CHAPITRE XXII – Vers la réhabilitation
Le chauffeur, ainsi que le lui avait recommandé Florence Travis, avait conduit la voiture jusqu’au parc public et s’était arrêté.
Dans l’auto, Gordon attendait. Il avait l’impression que sa destinée entrait dans une phase nouvelle, et il lui semblait que tous ses malheurs allaient être finis.
– Eh bien, à quoi songez-vous donc, monsieur Gordon ? fit près de lui une voix claire.
Florence, par la portière, lui tendait un papier…
C’était le reçu des soixante quinze mille dollars que Silas Farwell lui avait fait frauduleusement signer.
Prenez, disait Florence, ce document vous intéresse.
Gordon, d’une main tremblante, saisit le document que lui Présentait Florence. Il le regarda, le retourna vingt fois. Pâle, haletant, il doutait de ses propres yeux.
Enfin, il allait pouvoir se disculper.
La joie l’étouffait. Il ne pouvait articuler une parole et de grosses larmes de reconnaissance roulaient dans ses yeux.
À ce moment, Florence Travis était presque fière d’elle-même, de ce pouvoir, qui lui avait permis de sauver de la misère et de l’injustice quelques malheureux.
Et si Max Lamar avait alors paru, la jeune fille eût couru à sa rencontre pour lui révéler, non plus comme une confession humiliante mais comme une justification définitive, le mystère qui pesait sur sa vie.
Gordon avait enfoui dans la plus sûre de ses poches le papier et maintenant, revenu de son émotion, il voulait savoir comment s’était fait le miracle.
Florence, souriante, lui répondit :
– Ne me demandez pas quels moyens j’ai employés pour obtenir ce reçu. Ne m’en remerciez jamais et contentez-vous de l’accepter.
Puis, mettant la main dans son sac, elle en retira quelques-unes des bank-notes qu’elle avait prises dans le coffre-fort de Silas Farwell.
– Et je vous supplie, en outre, dit-elle, d’accepter sans façon cette petite avance. Cela représente exactement, selon ce que vous m’avez dit, la somme que Silas Farwell vous devait personnellement pour vos honoraires. Vous allez être obligé de pourvoir à des nécessités urgentes, ne fût-ce que celle de réparer un peu votre toilette.
De la main, Gordon repoussa les billets. Mais Florence eut une moue fâchée.
– Vous ne pouvez pas refuser. D’ailleurs, je vous le répète, cet argent est celui qui vous est dû…
C’était dit avec tant de bonne grâce que Gordon comprit qu’il n’avait pas le droit de repousser cette offre. Il accepta donc les billets.
– Il faut que je vous quitte, dit Florence. J’espère bien vous revoir, monsieur Gordon, dès que vous aurez reconquis votre situation sociale, ce qui ne saurait tarder. Vous serez toujours le bienvenu à Blanc-Castel.
Et, légère, elle s’enfuit.
Gordon donna alors l’ordre au chauffeur de remettre la voiture en marche.
Mais un incident inattendu se produisit.
Par une allée latérale déboucha soudain un des détectives qui avaient mission de rechercher Gordon.
Il venait d’apercevoir l’avocat et, reconnaissant immédiatement l’homme qu’il était chargé d’arrêter, il se précipita vers l’auto.
Gordon le vit et le reconnut aussi.
Se sachant toujours sous le coup d’un mandat d’amener et présumé coupable, il préféra ne pas se laisser appréhender.
Évidemment, son innocence serait maintenant démontrée. Mais il valait mieux que les démarches pour aboutir à ce résultat fussent faites par lui-même en pleine possession de sa liberté.
Ces réflexions eurent la durée d’un éclair.
Sautant en bas de la voiture, dont le chauffeur venait de mettre le moteur en marche, il monta sur le siège, empoigna le volant, débraya vivement, et, comme le policier arrivait pour le saisir, il fit démarrer brusquement l’auto.
Le détective et le chauffeur furent renversés, sans éprouver d’ailleurs aucun mal.
Ils se relevèrent aussitôt, mais la voiture était déjà loin.
Gordon fit le tour du parc.
Il revint ainsi presque au point de départ. Avisant alors un espace désert, il stoppa, sauta hors de la voiture, qu’il abandonna, et gagna à pied la sortie.
Il était temps. Le policeman et le chauffeur, ayant erré au hasard, arrivaient deux minutes après. Ils se jetèrent aussitôt dans la voiture et reprirent leur course à travers le parc, avec le très faible espoir de remettre la main sur le fugitif.
Celui-ci, qui marchait très vite, gagna l’un des faubourgs de la ville. Dans une cour extérieure, un homme préparait un feu de vieilles planches.
Gordon l’observa quelques instants. L’homme s’éloigna.
Le feu flambait joyeusement.
Gordon tira de sa poche le fameux reçu que Florence lui avait remis.
Il jeta le papier dans la flamme qui le dévora en quelques instants.
Et Gordon s’en fut, en marche vers l’œuvre commencée de sa réhabilitation.
*
* *
En quittant les bureaux de Silas Farwell, Max Lamar était agité par les soupçons les plus terribles et les plus justifiés.
Tout tendait, maintenant, impitoyablement, vers la même conclusion : Florence Travis était la mystérieuse femme que marquait le Cercle rouge.
Comment en douter, surtout après les deux événements survenus jurant cette journée, et que corroboraient encore les incidents de la falaise de Surfton, lorsque Gordon avait fui ?
Florence, certitude irréfutable, était entrée seule dans le bureau de Max pendant son absence.
Oui, mais le secrétaire s’était absenté quelques instants. Florence ne pouvait-elle pas être partie pendant ce laps de temps ? Et alors la femme au Cercle rouge n’aurait-elle pas pu survenir ?…
Explication invraisemblable. Max Lamar le comprenait lui-même !…
Non. L’erreur n’était pas possible. Florence Travis et la femme au Cercle rouge ne faisaient qu’une… Et le docteur, songeur et sombre, rentra chez lui.
Florence, elle, avait regagné Blanc-Castel.
Elle monta dans son appartement et passa dans son petit boudoir Là, elle retira de son corsage la liasse de bank-notes qu’elle avait prise chez Silas Farwell.
Elle compta soixante-quinze mille dollars.
– Il ne me reste plus maintenant, murmura-t-elle, qu’à remettre aux employés de la coopérative Farwell ce qui leur revient légitimement.
Un bruit de pas se fit entendre dans la chambre.
Vivement, Florence glissa les billets de banque dans un tiroir.
C’était Mary.
– Florence, balbutia-t-elle, nous sommes plus que jamais en péril. Sam Smiling est ici…
– Ici, comment ici ? s’écria Florence stupéfaite.
La pauvre Mary, bouleversée, raconta d’une voix entrecoupée à la jeune fille l’arrivée de Sam dans la fameuse malle confiée aux soins de Yama.
– Il nous a terrorisés tous les deux, ma pauvre enfant. Je l’ai caché là-haut dans une mansarde.
Florence était très pâle, mais elle fit un suprême effort pour dominer son angoisse.
Elle sentit frémir en elle tous ses instincts combatifs. Il fallait en finir avec cet homme abominable.
– Mary, dit-elle résolument, conduis-moi à la cachette de Sam Smiling.
– Oh ! Florence, vous voulez le voir ?
– Je veux simplement essayer de trouver des arguments pour le persuader de partir. Accompagne-moi.
Les deux femmes montèrent par l’escalier qui conduisait aux combles.
Au bruit des pas qu’il avait entendus, Sam Smiling sortit d’une mansarde et se trouva en présence de Florence Travis.
– Eh bien, lui dit Florence, il paraît que vous ne voulez pas être raisonnable ?
Le bandit eut un sourire narquois.
– Mais si, mais si, mademoiselle. Aussi raisonnable que vous. Car je pense bien que nous sommes tout à fait d’accord.
– D’accord sur quoi ?
– Mais sur ceci : vous me donnez le vivre et le couvert, et vous vous arrangerez en outre pour me protéger contre la justice, ce qui est essentiel. Moyennant quoi, je consens à ne jamais révéler le secret que vous savez !
– Et qui vous croira ?… L’homme haussa les épaules.
– Ne recommençons pas, hein ? On me croira toujours avec des preuves comme celle-ci.
Et se précipitant sur Florence, il saisit sa main droite, où le Cercle rouge venait d’apparaître. Florence s’était rejetée en arrière.
– À combien estimez-vous le prix de votre silence ?
– De l’argent ! De l’argent ! gronda-t-il. Plus tard. Aujourd’hui, ce qui m’importe, c’est ma sécurité. Prenez-en soin, ou gare !…
Florence frissonna de colère.
– Misérable, cria-t-elle, vos révélations m’importent peu. Faites ce qu’il vous plaira.
Et, suivie de la gouvernante, la jeune fille descendit rapidement, s’efforçant de rester calme.
… Mais, sans qu’elle consentît à se l’avouer, Florence avait peur…
Florence dormit peu et mal cette nuit-là. L’idée que le bandit se trouvait dans l’habitation lui était affreusement pénible. Elle songeait à la stupeur, à l’affolement, à l’épouvante de Mme Travis, au cas où cette dernière découvrirait la présence du misérable.
L’aube enfin commença à poindre. Florence se leva vivement, passa un peignoir et ouvrit la fenêtre toute grande.
À larges bouffées, l’air entra avec l’odeur des fleurs fraîches et le chant des oiseaux.
Florence secoua les cauchemars nocturnes. En quelques minutes elle eut recouvré le parfait équilibre de ses facultés. Sa pensée redevint claire et sa vision nette.
« Il faut, se dit-elle, que j’aille ce matin même remettre aux ouvriers de la coopérative Farwell l’argent que leur directeur retenait frauduleusement. »
Elle sonna, et ce fut Mary qui parut.
– Ma chère Mary, il faut faire immédiatement seller Trilby. Toi, tu vas m’aider à revêtir mon costume de cheval.
Mary ne fit pas un mouvement.
– Eh bien, qu’attends-tu ? lui demanda Florence.
La gouvernante joignit les mains.
– Ma chère Flossie ! Mais qu’allez-vous faire encore ?
Florence sourit mystérieusement :
– Allons, aide-moi, je t’en prie, à m’habiller rapidement.
Avec un soupir résigné, Mary obéit.
– Au revoir, Mary, dit Florence, en embrassant la gouvernante. Avant midi, je serai de retour.
Elle sortit, descendit les marches du perron et trouva devant la grille un groom qui retenait à grand-peine un splendide alezan brûlé.
Le groom tendit l’étrier à la jeune fille, qui se mit en selle. Le cheval partit au grand trot.
Florence parvint rapidement au faubourg industriel de la ville et arriva en vue d’une vaste cité ouvrière au-dessus de laquelle se lisait cette enseigne : Coopérative Farwell.
Devant la porte d’entrée principale un grand nombre d’hommes discutaient à haute voix.
Florence mit Trilby au pas et longea la muraille qui formait avec la porte un angle très large, dans lequel elle se dissimula.
Elle voyait et entendait tout.
La discussion entre les ouvriers était bruyante.
Soudain déboucha sur la route un grand diable dont l’arrivée provoqua un enthousiasme général.
– Watson ! Voilà Watson !
Watson fit un geste circulaire :
– De la place ! Écartez-vous !
Et, grimpant sur une des deux bornes charretières qui encadraient la porte, il commença d’une voix puissante au milieu d’un silence parfait, soudain établi.
– C’est très simple. Depuis longtemps, nous réclamons à Silas Farwell, notre directeur, le montant d’un versement que nous n’avons jamais touché et dont il se prétend dégagé, sous prétexte que cet argent a été détourné par l’avocat Gordon. Moi, je n’ai jamais cru un mot de cette histoire-là. Gordon doit être la victime d’une canaille que vous connaissez comme moi. Qu’en pensez-vous, camarades ?
– Parfaitement. Il a raison ! Gordon est innocent ! À bas Farwell !
Les interpellations s’entrecroisaient. Watson continua :
– Silas Farwell n’a jamais accepté de bon cœur la généreuse décision que son père avait prise. Et, d’ailleurs, c’est un individu que la cupidité entraîne dans les plus louches histoires. Il n’est pas nécessaire de réitérer nos demandes. Il ne nous paiera pas. C’est un individu sur lequel les paroles justes ne produisent aucune influence. Il n’y a que de la peur qui puisse l’amener à nous donner notre dû.
– Allons le trouver !
Watson descendit de sa borne.
Le tumulte redoubla, mais tout à coup on entendit retentir les sabots d’un cheval et une voix de femme domina le vacarme.
– Attention ! criait-elle.
Tous s’écartèrent. Au milieu d’eux, une jeune écuyère, montée sur un cheval en plein galop, traversa la route comme un éclair. Elle jeta, aux pieds de l’orateur improvisé, une large enveloppe jaune et disparut sous un nuage de poussière.
Les ouvriers restèrent ahuris.
Watson, se baissant, ramassa l’enveloppe.
Il lut à haute voix la suscription de l’enveloppe qu’il venait de ramasser : Pour les ouvriers de la coopérative Farwell.
Watson fit sauter les cachets de l’enveloppe.
Un flot de billets de banque s’en échappa. À ces billets était jointe une lettre dont l’ouvrier donna lecture :
Voici les bénéfices qui vous reviennent et que vous réclamez avec raison. Répartissez-les entre vous. Ils sont votre propriété. M. Silas Farwell en est quitte envers vous.
LA DAME AU CERCLE ROUGE
Une immense clameur montant vers le ciel succéda à une explicable stupéfaction. Watson était remonté sur sa borne.
– Mes chers amis, nous ferons cet après-midi le partage de cette somme qui nous parvient si miraculeusement. En attendant, je vous demande d’acclamer l’inconnue à qui nous devons cette restitution.
Un tonnerre de hourras lui répondit.
Cette rumeur énorme parvint aux oreilles de Silas Farwell, dans les bureaux de l’usine d’où il suivait anxieusement la discussion, posté derrière les carreaux d’une fenêtre.
Les derniers cris arrivés jusqu’à lui lui semblèrent empreints d’enthousiasme. Ce changement brusque l’intrigua. Il se dirigea vers le groupe des ouvriers.
– Que se passe-t-il ? demanda-t-il.
Sans mot dire, Watson prit dans sa poche la précieuse enveloppe, en retira soigneusement les billets et tendit la lettre à Silas Farwell.
La fureur de celui-ci fut indicible.
Il recevait un double choc : l’un frappait sa cupidité, l’autre son amour-propre.
– Qui vous a remis cette lettre ? demanda-t-il à Watson d’une voix étranglée.
Celui-ci, très poliment, répondit :
– C’est une jeune femme qui est passée à cheval. Elle nous a jeté cette lettre sans s’arrêter… Nous pensions, monsieur le directeur, ajouta-t-il, sans qu’on pût voir s’il raillait ou non, que c’était vous qui l’aviez chargée de cette mission de justice.
Silas se mordit les lèvres et s’éloigna dans la direction de la ville.