CHAPITRE XXXI – La douleur d’une mère

 

On sait dans quelles circonstances mystérieuses et tragiques la fille de Jim Barden et le fils de Mme Travis, au moment de leur naissance, avaient été substitués l’un à l’autre. Ni Mme Travis ni Jim Barden n’avaient connu ce secret. Mary seule le savait. Mme Travis, donc, n’avait jamais douté que Florence ne fût sa fille. Il est facile de concevoir l’affreux écroulement qui se fit dans l’âme de la malheureuse femme quand elle apprit soudain que cette enfant, si tendrement chérie, était en réalité la fille d’un criminel.

Et aussitôt se présenta à son esprit cette hypothèse qui était la plus vraisemblable : « Florence, fille de Jim Barden, a été substituée à mon enfant – très probablement alors mon enfant a vécu comme étant celui de Jim Barden. » Cette conclusion s’imposait à elle avec une implacable logique et augmentait encore son angoisse.

Un après-midi, obligée de s’occuper de quelque affaire en retard, elle s’assit au petit bureau où, de coutume, elle écrivait. Elle commença une lettre, puis s’arrêta, songeuse, posa sa plume et, ouvrant un tiroir, en tira une photographie. C’était Florence.

Longuement Mme Travis la regarda.

Était-il possible que ce charmant visage fût celui d’une coupable ?

Mais en ce moment, un sentiment nouveau la saisit, un sentiment cruel et amer qui lui tordit le cœur.

– Non, non, s’écria-t-elle en rejetant la photographie dans le tiroir, ce n’est pas à cette fille qui a trompé ma tendresse que doit aller mon amour maternel. C’est à celui qui était mon enfant, mon véritable enfant, et que cette substitution a conduit au malheur et à la mort… Car c’est lui que Jim Barden a fini par assassiner avant de se faire justice lui-même… Mon fils… Il aurait vingt ans maintenant…

Un flot de larmes ruissela sur les joues de la pauvre femme. Elle pleurait sur ce fils qu’elle n’avait pas connu, dont elle ne savait rien, sinon qu’il avait péri d’une mort tragique.

Et, tout à coup, elle fut prise d’un ardent désir d’être renseignée avec exactitude ; elle se dit que c’était son devoir et qu’un seul homme pouvait la renseigner, à qui elle oserait s’adresser : le Dr Lamar.

Sur-le-champ, elle se rendit chez lui. Lamar travaillait dans son bureau, où un secrétaire introduisit Mme Travis.

– Excusez-moi, docteur, de vous interrompre dans vos travaux, dit-elle d’une voix qui tremblait, mais j’ai des questions urgentes et précises à vous poser.

– Je vous écoute, madame, répondit-il.

– Eh bien ! dites-moi tout ce que vous savez sur mon fils.

La vieille dame avait parlé vite et bas. Ses joues pâles s’étaient empourprées.

– Votre fils ? répéta Max Lamar, saisi d’étonnement.

– Oui, mon fils. Je veux savoir ce qu’il était, comment il a vécu, s’il a souffert. Sur mon fils, pour qui j’ai été, sans le vouloir, une si mauvaise mère, je ne sais rien, rien… que sa mort…

Max Lamar resta un moment silencieux. Il jugeait sévèrement l’attitude impitoyable de Mme Travis à l’égard de Florence. Mais à entendre la voix brisée de la vieille dame, à voir l’expression de son visage, il fut saisi d’une pitié infinie.

– Madame, dit-il enfin, je ne sais ce qu’est devenu votre fils…

– Non, non, ne dites pas cela, interrompit Mme Travis. Je veux entendre la vérité, docteur Lamar. Vous savez aussi bien que moi que mon fils, nouveau-né, a été emporté par l’horrible bandit qu’on appelait Jim Barden. Vous savez que Jim Barden, de bonne ou de mauvaise foi, l’appelait son fils et vous savez qu’il l’a assassiné, puisque vous avez assisté à cette scène affreuse… Docteur Lamar, dites-moi ce qu’était mon fils, parlez-moi de lui.

– Je vous en prie, dit Lamar d’une voix sourde, ne m’obligez pas à parler.

– Je le veux, au contraire, je l’exige.

– Vous le voulez ? vous l’exigez ? Eh bien, madame, voici ce qu’était celui que vous appelez votre fils.

Max Lamar avait pris dans un tiroir une photographie qu’il tendit à Mme Travis. Elle vit un adolescent à l’allure de rôdeur, à la face plombée, au regard faux et sournois sous la casquette trop enfoncée.

Sous la photographie, cette note.

Bob Barden, dix-neuf ans, fils de Jim-Cercle-Rouge. Affilié à la bande de Sam Smiling. A été déjà condamné pour vol de bicyclette. Impliqué dans le vol de la bijouterie Clarks. S’est offert comme indicateur.

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! murmura avec une indicible horreur Mme Travis.

– Voici ce qu’était Bob Barden, continua Lamar. J’ajouterai que Jim Barden, qui était un malade plus encore qu’un coupable, a fait tous ses efforts pour le maintenir dans le bon chemin, mais les mauvais instincts du jeune homme l’emportèrent. Vous avez exigé la vérité, madame, vous la savez…

Et le Dr Lamar ajouta d’un ton solennel :

– Votre véritable enfant, madame Travis, quoi que vous puissiez dire ou penser, celle qui est digne de pardon, de pitié et de tendresse, c’est Florence…

– Florence ? Florence Barden ? murmura la vieille dame avec une amère indignation.

– Non, Florence Travis ! Quand le temps aura apaisé votre colère légitime, vous le comprendrez ; vous la jugerez mieux, vous l’excuserez…

– Jamais.

– Ne prononcez pas ce mot. Vous n’avez pas le droit de repousser Florence. Elle a besoin de votre témoignage, de votre affection.

– Non, jamais, je le répète, jamais… Non seulement Florence n’est pas ma fille, mais elle n’a jamais mérité de l’être. Je ne la reverrai jamais !…

Tremblante, Mme Travis, sans ajouter un mot, sortit brusquement.