CHAPITRE X – Prise au piège ?…

 

Max Lamar, se jetant sur la porte fermée du garage, essaya de l’ouvrir. Ce fut en vain.

La fugitive tirait de toutes ses forces sur le vêtement qui la retenait captive et serait peut-être parvenue à se dégager si Max Lamar n’eût saisi et maintenu solidement le pan d’étoffe noire qui dépassait du chambranle.

À ce moment arriva Florence.

Max Lamar, sans lâcher prise, tourna la tête vers elle.

– Je la tiens ! s’écria-t-il, mais j’ai besoin de votre aide, mademoiselle Travis. Voulez-vous prendre la peine d’aller jusqu’à la maison voisine, à laquelle appartient certainement ce garage, afin de demander au propriétaire qu’il me permette d’enfoncer cette porte.

– Très bien, dit la jeune fille, qui ne pouvait refuser.

La maison, au jardin de laquelle attenait le garage, était un élégant cottage perdu au milieu d’un massif de verdure. Florence sonna à la grille et fut introduite auprès d’une jeune femme à laquelle elle exposa sa requête.

– Une voleuse, comme c’est curieux, dit la dame quand elle fut renseignée.

– Joe, cria-t-elle à un domestique, venez avec nous. Tous trois arrivèrent au garage.

– Je m’excuse de vous déranger de la sorte, madame, dit Max Lamar à la propriétaire, mais mademoiselle a dû vous mettre au courant de la situation.

– Si je puis me permettre un avis – la dame parlait lentement et avec une politesse étudiée et glaciale –, j’indiquerai qu’il me paraît préférable de pénétrer dans le garage par la seconde porte qui s’ouvre derrière le bâtiment.

– Merci infiniment, madame, répondit Lamar du même ton. J’ignorais qu’il y eût une autre porte. Je vais faire le tour. Mademoiselle Travis, voulez-vous avoir l’obligeance de tenir un instant ce manteau. La fugitive n’aura pas le temps de se dégager pendant que nous contournerons le bâtiment.

– Je suis très forte, je le tiendrai certainement jusque-là, dit Florence.

Max Lamar s’éloigna, suivi par la dame et par le domestique. À peine Florence fut-elle seule qu’elle lâcha le manteau.

– Mary ! appela-t-elle. Rien ne répondit.

Mais déjà des pas s’entendaient dans l’intérieur du garage. La jeune fille ressaisit le pan du manteau. Presque aussitôt elle entendit les verrous qu’on tirait. La porte s’ouvrit. Le manteau s’affaissa sur le sol, il ne retenait plus personne.

– Il fallait s’y attendre, dit la voix tranquillement railleuse de la dame. La voleuse a simplement quitté son manteau et elle s’est enfuie par l’autre issue. Votre ami continue là-bas son enquête.

Elle s’éloigna dans la direction de sa maison.

Florence à nouveau fut seule, le manteau dans les mains, ce manteau qui constituait le plus grave des indices.

Sa première idée fut de s’enfuir en emportant le vêtement, mais elle eut aussitôt un haussement d’épaules.

Rapidement elle ramassa le manteau, avec ses dents blanches, arracha l’étiquette portant le nom et l’adresse du tailleur, puis cacha l’étiquette dans son corsage.

Elle laissa retomber le manteau sur le seuil de la porte et un instant après, Lamar revint ; il s’efforçait de sourire, mais, sous le calme qu’il affectait, perçait un violent dépit.

– Eh bien, nous avons perdu la partie, mademoiselle Travis, dit-il à Florence. Enfin, ce manteau nous reste et constitue une indication précieuse.

Il le ramassa, l’examina et ne put retenir un mouvement d’impatience.

– L’étiquette a été arrachée, s’exclama-t-il. Cette femme est vraiment très forte, elle n’oublie rien. C’est une professionnelle.

Florence et Max Lamar, celui-ci portant le manteau noir sous son bras, s’éloignèrent côte à côte.

– Mademoiselle Travis, dit Lamar, je dois vous adresser mes remerciements très vifs pour l’aide que vous avez bien voulu me donner.

Il garda un moment le silence et reprit avec un peu d’hésitation :

– J’ai autre chose à vous dire… Une chose qui m’embarrasse beaucoup, mais que je dois vous avouer, car c’est le seul moyen que je me la pardonne à moi-même.

Florence savait parfaitement ce qu’il allait dire, mais elle leva sur son compagnon de beaux yeux étonnés.

– Eh bien, voici, continua-t-il sans la regarder. Lorsque, chez vous, il y a deux heures, votre domestique japonais vous a remis cette reconnaissance à demi brûlée qu’il venait de trouver j’ai pensé que… que la femme voilée, c’était…

– Qui donc ?

– Vous ! souffla-t-il la tête basse.

Florence partit d’un éclat de rire.

– Non, ne riez pas, je vous en prie. Cette idée était folle, injurieuse, stupide, je le sais, mais je l’ai eue ! Déjà, hier, lorsque je vous ai vue dans le parc, une impression vague et informulée, comme l’ombre d’un soupçon, m’avait traversé l’esprit. Pour vous accuser, tout s’enchaînait avec, me semblait-il, une affreuse et si évidente logique. Reconnaissez-le vous-même !…

– Ainsi, prononça lentement la jeune fille, vous avez cru que moi, Florence Travis, j’étais une voleuse ? moi, une voleuse ! mais enfin pourquoi ? Dans quel intérêt ?

– Il n’y a pas que l’intérêt qui meut les coupables. Des actes de ce genre peuvent être exécutés par des hallucinés… par des malades… observa le médecin.

Florence avait eu un tressaillement intérieur. Soudain, un désir irrésistible l’avait saisie d’avouer, de crier :

– Eh bien, oui, c’est moi. Je suis cette malade ! Guérissez-moi ! Mais une invincible honte la retint.

– Pardonnez-moi, répéta Max Lamar. J’ai été insensé, je le sais bien… mais si vous saviez comme j’ai été malheureux…

– Malheureux ? Pourquoi ?

– Parce que j’ai pour vous une très vive sympathie et une profonde admiration, mademoiselle Travis, répondit-il d’une voix pleine d’émotion ; me pardonnez-vous ?

Presque aussitôt, ils se séparèrent. Florence était arrivée chez elle.

Quand il eut pris congé d’elle, Lamar resta pensif ; il revoyait le sourire charmant d’un visage pur ; il entendait une voix douce. Mais il eut un sourire presque mélancolique et haussa les épaules.

– Je suis fou, murmura-t-il, quelles chimères vais-je rêver ?… Je ne suis qu’un pauvre diable de médecin sans fortune, et elle…

Il secoua la tête et, à l’aide d’un énergique effort, réussissant à bannir de son cerveau toute préoccupation autre que celle de son enquête, une fois encore il repassa les données de l’insolite problème qu’il s’était juré de déchiffrer.

 

Peu après Max Lamar, portant toujours le manteau noir sur son bras, arriva à la station centrale de police. Son ami Randolph Allen se trouvait dans son bureau.

Le chef de police, impassible comme toujours, tendit la main au médecin légiste qui lui fit le récit des événements de l’après-midi.

– Je vous apporte ce manteau par acquit de conscience, termina-t-il, quoique démarqué comme il l’est il ne puisse pas nous servir à grand-chose.

– Je pourrai toujours faire faire une enquête chez les différents tailleurs de la ville, observa Allen, mais s’il a été acheté ailleurs… Merci tout de même de vous en être chargé.

– Autre chose, interrompit Lamar un peu agacé. Je voudrais avoir des renseignements sur Jim Barden…

– Il n’a plus de comptes à rendre à la justice, constata Allen.

– En effet, mais ses descendants, puisqu’il en existe, en ont… Alors je veux demain aller voir un homme qui a connu Jim-Cercle-Rouge mieux que personne. Je parle du cordonnier Sam Smiling…

– Sam Eagen, dit Sam Smiling, rectifia Allen… Oui, il connu Barden. Mais c’est un individu louche, ce Sam.

– Plusieurs de nos agents croient qu’il a joué la comédie quand il a réussi, après avoir été arrêté pour vol, à se faire passer pour kleptomane. Ils disent que cette fameuse bonhomie qui lui a valu son surnom{1} est tout simplement un masque qu’il se donne. Nous l’avons repris en surveillance depuis le vol de la bijouterie Clarke, où il pourrait bien avoir trempé.

– J’ai vu Sam quand il était en prison, dit Lamar, puis à l’asile, je n’ai jamais été très sûr qu’il fût vraiment responsable ; mais, en tout cas, il paraissait sincèrement repentant de ses fautes et je croyais que depuis sa libération, il y a un an, il menait une vie tranquille et travaillait régulièrement de son métier de ressemeleur de chaussures. C’est Mlle Travis – vous savez, la jeune fille que nous avons hier rencontrée dans le parc ? – qui lui a donné l’argent nécessaire à son installation. Elle s’était intéressée à lui lors d’une visite qu’elle avait faite à l’asile.

– Mlle Travis est donc aussi bonne qu’elle est belle, dit Allen avec solennité.

– C’est mon avis, approuva Lamar. Je vous disais que je compte aller demain voir Smiling. Aussitôt après, je viendrai vous rendre compte de ce que j’aurai appris.

Pendant que Max Lamar, après avoir laissé Florence au seuil de chez elle, s’éloignait vers la station centrale de police, la jeune fille, debout sous le péristyle de Blanc-Castel, resta immobile.

Elle avait tout d’abord, et jusqu’à ce qu’elle l’eût vu disparaître, suivi du regard celui qui venait de la quitter. Puis, un instant, elle demeura rêveuse et, sur ses lèvres, se dessina un sourire ambigu où transparaissait une nuance de tristesse.

Enfin elle rentra lentement et gagna sa chambre.

Mary, au milieu de la pièce que l’obscurité envahissait, était assise dans un fauteuil, la tête sur sa main et le coude appuyé au bras du siège.

– Mary, Mary, s’écria Florence en se laissant tomber à genoux auprès de la gouvernante, comment oublierais-je jamais ce que vous venez de risquer pour me sauver ?

– Ne pleurez pas et ne parlons plus de cela, dit doucement Mary en la relevant. N’êtes-vous pas mon enfant bien-aimée, à moi qui n’ai pas au monde d’autre affection que vous… Allons, habillez-vous, Flossie.

La jeune fille ouvrit l’électricité et obéit silencieusement.

Le bruit du gong annonçant le dîner la fit bientôt sursauter : elle était prête, exquise dans une harmonieuse robe du soir, et descendit.

Après le repas, pendant lequel elle parvint à se montrer enjouée, elle regagna sa chambre où l’attendait Mary, encore bouleversée :

– Je suis extraordinairement lasse, dit la jeune fille en embrassant la fidèle gouvernante. J’ai l’intention de demander à (elle pâlit un peu, et avec effort)… à maman, de consentir à ce que nous partions pour notre villa de Surfton demain. Le déplacement me changera les idées et l’air de la mer me fera du bien… Bonsoir, ma bonne Mary.

Quand Mary fut sortie, la jeune fille, brisée de fatigue, gagna son lit et s’endormit profondément.

Le lendemain, dès son réveil, Florence se leva, fit rapidement sa toilette, et descendit rejoindre Mme Travis. La vieille dame consentit au voyage à Surfton avec tant de bonne grâce qu’il fut décidé que, le matin même, dès que les malles seraient prêtes, on partirait en auto.

À dix heures et demie, Mme Travis, Florence et Mary montaient en auto pendant que Yama prenait place à côté du chauffeur.

– Oh, mais j’y pense ! s’écria Florence, comme la voiture se mettait en marche. Si vous le voulez bien, maman, nous nous arrêterons en route : j’ai l’intention de passer chez mon protégé Sam Smiling avant de quitter la ville. Le pauvre homme doit croire que je l’oublie.