CHAPITRE VIII – Le secret du Far West
En quittant Florence, Mary s’était enfuie dans le parc de Blanc-Castel.
– Le Cercle rouge, le Cercle rouge sur sa main ! murmurait-elle tout bas, avec un accablement désespéré. Mais comment n’y serait-il pas ? Comment échapperait-elle à la fatalité héréditaire ? Et moi, que dois-je faire ? Où est mon devoir envers cette enfant ? Dois-je parler ?
Auprès de la fontaine, sur ce même canapé d’osier où Florence, trois jours avant, lui avait fait part de ses appréhensions inexplicables, de ses craintes mystérieuses, Mary s’assit, plongée dans de sombres pensées.
Le bruit survenant d’une robe frôlant les buissons, d’un pas qui glissait sur le sable doux des allées, fut si léger, que Mary, absorbée, les yeux fixes, les mains nerveusement serrées l’une dans l’autre, ne l’entendit pas.
Un bras caressant se passa à son cou, une bouche fraîche se posa sur sa joue mouillée de larmes, et une voix murmura à son oreille :
– Il faut me dire la vérité…
– Flossie, mon enfant chérie, ne me demandez pas cela, répondit avec angoisse la vieille gouvernante, en saisissant les mains de Florence, qui venait de la rejoindre et qui s’assit près d’elle.
– Si, si, Mary, il faut parler (la jeune fille la regardait en face avec fermeté), je ne suis plus une enfant, je suis courageuse, j’ai le droit de tout apprendre. Un mystère redoutable pèse sur moi. Mary, vous connaissez le secret de tout cela. Il faut me le dire !
Il y eut un long silence.
La vieille gouvernante avait compris qu’elle ne pouvait plus hésiter.
– Oui, vous avez raison, Florence, dit-elle d’une voix sourde, mais ferme, vous avez le droit de savoir la vérité. Vous devez connaître le secret de votre naissance…
– De ma naissance !
La jeune fille avait eu un tressaillement de stupeur, et, interdite, regardait Mary.
Celle-ci, comme si elle n’eût pas entendu l’interruption, continua :
– Il y a maintenant vingt ans, M. Travis, déjà très riche, quitta Los Angeles pour faire un voyage dans les régions du Far West.
« Un vieux mineur, auquel il avait jadis sauvé la vie, l’avait fait appeler, se trouvant près de mourir, pour lui révéler la situation d’un placer prodigieusement riche.
« Mme Travis, bien qu’elle fût alors sur le point d’être mère, voulut absolument accompagner son mari. Ils m’emmenèrent avec eux. Depuis plusieurs années déjà, j’étais leur servante dévouée.
« Vous ne pouvez vous imaginer, Florence, ce qu’était l’Ouest dans ce temps-là. L’endroit où nous nous rendions était une cité minière hâtivement construite, où, à part les cabanes en planches où logeaient les mineurs et leurs familles, il y avait un seul hôtel, une auberge, plutôt. Quand nous arrivâmes, Mme Travis était très souffrante. Il nous fallut la soutenir dans nos bras et presque la porter pour la faire entrer dans l’auberge.
« Dans la salle commune, au fond de laquelle se trouvait l’escalier qui montait aux chambres, plusieurs hommes étaient réunis et buvaient en discutant. Il y avait parmi eux le tenancier de l’auberge, qui s’appelait Jake, et un autre homme d’une trentaine d’années, d’aspect rude et énergique, qui parlait rarement, mais que tous écoutaient avec une sorte de respect. Celui-là se nommait Jim Barden.
– L’homme que j’ai vu à l’asile, et qui s’est tué ? s’exclama Florence.
– Oui, cet homme-là. Il était au bourg depuis quelques semaines, avec sa jeune femme.
« M. Travis, après m’avoir aidée à soutenir Mme Travis jusqu’à une chambre du premier étage, redescendit, afin d’arrêter les derniers détails de l’expédition. Presque tous les mineurs réunis au bourg devaient l’accompagner, afin de prendre possession de la nouvelle mine, qui était située assez loin dans la montagne. Le départ fut fixé au lendemain.
« Les pionniers se mirent en route gaiement. M. Travis tenait la tête de la troupe. Au moment du départ, Mme Travis, qui ne quittait pas sa chambre, me demanda de la transporter sur un vieux rocking-chair placé près de la fenêtre, afin qu’elle pût faire un signe d’adieu à son mari.
« L’émotion qu’elle eut en le voyant s’éloigner influa sans doute sur sa situation. Le soir même, vers onze heures, le bébé qu’elle attendait vint au monde.
Je descendis. Jake, le tenancier de l’auberge, était un brave homme très serviable ; je lui fis part de la naissance de l’enfant et du désir que j’avais que M. Travis en fût averti sans retard.
« – Tiens, me dit Jake, ça c’est drôle ! La femme de Jim Barden vient aussi d’avoir un enfant, il n’y a pas une heure. Je vais tout de suite envoyer un de mes boys prévenir M. Travis, et, en même temps, ce vieux Jim. Je vais leur écrire un mot à tous les deux.
« Il écrivit le billet suivant, dont je me souviens comme si c’était d’hier :
« Messieurs Travis et Jim Barden,
« Chacun de vous vient d’être père. Revenez vite.
« JAKE
« Le boy partit à cheval, en toute hâte, et moi, je remontai auprès de Mme Travis. Je pris soin de l’enfant, je pris soin de la mère, et j’attendis l’aube avec impatience.
« Le jour se leva enfin…
« Tout à coup, un cow-boy parut à l’extrémité de la large rue, où était l’auberge ; il courait à perdre haleine.
« – Alerte ! Alerte ! hurla-t-il, dès qu’il fut à portée de la voix. Ils viennent ! C’est Slim Bob et sa bande ! Ils veulent piller le bourg !
« Le danger annoncé était redoutable. Slim Bob était un bandit déterminé, qui dirigeait une des plus nombreuses troupes de pillards infestant la contrée. En apprenant que presque tous les défenseurs de la ville étaient partis pour les montagnes, ils avaient résolu de risquer une attaque soudaine pour s’emparer des dépôts d’or des mineurs.
« Il restait bien peu d’hommes pour défendre le bourg, et plusieurs étaient des vieillards. Ils protégèrent de leur mieux la fuite des femmes et des enfants, qui, affolés, vinrent se réfugier à l’auberge. J’entendais le tumulte, les cris et les appels, de la chambre de Mme Travis, que je ne voulais pas quitter.
« Tout à coup, dans la chambre, entrèrent un homme, portant une jeune femme dans ses bras, et une servante, qui tenait un enfant. Jake, le patron, les accompagnait.
« – C’est la femme de Jim Barden, me dit-il, et voilà son enfant. Je vous le confie, ayez-en bien soin.
« Et il redescendit précipitamment avec l’homme.
« La jeune femme, étendue dans un fauteuil, semblait très faible. Sa servante s’empressa auprès d’elle, après avoir vivement posé le nouveau-né, qu’elle portait, sur le grand lit, où Mme Travis était toujours étendue, les yeux clos.
« Moi, pendant ce temps, j’allais et venais dans la pièce, l’enfant de mes maîtres dans les bras et prêtant l’oreille avec terreur au bruit de la lutte qui se rapprochait.
« Acharné, le combat dura toute la matinée ; mais, enfin, notre défense commença à faiblir. Tout à coup, une vive fusillade retentit derrière les bandits.
– C’étaient les mineurs conduits par mon père ! s’écria Florence.
– Oui, c’étaient les mineurs qui revenaient, conduits par M. Travis et Jim Barden. Je vis M. Travis terrasser un brigand puis lutter au corps à corps avec Slim Bob, le chef ; mais celui-ci était un terrible adversaire ; il se dégagea, et M. Travis chancela et tomba, frappé par une balle de revolver.
« J’étouffai un cri et quittai la fenêtre. Sur une table, au milieu de la chambre, il y avait, toute grande ouverte, une valise que j’y avais laissée. Des lainages, dans l’intérieur de la valise, faisaient une couche moelleuse.
« Précipitamment, j’y déposai l’enfant, et, suivie de la servante, je descendis en courant l’escalier. En quittant la chambre, je crus voir la femme de Jim Barden se dresser sur son fauteuil, mais je n’y pris garde. Des coups de feu isolés retentissaient encore. Les brigands étaient en fuite, et la grande porte avait été rouverte. Je courus au-dehors pour chercher le corps de M. Travis. Je le trouvai bientôt et m’agenouillai près de lui. Il avait été tué sur le coup, et, bouleversée, la tête dans mes mains, je me mis à sangloter.
« Je restai là longtemps, éperdue, sans avoir une notion exacte de ce qui se passait autour de moi.
« Enfin, songeant à la malade que j’avais laissée dans la chambre, je revins lentement, brisée d’émotion, à l’auberge.
« – M. Travis est mort, dis-je à Jake, que je rencontrai sur le seuil.
« – Beaucoup de braves gens et de bons compagnons sont morts ce matin, me dit-il en secouant tristement la tête. Mais ce qui me fait le plus de peine, c’est la femme de ce pauvre Jim.
« – Comment ?
« – Oui, elle a été tuée là-haut, dans votre chambre, où elle était. Une balle, qui est passée à travers la fenêtre, l’a tuée raide. Jim était comme un fou. Il a emporté son enfant dans ses bras et il s’est enfui avec, je ne sais où. Il est parti à cheval.
« – Il a emporté son enfant ! criai-je, saisie d’un horrible soupçon.
« Je me précipitai dans l’escalier et j’entrai dans la chambre.
La gouvernante, oppressée, hésitant devant ce qui lui restait à dire, garda un moment le silence. Mais Florence :
– Mary, je vous en prie ! Vite ! Continuez !
– Dans la chambre, reprit Mary, sans regarder la jeune fille, un spectacle tragique s’offrit à mes yeux. La jeune femme de Jim Barden, tout inondée de sang, était allongée, morte, dans le fauteuil où on l’avait replacée… Mais ce qui me frappa, ce qui m’épouvanta, c’est que la valise où j’avais déposé l’enfant de Mme Travis était vide. Je compris ce qui s’était passé et ce que je soupçonnais déjà. Jim Barden, en voyant un enfant couché dans la valise, sur la table, à côté du corps de sa femme, avait cru que c’était son enfant et l’avait emporté… Je me jetai vers le lit où Mme Travis dormait maintenant d’un pesant sommeil, qu’aucun tumulte n’avait pu interrompre. Auprès d’elle, à la place où l’avait posé la servante, un enfant agitait faiblement ses petits bras. C’était l’autre enfant. C’était l’enfant de la femme qui était là, morte, dans le fauteuil. C’était l’enfant de Jim Barden, une fille. Mme Travis, elle, avait mis au monde un garçon…
– Mary, Mary, que voulez-vous dire ? haleta Florence, d’une voix sourde.
– Que pouvais-je faire ? dit la gouvernante avec angoisse. Jim Barden s’était enfui avec l’enfant qu’il croyait le sien, et jamais, sans doute, on ne le retrouverait… M. Travis était mort. Sa femme gisait là, presque mourante… Pouvais-je la tuer en lui disant qu’elle n’avait plus d’enfant ?… Moi seule au monde savais et saurais jamais que le petit être que je tenais dans mes bras, où il s’endormait, n’était pas son enfant… J’hésitai pourtant, le mensonge était si lourd… Mais, soudain, Mme Travis fit un mouvement dans son lit, et elle ouvrit les yeux.
« – Mary ! appela-t-elle d’une voix faible. Donnez-moi mon enfant !
« Elle tendait les bras. Je n’hésitai plus. Je me penchai vers elle et plaçai sur son sein la petite créature, qui a été sa consolation et son bonheur, qui est sa fille bien-aimée, vous, Florence.
– Alors, articula lentement Florence, pâle comme la mort, alors, je suis… je suis l’enfant de…
Mais la gouvernante mit sa main sur la bouche de la jeune fille.
– Vous êtes Florence Travis, la fille de Mme Travis. Notre devoir est de garder le silence. Le terrible secret que je viens de vous apprendre doit rester à jamais enseveli dans nos cœurs. Vous devez penser à votre mère, Florence. Une telle révélation la tuerait…
– Ma mère, oui, elle l’est, par la tendresse, par le dévouement, par le bonheur dont elle m’entoure, murmura Florence. Mais moi, continua-t-elle d’une voix assourdie d’abord, mais où montait toute l’âpre douleur de son désespoir, mais moi ! moi ! Je suis la fille de Jim Barden, de l’homme sombre, infortuné, farouche, violent, que j’ai vu derrière les grilles d’un asile ; de l’homme qui s’est tué, désespéré de ses propres crimes ; de l’homme qui m’a légué le Cercle rouge !…
Et Florence, contre l’épaule de Mary, s’abattit, sanglotante.