il nous est permis de regretter qu’une invention américaine puisse, le cas échéant, servir d’arme contre l’Amérique.
Florence relut une fois encore l’entrefilet et resta songeuse. Tout à coup, elle sortit de la pièce, gagna la véranda, descendit l’escalier conduisant à la plage, et s’en alla du côté des falaises.
À une assez grande distance devant elle, deux hommes s’avançaient entre les rochers. Mais la jeune fille n’y attacha nulle importance et continua sa route.
Elle était parvenue à proximité d’une cabine de bain, quand elle s’arrêta et prêta l’oreille : elle avait entendu des voix dans la cabine de bain, et un nom avait attiré son attention.
– Vous avez dit vrai, monsieur Ted Drew, prononçait gravement une voix masculine, empreinte d’un léger accent étranger. Sur ma parole, cela dépasse encore ce que nous espérions…
Et une autre voix, dans le plus pur américain, répondit :
– Oui. Je le sais. C’est pourquoi mon père ne voulait pas divulguer le secret. C’est l’invention la plus terrible qui ait jamais été faite. Quel prix offrez-vous ?
Florence était devenue très pâle. Une indignation violente la soulevait, la jetait dans une de ces impulsions folles, mais, chez elle, généreuses, qui étaient la caractéristique de son hérédité nerveuse.
– Oh ! le misérable ! le misérable !… murmura-t-elle, frémissante.
Elle s’approcha de la cabine de bain à pas légers.
À travers la petite fenêtre, elle jeta un coup d’œil furtif à l’intérieur.
Florence s’appuyait à la paroi de la cabine de sa main droite, posée à plat sur les planches, et, tout à coup, sur cette main, une ombre surgit, rose d’abord, puis plus foncée, puis écarlate : le Cercle rouge.
Florence vit la marque, mais elle ne frissonna point de la revoir. Une émotion plus haute que ses terreurs ou ses angoisses l’animait, le souci d’une destinée plus vaste que sa destinée à elle l’enfiévrait, la jetait à l’action.
Plus silencieuse qu’une ombre, elle quitta son poste d’observation et alla ramasser, à quelques pas, une longue traverse de bois, qu’elle dressa obliquement contre la porte de la cabine, qui s’ouvrait en dehors, et se trouvait ainsi bloquée solidement.
Florence, ensuite, revint vers la fenêtre.
Dans l’intérieur de la cabine, Ted Drew et l’agent étranger débattaient avec âpreté le prix de l’invention terrible.
Ils étaient assis sur des tabourets grossiers, de chaque côté d’une table de bois fruste. Sur cette table, entre eux deux, Ted Drew avait posé son portefeuille, contenant les plans.
– Je vous assure, monsieur Ted Drew, disait Chertek, vos prétentions sont excessives… Deux millions de dollars, c’est beaucoup trop… Diminuez, moi-même j’augmenterai…
– Je vois qu’on va s’entendre, dit Ted Drew, avec un ton lourdement familier.
Il s’interrompit.
Par une des fentes de la fenêtre, une main était entrée, une main de femme, blanche, délicate, mais qu’un étrange anneau rouge sang marquait au dos. Cette main avait saisi le portefeuille contenant les plans fatals et se retirait en l’enlevant.
Rapide comme l’éclair, Ted Drew empoigna cette main.
Il y eut une lutte brève, la main captive essayant de briser l’étreinte qui la maintenait. Puis, par une autre fente de la fenêtre, une autre main était passée, armée d’une épingle à chapeau, dont elle frappa à coups redoublés la main de l’adversaire.
Ted Drew, jetant un rugissement de douleur, lâcha prise.
La main tenant le portefeuille disparut.
Les deux hommes se jetèrent sur la porte, mais la porte résista. Fous de rage, ils saisirent la table, et, à coups furieux, enfoncèrent les planches aussi rapidement qu’ils purent.
Par l’ouverture ainsi faite, ils se précipitèrent au-dehors, mais les alentours de la cabine de bain étaient entièrement déserts, et, sur les galets du sol, aucune trace n’avait pu se marquer.
– Avez-vous vu cette femme ? demanda le comte de Chertek à Ted Drew.
Celui-ci agita avec fureur sa main blessée, dont le sang, qui ruisselait, l’aspergea.
– Je n’ai pas pu distinguer sa figure, gronda-t-il. J’ai vu seulement que, sur sa main, il y avait un Cercle rouge.
– Il faut la retrouver, dit Chertek. N’avez-vous pu voir dans quelle direction elle s’est enfuie ?
– Je n’ai rien vu du tout ! Est-ce que j’ai eu le temps de voir quelque chose ? Que le diable emporte ces galets, où il n’est resté aucune trace ! Courons, nous la rattraperons ! dit Ted Drew, en enveloppant de son mouchoir sa main blessée.
– Courons si vous voulez !… Mais comme nous ignorons entièrement comment elle est, il nous est impossible de la retrouver… Nous ne pouvons regarder la main de toutes les femmes pour y découvrir le Cercle rouge… D’autant plus que, comprenant le danger de cette marque, la coupable a dû se ganter… Alors…
Ils parcoururent en courant la plage dans tous les sens, pendant plus d’une heure, sans découvrir, bien entendu, aucune trace de la voleuse.
Découragé, furieux, Ted Drew s’arrêta enfin, essoufflé.
– Je ne vois qu’un moyen, dit-il, de retrouver notre voleuse, c’est de nous adresser au Dr Lamar, qui est plus fort que tous les policiers. Je le connais, il fait partie de mon club : je vais lui demander de venir ici.
Chertek approuva, et tous deux allèrent aussitôt transmettre le message téléphonique suivant, que dicta Ted Drew :
Docteur Lamar,
Les plans de la dernière invention de mon père m’ont été volés par une femme dont la main droite était marquée d’un Cercle rouge. Pouvez-vous m’aider à la retrouver ? Dans ce cas, voulez-vous venir immédiatement ?
Ted DREW
Le message fut envoyé au bureau officiel de Max Lamar. Celui-ci s’y trouvait, et sa réponse vint aussitôt :
J’arrive par le premier train.
Dr LAMAR
Ted Drew et Chertek attendirent impatiemment l’heure où ils pourraient se rendre à la gare pour attendre le médecin légiste, et lui exposer les faits qui réclamaient sa présence.
Le Cercle rouge, sur la main de Florence, s’effaçait peu à peu, mais bien lentement, pendant que la jeune fille, chargée du portefeuille dont elle venait de s’emparer, s’éloignait rapidement de la cabine de bain.
Florence, bientôt perdue dans le chaos des roches, se sentit en sûreté. Gagnant l’extrémité d’un rocher surplombant les flots, aussi loin qu’elle put, elle lança le portefeuille à la mer.
Et rapidement, mais sans courir, elle s’en alla, suivant le rivage.